L’actuel président de la République française se définit
comme un progressiste et cherche à présenter la lutte politique de notre époque
comme l’affrontement entre les progressistes qui sont déjà dans le Nouveau Monde
et les « nationalistes » qui sont les tenants de l’Ancien Monde. D’un autre
côté, il défend le libéralisme tout en multipliant les mesures les plus
antilibérales dans le domaine des libertés publiques et dans la généralisation
d’une société de surveillance. La « vieille gauche » qui se voulait
progressiste et voit le progrès détruire les acquis sociaux, et les libéraux « à
l’ancienne », qui prétendaient que le libéralisme économique et les libertés
publiques sont consubstantiels, tous perdent leurs repères et sont incapables
d’enrayer la stratégie du président de la République. La confusion dans les
esprits est à son comble. Mais c’est qu’on ne parvient pas à comprendre, chez
les opposants au président, est que nous avons
affaire à un véritable progressisme et que ce progressisme a une dynamique
totalitaire.
Le progressisme commence le jour où l’on se met à considérer
que le passé est dépourvu de valeur et qu’il doit céder la place à un futur qui
sera bien meilleur ; le jour où l’on se met à considérer que les Anciens
ne sont plus les porteurs de la sagesse, mais que la vérité est bien du côté
des modernes ; le jour où l’on peut commencer à dire sans être pris pour
un fou « du passé faisons table rase ». L’avenir n’est plus source de crainte,
mais d’espoir. Ainsi, le XVIIe siècle rationaliste et le XVIIIe siècle
avec les Lumières pensent cette nouveauté radicale dans la manière de nous
situer dans l’histoire et le progressisme naît vraiment à ce moment. Il est,
sur ce plan, l’esprit même de notre temps, de ces temps modernes qui ont
produit les plus grands accomplissements de l’intelligence humaine et un développement
sans précédent de la puissance pratique des hommes. Le capitalisme est
intellectuellement chez lui dans ce progressisme, mais c’est de ce progressisme
aussi qu’est née la critique radicale du capitalisme, celle de Marx. Cependant
de même que, dans son propre développement, le capital tend à se nier et ne
sort de ses crises qu’en détruisant les sources de toute richesse, la terre et
le travail, de même le progressisme qui fut l’âme de la philosophie et de la
science modernes se transforme-t-il en idéologie ; une idéologie mortifère
comme l’est le capital à son stade absolu, celui dans lequel nous sommes
aujourd’hui, depuis la fin de la guerre froide, du keynésianisme
social-démocrate et depuis l’effondrement de toutes les alternatives classiques
au mode de production capitaliste, le socialisme ou le communisme.
L’idéologie progressiste est universaliste et même
mondialiste : les nations sont des vieilleries qui doivent être balayées.
La liberté des échanges est la nouvelle bible et le progressiste ne peut
qu’être pour le CETA, l’accord UE/Mercosur et toutes les joyeusetés du même
genre que nous préparent les savants et les politiques progressistes. La
population humaine est maintenant considérée globalement comme une masse dont
il faut « réguler les flux » et, devant cet impératif, les notions de
souveraineté doivent s’effacer, les États-nations n’ont plus de légitimité à
dire qui peut entrer sur leur territoire. C’est la gouvernance globale qui
commande. Dans cette entreprise, l’idéologie progressiste est ardemment
soutenue par la gauche « radicale » qui confond internationalisme prolétarien
et mondialisation capitaliste, solidarité des travailleurs et traite des
nouveaux esclaves, cette gauche qu’on pourrait appeler « la gauche Soros »,
celle qui défend la mobilité mondiale de la main-d’œuvre.
L’idéologie progressiste veut libérer l’individu de tous les
liens traditionnels : plus de familles, plus de patries, des individus
sans appartenance réduits à n’être que des consommateurs cherchant à maximiser
leur utilité, selon les canons des doctrines économiques en vogue. Toutes les
protections qu’offraient les États et les systèmes sociaux deviennent autant
d’entraves à la liberté d’initiative de l’individu. Le triomphe de la
marchandise va avec la dissolution de toute communauté disait Marx et nous en
avons sous les yeux la preuve patente. La protection, le progressiste la juge
féodale et l’individu libéré doit affronter seul le risque : les chômeurs
n’ont qu’à créer leur entreprise (Raymond Barre) ou traverser la rue (Emmanuel
Macron). Ce que l’on appelle « communautarisme » ne contredit en rien ce schéma
progressiste de l’individu sans appartenance : les microcommunautés
participent de cet émiettement de toute communauté nationale, de toute
solidarité réelle. Il s’agit de mettre en avant des particularités
individuelles, même les plus intimes pour les transformer en armes idéologiques
contre toute forme d’universalité. En 1968 se créa un « front homosexuel
d’action révolutionnaire » (FHAR), mais il a fallu ensuite distinguer les gays
et les lesbiennes, puis les « trans », puis… et la liste ne cesse de
s’allonger. Pour chacun, il n’y a que son moi qui ait de l’intérêt. Le « communautarisme »
n’est que la forme de la culture du narcissisme (Christopher Lasch).
L’individualisme devenu fou nourrit d’une part la dislocation de l’action
syndicale et des solidarités fondées sur les rapports de production, et,
d’autre part, encourage en réaction le renouveau d’une religiosité fanatique.
L’idéologie progressiste croit dans les possibilités
infinies de la science et de la technique. La nature doit être soumise à celui
qui s’en veut, depuis Descartes, comme « maître et possesseur ». Voici plus
d’un siècle, Marcelin Berthelot annonçait que la chimie permettrait, dans un avenir
assez proche, de débarrasser l’humanité du fléau de l’agriculture. Écologiste
végane à sa manière, ce grand savant annonçait les progressistes d’aujourd’hui.
Manger de la viande, voilà qui fait de nous des bêtes ! L’espèce humaine
doit être transformée de fond en comble pour n’avoir plus rien de commun avec
les animaux, ni leur chair à manger, ni leur peau pour en faire des chaussures
ou des vestes, ni la laine pour en faire des pulls. L’écho que reçoivent les « thèses »
des véganes et des animalistes dans les médias dominants ne saurait être
sous-estimé : le véganisme et l’animalisme s’intègrent parfaitement au
projet progressiste de transformation radicale de l’espèce humaine.
La marche vers un au-delà de l’humain est engagée sur tous
les fronts. La lutte contre le sexe au nom du genre bat son plein. Que l’homme
et la femme puissent se reproduire exactement comme les autres mammifères,
c’est absolument insupportable au progressiste. Comme la vérité dans la
philosophie post-moderne (la « french theory »), le genre n’est qu’une
construction sociale et la promotion du « transgenre », y compris avec les
opérations chirurgicales de « réassignation de genre », s’inscrit ainsi dans le
projet progressiste global de transformation de l’espèce humaine. Dans un avenir
peut-être pas trop lointain, on pourra sans doute définitivement en finir avec
toutes ces vieilleries qui font de la reproduction de l’humanité une affaire de
sexe. On n’y prend pas garde, mais la révision annoncée de la loi bioéthique pourrait
bien valider une transformation anthropologique fondamentale. En autorisant la
PMA pour toutes les femmes, elle cantonne les mâles dans la fonction de
reproducteurs comme les taureaux dans le système moderne de l’élevage bovin.
Cette étape franchie, tout le reste viendra naturellement.
Le progrès nous promet le bonheur, obligatoire. Le pouvoir
dégouline de bienveillance. Le vocabulaire courant suinte la gentillesse et la
mièvrerie. Mais tous sont sommés de consentir à ce bonheur du Nouveau Monde.
Les récalcitrants, les rescapés de l’Ancien Monde, sont des éléments
antisociaux et anti-progrès qui doivent être traités avec la plus grande sévérité.
Un autoritarisme rampant s’instaure et toute la société devient une société de
surveillance. Sous prétexte de lutte contre les « fake news » se dessinent les
contours du futur ministère de la vérité. Les manifestants à l’ancienne sont
impitoyablement poursuivis, blessés, éborgnés, amputés, enfermés préventivement
pour que rien ne vienne plus, à l’avenir, troubler la marche du progrès.
Le macronisme est l’expression achevée de ce « progressisme »,
qui fait table rase du passé et mise sur les mécanismes automatiques du marché
et les « intelligences artificielles » pour produire une gestion rationnelle
d’une société qui ne laissera plus de place aux vieilles passions politiques.
C’est un projet totalitaire au sens strict du terme puisque rien ne lui échappe
dans une société de surveillance totale. C’est aussi un projet qui prépare
l’advenue d’un homme nouveau, débarrassé du fardeau de l’histoire et de toutes
les vieilles relations communautaires, un homme adéquat au fonctionnement du
grand automate du marché. Cet homme-là n’est pas très nouveau : c’est l’homo
economicus des théories économiques dominantes, mais aujourd’hui les
doctrinaires ont le pouvoir et sont mandatés pour réaliser ce que la théorie
avait prévu. On ne confondra pas totalitarisme et dictature par la violence. La
violence n’est pas essentielle dans le projet totalitaire du progressisme. Elle
n’est utile que lorsque décidément les mauvais esprits ne veulent pas se rendre
à l’évidence du bonheur insoutenable qu’on leur promet. Les libertés publiques
ne sont pas abolies d’un coup, on n’assassine pas les opposants, mais
insidieusement tout ce qui constituait l’idée ancienne de la liberté est rongé
et dissout dans les lois et les pratiques du « Nouveau Monde ».
Si aucune opposition sérieuse et cohérente au macronisme ne
parvient à émerger, cela tient tout d’abord au fait que presque toutes les fractions
des classes dominantes partagent ce projet dans lequel elles se reconnaissent.
L’échec de l’opération Bellamy montre bien que la classe capitaliste a
clairement choisi son camp, et ce n’est plus celui de la vieille droite. Quant
à la gauche, elle se décompose parce que, pour une partie, elle a puissamment
œuvré pour la victoire du macronisme, mais aussi, et surtout parce que dans
toutes ses composantes elle est persuadée que le progrès est toujours bon et
qu’elle n’a pas de critique à faire au pouvoir actuel, sinon qu’il ne serait
pas vraiment progressiste.
En lui-même le macronisme est inconsistant. Sa force vient
de bien ailleurs, des mouvements de fond du capital comme système et pas
seulement de ses bailleurs de fonds. Sortir de l’idéologie progressiste, en
critiquer radicalement les fondements, il n’est pas d’autre voie si l’on veut
construire une alternative socialiste, indispensable pour donner un coup
d’arrêt à la course mortifère du capital.
Le 22 juillet 2019 – Denis Collin
(Cet article a d'abord été publié sur le site de Marianne, dans la rubrique "Débattons")
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