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vendredi 22 mai 2020

Gramsci: le nouveau prince

Le prince moderne: Le caractère fondamental du Prince est de n’être pas un traité systématique mais un livre « vivant », dans lequel l’idéologie politique et la science politique se fondent dans la forme dramatique du « mythe ». Entre l’utopie et le traité scolaire, les formes dans lesquelles la science politique se traduisait jusqu’à Machiavel, celui-ci donna à sa conception une forme pleine d’imagination et artistique dans laquelle l’élément doctrinal se personnifiait dans un condottiere qui représente plastiquement et « anthropomorphiquement » le symbole de la « volonté collective ». Le processus de formation d’une volonté collective déterminée, pour une fin politique déterminée n’est pas représenté à travers des distinctions et des classifications pédantes du principe et des critères d’une méthode d’action, mais comme qualités, traits de caractères, devoirs, nécessité d’une personne concrète, ce qui fait appel à la fantaisie artistique de celui qu’on veut convaincre et donne une forme plus concrète aux passions politiques. (Il faudrait chercher dans les écrits antérieurs à Machiavel s’il existe des œuvres structurées comme Le Prince. Même la conclusion du Prince est liée à ce caractère « mythique » du livre : après avoir représenté le condottiere idéal, Machiavel, dans un passage d’une grande efficacité artistique, invoque le condottiere réel qui le personnifie historiquement : cette invocation passionnée se reflète sur tout le livre lui donnant justement le caractère dramatique. Dans les Prolégomènes de L. Russo, Machiavel est nommé artiste de la politique, et, une fois, on trouve aussi l’expression « mythe », mais pas dans le sens indiqué ci-dessus.)

Le Prince de Machiavel pourrait être étudié comme une exemplification historique du mythe sorélien, c’est-à-dire d’une idéologique politique qui ne se présente ni comme une froide utopie ni comme un exercice de raisonnement doctrinaire, mais comme la création d’une imagination concrète qui opère sur un peuple dispersé et pulvérisé pour en susciter et en organiser la volonté collective. Le caractère utopique du Prince est dans le fait que « le prince » n’existait pas dans la réalité historique, il ne se présentait pas au peuple italien avec des caractères d’immédiateté objective, mais était une pure abstraction doctrinale, le symbole du chef, du condottiere idéal ; mais les éléments passionnels, mythiques, mais les éléments passionnels, mythiques, contenus dans le bref volume tout entier, avec un mouvement dramatique d’une grand effet, sont repris et deviennent vivants dans la conclusion, dans l’invocation d’un prince « réellement existant ». Dans le volume tout entier, Machiavel traite de comment doit être le Prince pour conduire un peuple à la fondation d’un nouvel État. Et ce traitement est conduit avec rigueur logique et distance scientifique ; dans la conclusion, Machiavel lui-même se fait peuple, se confond avec le peuple, mais non avec un peuple entendu génériquement, mais avec un peuple que Machiavel a convaincu avec son traité et dont il se sent conscience et expression, dont il se sent en parfaite coïncidence ; il semble que tout le travail « logique » ne soit rien d’autre qu’une autoréflexion du peuple, un raisonnement intérieur qui se fait dans la conscience populaire et qui a sa conclusion dans un cri passionné, immédiat. La passion, de raisonnement sur elle-même, redevient « affect », fièvre, fanatisme d’action. Voilà pourquoi l’épilogue du Prince n’est pas quelque chose d’extrinsèque, de « plaqué de l’extérieur », de rhétorique, mais doit être expliqué comme élément nécessaire de l’œuvre, ou plutôt comme l’élément qui réfléchit sa véritable lumière sur l’œuvre tout entière et en fait comme un véritable « manifeste politique ».
On peut étudier comment Sorel, à partir de la conception de l’idéologie-mythe n’est pas parvenu à la compréhension du parti politique mais s’est arrêté à la conception du syndicat professionnel. Il est vrai que pour Sorel le « mythe » ne trouvait pas son expression majeure dans le syndicat comme organisation d’une volonté collective, mais dans l’action pratique du syndicat et d’une volonté collective déjà opérante, action pratique dont la réalisation maximale aurait dû être la grève générale, c’est-à-dire une « activité passive » pour ainsi dire, c’est-à-dire de caractère négatif et préliminaire (le caractère positif est donné seul par l’accord atteint par les volontés associées) d’une activité qui ne prévoit pas proprement une phase « active et constructive ». Chez Sorel, donc, se combattent deux nécessités : celle du mythe et celle de la critique du mythe en tant que « tout plan préétabli est utopique et réactionnaire ». La solution était abandonnée à l’impulsion de l’irrationnel, de « l’arbitraire » (dans le sens bergsonien de « l’impulsion vitale »), c’est-à-dire de la « spontanéité ». (Il faudrait noter ici dans la manière dont Croce pose son problème de l’histoire et de l’anti-histoire une contradiction implicite avec les autres modes de penser de Croce : son aversion pour les « partis politiques » et sa manière de poser la question de la prévisibilité des faits sociaux, cf. Conversazioni Critiche, Serie prima, pp. 150-152, recension du livre de Ludovico Limentani, La previsione dei fatti sociali, Torino, Bocca, 1907 ; si les faits sociaux sont imprévisibles et si même le concept prévision n’est qu’un pur bruit, l’irrationnel ne peut pas ne pas dominer et toute organisation des hommes est anti-histoire, est un « préjugé » : il ne reste qu’à résoudre au cas par cas et avec des critères immédiats, les problèmes pratiques posé par le développement historique – cf. l’article de Croce Il partito come giudizio e pregiudizio in Cultura e Vita  – et l’opportunisme est la seule ligne politique possible.) Un mythe peut-il être « non constructif », peut-on imaginer, dans l’ordre des intuitions de Sorel que soit productif d’effectivité un instrument qui laisse la volonté collective dans sa phase primitive et élémentaire du pur se former par distinction (par « scission ») soit aussi par violence, c’est-à-dire en détruisant les rapports moraux et juridiques existants ? Mais cette volonté collective, ainsi formée de manière élémentaire ne cessera-t-elle pas immédiatement d’exister, s’éparpillant en une infinité de volontés singulières qui, pour la phase positive suivent des directions différentes et opposées ? Outre la question qu’il ne peut pas exister de destruction, de négation sans une implicite construction ou affirmation et non dans un sens « métaphysique » mais pratiquement, c’est-à-dire politiquement, comme programme de parti. Dans ce cas, on voit qu’on suppose derrière la spontanéité un pur mécanisme, derrière la liberté (arbitre, élan vital) un maximum de déterminisme, derrière l’idéalisme un matérialisme absolu.
Le prince moderne, le « mythe-prince », ne peut être une personne réelle, un individu concret, il peut seulement être un organisme, un élément de société complexe dans lequel déjà commence à se concrétiser une volonté collective reconnue et s’affirmant partiellement dans l’action. Cet organisme est déjà donné par le développement historique et c’est le parti politique, la première cellule dans laquelle se rassemblent des germes de volonté collective qui tendent à devenir universels et totaux. Dans le monde moderne, seulement une action historico-politique immédiate et imminente, caractérisée par la nécessité d’un procédé rapide et fulgurant peut s’incarner mythiquement dans un individu concret ; la rapidité ne peut être rendue nécessaire que par un grand péril imminent, grand péril qui précisément fait s’enflammer les passions et le fanatisme, annihilant le sens critique et l’ironie corrosive qui peuvent détruire le caractère charismatique du condottiere (ce qui est advenu dans l’aventure de Boulanger). Mais une action immédiate d’un tel genre, par sa nature même, ne peut être de longue haleine et de caractère organique; elle sera presque toujours du type restauration ou réorganisation mais non du type propre à la fondation de nouveaux États ou de nouvelles structures nationales et sociales (comme c’était le cas le Prince de Machiavel, où l’aspect de restauration était seulement un élément rhétorique, c’est-à-dire lié au concept littéraire de l’Italie descendante de Rome), de type défensif et non originalement créatif, c’est-à-dire dans lequel on suppose qu’une volonté collective déjà existante s’est énervée et dispersée, a dû subir une crise dangereuse et menaçante et non décisive et catastrophique et qu’il est nécessaire de la reconcentrer et de la renforcer, et non déjà qu’une volonté collective soit à créer ex novo, originellement et à diriger vers des buts concrets et aussi rationnels, mais d’une concrétude et d’une rationalité non encore vérifiées par une expérience effective et universellement connue.
Le caractère « abstrait » de la conception sorélienne du « mythe » apparaît dans l’aversion (qui assume la forme passionnelle d’une répugnance éthique) pour les « jacobins » qui, certainement, furent une « incarnation catégorique » du Prince de Machiavel. Le Prince moderne doit avoir une partie dédiée au jacobinisme (dans la signification intégrale que cette notion a eu historiquement et qu’elle doit avoir conceptuellement), comme exemplification de la manière dont s’est formée concrètement et dont a opéré une force collective qui, au moins par certains aspects, fut une création ex novo, originale. Et il est nécessaire que soit définie la volonté collective et la volonté politique en général dans le sens moderne, la volonté comme conscience opérationnelle de la nécessité historique, comme protagoniste d’un drame historique réel et effectif.
Une des premières parties devrait justement être dédiée à la « volonté collective » en posant ainsi la question :quand peut-on dire qu’existent les conditions pour que puisse être suscitée ou développée une volonté collective nationale-populaire ? Donc une analyse historique (économique) de la structure sociale du pays donné et une représentation « dramatique » des tentatives faites à travers les siècles pour susciter cette volonté et les raisons des échecs successifs. Pourquoi en Italie n’y a-t-il pas eu de monarchie absolue à l’époque de Machiavel ? Il faut remonter jusqu’à l’empire romain, (la question de la langue, des intellectuels, etc.), comprendre la fonction des communes médiévales, la signification du catholicisme, etc. : il est nécessaire en somme de faire une esquisse de toute l’histoire italienne, synthétique mais exacte.
La raison des échecs successifs des tentatives de créer une volonté collective nationale-populaire est à rechercher dans l’existence de groupes sociaux déterminés qui se forment à partir de la dissolution de la bourgeoisie communale, dans les caractères particuliers des autres groupes qui reflètent la fonction internationale de l’Italie comme siège de l’Église et dépositaire du Sacrum Romanum Imperium, etc. Cette fonction, et la position qui s’ensuit, détermine une situation intérieure qu’on peut appeler « économico-corporative », c’est-à-dire la pire des formes de féodalisme, la forme la moins progressive et la plus stagnante : manque toujours et ne peut pas se construire une force jacobine efficace, la force justement qui, dans les autres nations, a suscité et organisé la volonté collective nationale populaire et a fondé les États modernes. Les conditions pour cette volonté existent-elle finalement, ou encore quel est le rapport actuel entre ces conditions et les forces opposées ? Traditionnellement, les forces opposées ont été l’aristocratie terrienne et plus généralement la propriété terrienne dans sa complexité avec son trait italien caractéristique, qui est une « bourgeoisie rurale » spéciale, héritage du parasitisme laissé aux temps modernes par la ruine, comme classe, de la bourgeoisie communale (les cent cités, les cités du silence). Les conditions positives sont à rechercher dans l’existence de groupes sociaux urbains, convenablement développés dans le champ de la production industrielle et qui ont atteint un niveau déterminé de culture historico-politique. Toute formation de volonté collective nationale-populaire si les grandes masses des paysans cultivateurs ne font pas simultanément irruption dans la vie politique. Ceci, Machiavel le comprenait à travers la réforme de la milice, ceci le feront les Jacobins dans la révolution française, dans cette compréhension il faut identifier le jacobinisme précoce de Machiavel, le germe (plus ou moins fécond) de sa conception de la révolution nationale. Toute l’histoire depuis 1815 montre l’effort des classes traditionnelles pour empêcher la formation d’une volonté collective de ce genre, pour maintenir le pouvoir « économico-corporatif » dans un système international d’équilibre passif.
Une partie importante du Prince moderne devrait être dédiée à la question d’une réforme intellectuelle et , c’est-à-dire à la question religieuse ou à celle d’une conception du monde. Dans ce champ aussi nous trouvons dans la tradition absence de jacobinisme et peur du jacobinisme (l’ultime expression philosophique d’une telle peur réside dans l’attitude malthusienne de Croce à l’égard de la religion). Le Prince moderne doit et ne peut pas ne pas être le promoteur et l’organisateur d’une réforme intellectuelle et , ce qui ensuite signifie créer le terrain pour un ultérieur développement de la volonté collective nationale-populaire vers l’achèvement d’une forme supérieure et totale de civilisation moderne.
Ces deux points fondamentaux – formation d’une volonté collective nationale-populaire dont le Prince moderne est en même temps l’organisateur et l’expression active et opérante, et réforme intellectuelle et  – devraient constituer la structure du travail. Les points concrets de programme doivent être incorporés dans la première partie, c’est-à-dire devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition de raisonnements.
Peut-il y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation civile des strates sous-développés dans la société sans une réforme économique préalable et une mutation dans les positions sociales et dans le monde économique ? Pour ceci une réforme intellectuelle et  ne peut pas ne pas être liée à un programme de réforme économique, au contraire, le programme de réforme économique est précisément le mode concret sous lequel se présente toute réforme intellectuelle et . Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système des rapports intellectuels et moraux, en tant que son développement signifie précisément que tout acte est conçu comme utile ou dommageable, vertueux ou scélérat, seulement en tant qu’il a comme point de référence le Prince moderne lui-même et sert à augmenter son pouvoir ou à lui faire obstacle. Le Prince prend la place dans la conscience de la divinité ou de l’impératif catégorique, devient la base d’un laïcisme moderne et d’une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports des mœurs.
(Cahier XIII, §1)
(Traduit de l'italien)

dimanche 15 décembre 2019

Libéralisme, fascisme et autres catégories floues

On tient couramment comme évidente l’opposition entre le libéralisme et le fascisme (sous ses différentes formes). Dans « libéralisme », il y a liberté et le fascisme est d’abord caractérisé par la suppression de la liberté dans toutes ses acceptions. Si l’on spécifie ce que l’on entend par libéralisme, les choses deviennent plus compliquées. Le libéralisme peut être le libéralisme politique classique, celui de Locke, Montesquieu, Tocqueville, Stuart Mill ou John Rawls. C’est une doctrine qui concilie la liberté du commerce et de l’entreprise avec l’existence de libertés égales pour tous et des dispositions qui enrayent la tendance « naturelle » du pouvoir à abuser du pouvoir. Ce libéralisme modéré est compatible avec le républicanisme et même avec certaines formes modérées de socialisme. Mais il existe un autre sens du terme « libéralisme » : le libéralisme qui considère qu’aucune entrave ou du moins les entraves les plus réduites à la libre entreprise et aux possibilités que chacun a d’exploiter tous ses atouts. Ce libéralisme est antiféodal. Il s’oppose à aussi bien aux vieilles corporations qu’aux syndicats ou aux mutuelles. C’est le libéralisme de la loi Le Chapelier (1791) ou celui de Sieyès deuxième version, celui du Directoire. Ce libéralisme qui croit aux vertus du marché tout-puissant pourrait encore s’appeler « libérisme » à la mode italienne ; on l’appelle aussi « néolibéralisme », terme douteux parce que ce néolibéralisme n’est pas très nouveau et même aussi vieux que le libéralisme lui-même. En tout cas, c’est ce libéralisme-là dont je parle par la suite, laissant de côté le sympathique « libéralisme politique » qui, hélas n’existe plus guère.
Les libéraux (libéristes) sont rarement égalitaristes. Ils sont plutôt favorables à la domination de la « race des seigneurs ». La Controstoria del liberalismo de Domenico Losurdo donnait à ce sujet des indications importantes[1]. Losurdo rappelle comment les plus libéraux des politiciens américains du XIXe siècle ont souvent été des défenseurs intransigeants de l’esclavage. Les libéraux sont des partisans du « darwinisme social », c'est-à-dire de l’idée que la meilleure société est celle qui n’entrave pas la loi naturelle de la « sélection des plus aptes » et considèrent que tous les obstacles doivent être levés qui empêcheraient que la force des forts puisse se déployer pleinement.
Il y a, ici, un fond commun avec les bases idéologiques du fascisme et du nazisme. Évidemment fascistes et libéraux ne peuvent être confondus et parfois ils ont été des ennemis acharnés. Quand Mussolini proclamait la prééminence absolue de l’État dans tous les domaines, il ne pouvait obtenir l’assentiment des libéraux. Mais les libéraux peuvent parfaitement être racistes : Ford et Lindbergh étaient de bons nazis et Steve Bannon est un suprématiste blanc. Bolsonaro donne un exemple de ce mixte d'idéologie fascisante et d'ultra-libéralisme économique. Macron en est un autre exemple : le verticalisme, la supériorité affirmée des experts sur le suffrage populaire et les corps représentatifs de la société civile sont des traits communs aux libéraux (du genre Macron) et aux fascistes. La racine commune est facile à deviner : la compétition (« que le meilleur gagne »), tel est le seul moyen d'organiser la sélection naturelle des élites. Quand le directeur du CNRS (qui s’appelle maintenant « président-directeur-général ») présente comme inégalitaire et darwinienne la réforme qu'il propose pour son organisme, on est en plein dans cette idéologie libérale autoritaire qui perfuse un peu partout à partir des sommets du capital financier. L’idée que la lutte de chacun contre chacun est un moyen naturel pour améliorer l’homme et lui permettre de s’affirmer, est une vieille idée… éternellement remise au goût du jour selon des modalités différentes mais qui renvoient toute à un substrat biologique ou biologisant.
En effet, ce qui permet de rapprocher libéralisme et fascisme, c’est l’importance donnée à la biologie et à la technoscience comme moyen de façonner l’homme autant que l’organisation sociale. Cette confiance dans la science et la technique (dans la technoscience) entre en résonnance avec la dynamique propre au mode de production capitaliste. La technoscience est un facteur majeur dans l’augmentation de la productivité du travail et l’adoration des machines est une des figures obligées de la propagande fasciste, libérale ou stalinienne. Loin de libérer l’homme, la machine doit contribuer à la rationalisation de l’organisation de la production en faisant des humains des prolongements de la machines. Cette vision de la technoscience correspond complètement au « verticalisme » propre aux idéologies modernes.  Elle accompagne toutes les recherches visant à l’augmentation de la productivité du corps humain – généralement testées sur le terrain du sport.
De ce point de vue, les spécialistes du posthumanisme, de l'homme augmenté, les maniaques de la PMA, de la GPA s'inscrivent eux aussi dans cette mouvance qui vise à défaire la société (« il n'y a pas de société », disait Mrs Thatcher) et à instaurer la « lutte pour la vie » entre les hommes. La « conception bouchère » de l'humanité, dénoncée par Pierre Legendre, triomphe.[2]
Retenons que, si on ne peut ni ne doit confondre libéralisme et fascisme et encore moins utiliser le qualificatif de « fasciste » à toutes les sauces, les glissements de l’un à l’autre sont assez nombreux et peuvent permettre de comprendre un certain nombre d’évolutions du dernier siècle. Nous manquons certainement d’une analyse complète des formes nouvelles de domination et d’oppression. Le nazisme et le fascisme à l’ancienne étaient, pour le grand capital, des moyens coûteux face au danger à court du communisme. Aujourd’hui, le communisme ne semble plus très menaçant. Mais l’évolution même du mode de production capitaliste exige cependant un renforcement de la domination, des moyens de contrôle et de procédures visant à l’obéissance totale. La société industrielle technicienne, analysée par Marcuse dans L’homme unidimensionnel, est potentiellement une société totalitaire, bien que sous des formes plus « douces » que les sociétés totalitaires du XXe siècle. Il est possible que les catégories politiques héritées du XXe siècle soient par là-même devenues totalement inapplicables à notre présent. Voilà un champ de réflexion philosophique et politique qui est ouvert et qui attend qu’on y veuille bien travailler.
Denis Collin – le 15 décembre 2019  



[1][1] Domenico Losurdo : Controstoria del liberalismo. Laterza, Biblioteca Universale Laterza, 2005. 384 pages, Voir présentation par l’auteur sur Philosophie et politique : https://denis-collin.blogspot.com/2006/01/pour-une-contre-histoire-du-liberalisme.html
[2] Voir aussi  La transmutation posthumaniste, ouvrage collectif publié aux éditions QS ? (2019)

lundi 18 novembre 2019

Nation


Il y a toute une tradition de débats sur la « question nationale » dans le marxisme et le mouvement ouvrier et bien évidemment, nous ne pouvons pas ici entrer dans ces polémiques passionnantes et qui rappellent un temps, aujourd’hui disparu, où le marxisme était quelque chose de vivant. Il reste que nous avons affaire encore et toujours avec la question de la nation. La lecture la plus intéressante sur cette question reste l’ouvrage d’Otto Bauer[1], La question des nationalités et la social-démocratie, publié en 1907 à Vienne et traduit en français seulement en 1987 (EDI, 2 volumes). Otto Bauer commence par montrer qu’on ne peut aborder la question nationale qu’à partir de l’étude du caractère national, sachant que ce caractère national n’a rien de figé, qu’il est un produit historique susceptible de varier et que d’autres caractères déterminent l’individu (par exemple le caractère de classe). Les utilisations abusives qui ont pu être faites de ce concept ne doivent pas conduire à le rejeter. Ainsi Bauer en vient à cette première définition : « La nation est une communauté relative de caractère, c'est-à-dire une communauté de caractère en ce sens que, dans la grande masse des membres d’une nation à une époque donnée, on remarque une série de traits qui concordent ». Il n’y a pas à chercher dans la nature l’origine de cette communauté de caractère qui n’est pas autre chose que le produit d’une sédimentation historique. Ce qui conduit Otto Bauer à une deuxième définition : une nation est une « communauté de vie et de destin ».
Loin de conduire à l’effacement des nations, le développement du mode de production capitaliste en constitue l’aliment. Bauer analyse la montée des revendications nationales en Europe – singulièrement dans l’empire austro-hongrois comme manifestation que ces peuples sont entrés dans la danse infernale de l’accumulation du capital. Toute l’histoire du siècle passé confirme ces hypothèses de Bauer et la « décolonisation » est une dimension saillante de l’expansion mondiale et de l’approfondissement de la domination du capital. Mais ce qui vaut pour les nations jadis soumises à la domination directe des puissances coloniales, vaut aussi pour les vieilles nations dominantes, confrontées au rouleau compresseur de la « mondialisation ».
Ce « caractère national » renvoie à ce que les Grecs désignaient par ethos. Dans une communauté politique, il y a un certain nombre de dispositions acquises par l’éducation et qui permettent la vie commune. Penser que l’on peut faire abstraction du « caractère national » au nom de constructions juridiques (le « patriotisme constitutionnel » d’Habermas par exemple), c’est se fourvoyer complètement.
La nation joue un rôle politique considérable en Europe aujourd’hui. Nous avons déjà eu l’occasion de nous exprimer sur les tendances nouvelles de la politique italienne, mais aussi sur la Pologne et la Hongrie. Quand on n’a rien ou presque rien et qu’on risque encore de descendre dans l’échelle sociale ou de disparaître, quand on est menacé de n’être plus – les gens « qui ne sont rien » pointés par Macron – il ne reste plus comme seule propriété que ce « caractère national ». Je n’ai pas de logement à moi, j’ai du mal à payer mon loyer, mais au moins en France « je suis chez moi ». Les petits bourgeois aisés, drogués au « politiquement correct » et au cerveau lessivé par la mondialisation des réseaux et de la high tech dénonceront les « beaufs », les fascistes, les franchouillards, etc. Mais ces petits-bourgeois vont bientôt être précipités dans la poubelle à précaires parce que leur utilité pour le capital tend vers zéro et ils ne se maintiennent socialement que parce que la classe capitaliste transnationale a besoin de classes-tampons et tous les managers, commerciaux, communicants, etc. sont une classe purement parasitaire. Quant aux professions intellectuelles « utiles », « l’intelligence artificielle » (ainsi dénommée parce qu’elle exprime à merveille la bêtise humaine) va les renvoyer pointer chez Pôle Emploi.
La nation c’est le peuple constitué, le peuple qui se sent peuple, le peuple politique. Vouloir parler au peuple sans parler de la nation ? des calembredaines ! La « gauche » a disparu parce qu’elle a abandonné la nation. La révolution se fait au cri de « Vive la Nation ! » La Commune de Paris naît comme un mouvement national révolutionnaire, contre l’occupation allemande et contre la couardise de la bourgeoisie française qui pactise avec les « boches ». La plus grande avancée sociale de notre histoire, le programme du CNR, c’est l’alliance de la nation et du mouvement ouvrier. Ayant troqué la nation pour le mondialisme, la gauche a abandonné la défense des revendications populaires au nom de la soumission à la « gouvernance » mondiale. Partout elle a perdu la confiance populaire et contraint les citoyens à l’abstention ou au vote pour les partis réactionnaires qui semblent les seuls à défendre la nation tout entière et non ses seules couches privilégiées. Ainsi en Pologne le PIS ultra-catholique et nationaliste est-il le dernier parti à revendiquer une sorte « d’État-providence » contre une gauche européiste et libérale. Ainsi en Italie, la Lega de Salvini est-elle le seul parti à proposer une renaissance de la nation italienne, plongée dans le marasme après avoir été le meilleur élève des règles de l’ordo-libéralisme des euroïnomanes. Et ainsi de suite.
La situation présente est chaotique et si on ne sort pas du marasme, c’est tout simplement parce que, l’extrême droite mise à part, personne n’ose parler franchement. Pour ne pas parler de souveraineté nationale, on parle de souveraineté populaire. C’est la même chose, direz-vous. Eh bien, non ! La déclaration de 1789 stipule que la souveraineté réside essentiellement dans la nation. La nation a des limites, des frontières et des institutions. Le peuple, c’est beaucoup plus vague et certains n’hésitent pas à parler d’un peuple européen. Pour reprendre en la précisant la formule de Rousseau, la nation, c’est le peuple qui s’est fait peuple, le pouvoir constituant enfin constitué. La nation ainsi conçue est fondée sur la séparation entre ceux qui sont dedans, qui en sont les membres et les étrangers. Le sans-frontiérisme est l’adversaire farouche de la nation et l’adversaire non moins farouche du peuple existant réellement. « Le patriote est dur aux étrangers », disait Rousseau. Pourquoi ? « Ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. […] Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. » Quelle meilleure description de nos modernes cosmopolites pleins de compassion pour la terre entière mais indifférents à ce que pensent, disent et souffrent les « petites gens » qui sont leurs compatriotes. En réalité les cosmopolites de gauche sont les frères jumeaux des cosmopolites de droite, ils ne sont que l’aile gauche de la classe capitaliste transnationale (cf. l’excellent livre de Leslie Sklair, The transnational capitalist class, Oxford, 2001).
Le nationalisme est la maladie de la nation. Et ce n’est pas en crachant sur la nation qu’on chassera le nationalisme, bien au contraire. La consolidation et la poussée lepéniste n’ont été possibles que parce que la gauche a délaissé la nation et le peuple avec elle. Il est temps de tirer de tout cela les conséquences qui s’imposent.
Denis Collin. Le 18 novembre 2019


[1] Otto Bauer a été un des principaux dirigeants du SPÖ, le parti socialiste autrichien et un des théoriciens de « l’austro-marxisme », une tendance du marxisme très souvent critiquée par Lénine et ses héritiers mais qui reste une des tendances intellectuelles les plus riches de celles qui se sont mises à l’école de Marx.

jeudi 14 novembre 2019

Internationalisme


Le mot internationalisme a un sens très clair. Il désigne le rapport entre les nations. Si la Manifeste du Parti de Communiste de 1848 annonçait que « les ouvriers n’ont pas de patrie » et donc « prolétaires de tous les pays unissez-vous », il s’agissait d’abord de prendre acte d’une situation où la bourgeoisie considérait les ouvriers comme des apatrides, puisque, la plupart du temps, ils n’étaient pas considérés comme des citoyens (le suffrage universel masculin n’est gagné en France qu’en 1848 et au Royaume-Uni en 1867). Mais dans le même temps, Marx et Engels, à l’encontre des anarchistes donnaient comme tâche aux partis ouvriers la conquête du pouvoir d’État. Et ainsi ils se donneraient une patrie. Il s’agissait, en deuxième lieu, de refuser les guerres entre nations et de réaffirmer l’engagement des ouvriers de tous les pays à s’unir contre la bourgeoisie. Ce fut d’ailleurs la doctrine de tous les partis socialistes jusqu’en ce funeste mois d’août 1914.
Mais l’internationalisme n’est ni le mondialisme ni le cosmopolitisme. Pour qu’il y ait internationalisme, il faut des nations ! L’internationalisme est la reconnaissance des nations et la revendication de leur égalité. Marx le dit et le répète : « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ». Et donc les ouvriers anglais ne pourraient s’émanciper que lorsque l’Irlande serait libre ! Au meeting de Saint-Martin’s Hall, en 1864, lorsque fut fondée l’Association Internationale des travailleurs, la première Internationale, était à l’ordre du jour la libération nationale de l’Irlande et de la Pologne, deux nations qui tenaient particulièrement au cœur des « pères fondateurs » du mouvement ouvrier international.
À l’inverse, le capitalisme est mondialiste, car son expansion est sans limites, ni politiques, ni morales. Les capitalistes états-uniens considèrent que la seule nation ayant droit à l’existence est celle qu’ils dominent complètement et que les autres doivent leur être asservies. Les impérialismes en général nient les droits des nations qu’ils envahissent ou décomposent de l’intérieur jusqu’à en contrôler tous les rouages en s’appuyant sur les classes dominantes locales, ces bourgeoisies « compradores » d’acheteurs achetés, comme on le voit avec la plus grande clarté en Amérique du Sud. Mais, autant que possible, le capitalisme aimerait bien se passer des États-nations. C’est pourquoi la destruction des plus vieux États-nations est à l’ordre du jour sur le continent européen, via cette machine de guerre atlantiste qu’est l’Union Européenne.
Il y a donc deux règles de base de l’internationalisme : premièrement, défendre la souveraineté nationale de sa propre nation, deuxièmement interdire à son propre État d’engager des guerres de conquête et toute forme d’impérialisme. Ces deux règles sont indissociables.
Un citoyen ne peut être libre que dans une république libre. Cette maxime du républicanisme suppose que l’on s’oppose à toute soumission à l’égard de quelque puissance extérieure, mais également à toute les formes de désagrégation intérieure de la communauté politique par les diverses factions « communautaristes » ou religieuses.
Denis Collin – 13 novembre 2019
(à suivre)

vendredi 2 août 2019

Le progressisme totalitaire


L’actuel président de la République française se définit comme un progressiste et cherche à présenter la lutte politique de notre époque comme l’affrontement entre les progressistes qui sont déjà dans le Nouveau Monde et les « nationalistes » qui sont les tenants de l’Ancien Monde. D’un autre côté, il défend le libéralisme tout en multipliant les mesures les plus antilibérales dans le domaine des libertés publiques et dans la généralisation d’une société de surveillance. La « vieille gauche » qui se voulait progressiste et voit le progrès détruire les acquis sociaux, et les libéraux « à l’ancienne », qui prétendaient que le libéralisme économique et les libertés publiques sont consubstantiels, tous perdent leurs repères et sont incapables d’enrayer la stratégie du président de la République. La confusion dans les esprits est à son comble. Mais c’est qu’on ne parvient pas à comprendre, chez les opposants au président, est que nous avons affaire à un véritable progressisme et que ce progressisme a une dynamique totalitaire.

jeudi 14 mars 2019

Souveraineté et souverainisme


Demandons à des élèves (de terminale) ce qu’est un pouvoir souverain ; ils répondent le plus souvent qu’il s’agit d’un roi et si on demande qui est le souverain en France, ils répondent que c’est le président de la république. Ils ont peut-être spontanément une appréciation assez exacte de ce qu’est notre république, une monarchie avec un roi élu. Mais ils n’ont aucune idée sérieuse du concept de souveraineté. Ce qui est souverain est ce au-dessus de quoi il n’y a rien d’autre dans l’ordre considéré. Le souverain bien est celui que rien ne surpasse, le bien qui n’est pas le moyen d’autre chose, mais le bien qui est recherché pour lui-même et dont la possession nous contente. Le pouvoir souverain en politique est le pouvoir qui n’est soumis à aucun autre pouvoir qu’à lui-même. Dans notre république, si on en croit la déclaration de 1789 qui est annexée à la constitution, « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. » (Art. III)
Il est très curieux de noter que beaucoup de gens qui n’ont à la bouche que l’expression « droits de l’homme » passent sous silence cet article III. Il est pourtant essentiel puisque la souveraineté de la nation n’est rien d’autre que la démocratie (pouvoir du peuple). Si le pouvoir du peuple (ou de la nation) n’est pas souverain, c’est qu’il n’est qu’un demi-pouvoir, un pouvoir concédé et qui donc peut être repris par une autorité supérieure – celle de l’Empire ou celle du Pape, au choix.
La notion de souveraineté est cependant plus ancienne que 1789. Elle s’élabore progressivement au cours du Moyen Âge et à la Renaissance et trouvera ses lettres de noblesse philosophiques chez les auteurs « contractualistes », de Hobbes et Grotius à Rousseau et Kant. Sans reprendre ici cette élaboration philosophique, on peut remarquer que la souveraineté est d’abord la revendication des rois qui commencent à dresser le pouvoir national contre l’empire pontifical ou contre le « Saint Empire ». Les rois de France, et bientôt ceux d’Angleterre ou d’Espagne vont affirmer que le roi est souverain chez lui et loin d’obéir au pape, il a le droit de contrôler la hiérarchie catholique et de mettre son grain de sel dans la nomination des évêques et des cardinaux. Qu’est-ce qui légitime ce pouvoir du roi, « oint du Seigneur » ? Il est celui que Dieu a désigné (d’où la cérémonie du sacre) et celui qui protège son peuple (il est le roi guérisseur, le roi thaumaturge) mais aussi celui qui prend la parole pour le peuple face aux grands, ce qui conduit à la monarchie absolue qui est justement le premier pas vers la destruction de l’ordre féodal. De ce point de vue, il n’est pas faux de remarquer, comme Tocqueville, que la Révolution Française a tout simplement parachevé l’œuvre commencée par la monarchie absolue. Mais le roi incarne donc aussi la « vox populi » qui est aussi la « vox Dei ». Machiavel, le grand penseur moderne de la République le dit : « Ce n’est pas sans raison qu’on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit l’opinion publique pronostiquer les événements d’une manière si merveilleuse, qu’on dirait que le peuple est doué de la faculté occulte de prévoir et les biens et les maux. »
Enfin, le roi n’est pas un tyran – dès la Réforme et la Renaissance, plusieurs théoriciens, dont Théodore de Bèze, soutiennent que le roi est lié au peuple par un contrat et ce qu’invoquaient les monarchomaques, opposés à l’absolutisme, ainsi que ceux qui, dans leur sillage, élaborèrent des justifications du tyrannicide. Il est remarquable sur ce point que catholiques et protestants finissaient, en se combattant par la plume, par converger quant aux conclusions politiques générales et sapèrent ainsi le vieil ordre féodal.
La monarchie absolue apparaît donc comme une sorte de phase préparatoire qui conduit à la démocratie républicaine ! Cette dernière hérite de tous les attributs de la monarchie mais transfère le pouvoir souverain à cette entité qui se nomme Nation – dont il faudrait établir la différence d’avec le peuple. Quoiqu’il en soit, la démocratie républicaine moderne diverge ainsi de la démocratie antique – réservée à la minorité des citoyens appelés à constituer le « demos » en ce qu’elle se présente comme le pouvoir d’un corps qui s’est lui-même constitué (le peuple se fait peuple, disait Rousseau). C’est tout cela qu’exprime notre article III.
Autrement dit, le souverainisme s’il n’est pas nécessairement démocratique ni même républicain, est bien le prérequis de la république et de la démocratie. Le refus du souverainisme par toutes sortes de soi-disant démocrates n’est rien d’autre que le refus de la démocratie. Être contre le souverainisme et protester contre les décisions de l’UE, c’est tout simplement se moquer du monde. À eux s’applique la célèbre apostrophe de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »
Denis Collin – 14 mars 2019

jeudi 28 février 2019

Par quoi sommes-nous concernés dans l'action politique?



Nous avons montré que l’action politique est précisément ce qui constitue la cité – quelles qu’en soient les formes. Nous avons également vu que la cité est un monde – le microcosme – qui doit refléter le monde naturel – le macrocosme.
Le monde, ce n’est donc pas simplement « tout le monde », au sens de « tous les gens ». Le monde est ce qui rend possible la vie humaine, puisque l’homme est un zoon politikon. Le souci du monde est donc le souci propre de l’homme en tant que politikon et l’activité politique est donc directement concernée par le monde. Il ne s’identifie au souci des autres qui peut ne viser les autres hommes à titre de personnes privées (par exemple la charité privée n’est pas une action politique, dans la famille nous sommes concernés par nos proches, etc.). Être concerné par soi-même, c’est précisément se retirer du monde : par exemple, dans la vie contemplative, dans la méditation, ou pour le croyant dans la prière, je me retire en moi-même.
De ce qui peut ici être établi aisément, en se souvenant des cours sur cette vision grecque du monde dont nous sommes les héritiers, on peut tirer quelques questions :
1.      Toute action est-elle politique ? Et de ce point de vue, il faut admettre comme complément de la politique l’existence de ce que Hannah Arendt appelle le domaine privé. Dans le domaine privé, l’homme se sépare du monde, il se protège du monde. L’inviolabilité du domaine privé est le corrélat de la politique.
2.      Ce qui émerge à l’époque moderne et dont les auteurs des Lumières sont les premiers témoins et les premiers analystes, c’est l’invasion du domaine privé (celui de l’économie, la gestion de la maisonnée) dans le domaine public. Et c’est ici que s’enracinent deux phénomènes : la subversion de l’espace du politique par les intérêts privés et la perte programme du monde commun.
3.      Le totalitarisme est la perte du monde commun. La politique disparaît, écrasée par l’accumulation de puissance de l’État totalitaire. Il suppose des masses atomisées, la dislocation des classes et des peuples (voir les analyses de Hannah Arendt).
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En ce qui concerne la première question, il faut comprendre ce qu’est la politique. Comme le dit Hannah Arendt, il ne s’agit pas de l’homme, mais des hommes, dans leur pluralité. Dans l’espace public, ils se rencontrent dans leur pluralité et en même temps admettent entre eux une certaine égalité. C’est pourquoi la question de savoir qui a accès à l’espace public est une question aussi importante. Cet espace est le lieu de la politique et existe entre les hommes en tant qu’ils appartiennent à la communauté politique. Il est bâti, maintenu et transformé par l’action politique. Et ce quelle que soit la forme du gouvernement. Dans la démocratie athénienne seule une petite minorité (10%) constituait le « peuple » de ceux qui avaient la qualité de citoyens à part entière et jamais il n’y a de communauté politique dans laquelle tous les individus sont citoyens. Il faut aussi distinguer les conditions légales de la citoyenneté de sa réalité effective. L’action politique peut être le fait d’individus qui légalement ne sont pas ou pas encore citoyens. Dans les régimes tyranniques ou simplement autoritaires, une partie de l’action politique peut être clandestine, ce qui n’ôte rien à son caractère d’action politique qui fait exister le politique comme tel.
En tant qu’elle est politique cette action est concernée par le monde. Et ce indépendamment des motivations des acteurs – qui peuvent être des motivations parfaitement égoïstes ou passionnelles – la libido dominandi. C’est ici qu’il importe de définir ce que l’on appelle « monde ».
On en peut avoir une approche intuitive par l’usage du mot « monde ». On parle du « monde grec » pour parler de cette unité politique (unité d’une diversité de cités, indépendantes les unes des autres, unité de culture, existence de liens privilégiés). Le mundus chez les Étrusques, et cela a été repris par les Romains désignait un puits destiné à recevoir les offrandes destinées aux dieux des puissances souterraines : sa place découlait du bornage des cités. À partir du mundus se dessinent l’axe vertical et les axes horizontaux orthogonaux du monde des hommes, lequel est une image inversée sur monde des astres. Le monde renvoie à l’ordre, à l’arrangement et c’est toujours à partir du microcosme humain que le macrocosme s’ordonne. Le monde n’est donc pas un espace abstrait mais un espace arrangé dans lequel on peut cheminer (parcourir le vaste monde, par exemple). Ainsi l’action politique, celle qui consiste, si on revient à l’étymologie, à bâtir une cité est donc bien constitutive du monde. Elle aménage ce monde dans lequel les hommes peuvent vivre, dans lequel les petits d’homme peuvent « venir au monde », c’est-à-dire s’acheminer vers ce qui est proprement
l’humanité. La vie mondaine est la vie publique, à quoi s’oppose le fait de se retirer du monde pour se consacrer au salut de son âme (voir Pascal).
La vision cosmopolitique des Stoïciens ne contredit pas cette façon de voir. L’homme est « citoyen du monde » affirment-ils s’opposant ainsi à la citoyenneté limitée de la polis antique. Chez les Romains, cette vision s’appuie sur la conception de l’imperium romain dont la « destinée » est de faire régner partout la pax romana. C’est bien encore le souci du monde qui caractérise l’action politique.
Donc il est évident que dans l’action politique nous sommes bien concernés par le monde et non par nous-mêmes ! Que cette action renvoie à nos intérêts, c’est certain. Les hommes agissent toujours en vue de ce qu’ils croient être leur « utile propre », même si celui qui se limite à ses intérêts égoïstes bornés ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! Il faut ajouter que pour s’engager dans quelque entreprise que ce soit, il faut y être intéressé. On le voit l’opposition entre le monde et nous-mêmes ne recoupe pas l’opposition – souvent floue et parfois factice – entre l’action désintéressée et l’action en vue de nos propres intérêts.
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Abordons le deuxième aspect. L’élargissement du monde des Européens, concomitant avec les voyages transatlantiques et trans-pacifiques, a bouleversé l’ordonnancement du monde ancien. Le « nouveau monde » n’est pas seulement cet espace qu’ouvrent les navigateurs espagnoles, portugais et italiens. C’est un nouveau monde qui se construit sur les décombres de l’ancien. Un monde qui perd son centre – Copernic et Galilée nous font passer « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre du livre de Koyré. Si le centre est partout et la circonférence nulle part, comme le disait déjà Nicolas de Cues repris par Pascal, comment penser encore l’existence d’un monde commun des humains ? Cherchant la « loi de Newton » qui régit les affaires humaines, Adam Smith découvre que c’est l’intérêt de chacun qui est la « loi de la gravitation universelle » qui fait tenir ensemble les hommes. Ce n’est plus le souci du monde, le souci proprement politique qui les anime, mais le souci de leurs propres intérêts dont la « main invisible » assure la cohésion et l’harmonie universelle. On peut estimer, comme Jean-Claude Michéa, que la voie ouverte par Smith est une impasse ; mais le philosophe écossais a clairement saisi le mouvement en cours : la subversion du « commun » par les intérêts privés.
Dans ce monde, où les hommes sont comme des atomes isolés mus par la seule loi de la maximisation de leur utilité, les individus sont tous interchangeables et il n’y a plus de place pour l’action politique. Le gouvernement des hommes pourra laisser la place à la « gouvernance », seule « régulation » subsistante pour assurer les flux des échanges, entre marchandises toutes rendues équivalentes par cet équivalent général qu’est l’argent.
Si le monde ancien valorisait l’individualité, si la gloire et l’honneur étaient la marque de la contribution de l’individu exceptionnel au monde commun, une marque qui faisait qu’il devenait immortel dans la mémoire de sa communauté politique, ces valeurs sont maintenant considérées comme des « bagatelles » (Hobbes, Léviathan, ch. XIII). Locke considère même que la propriété finalement est plus sacrée que la vie (cf. Traité du gouvernement civil).
De manière contradictoire, la modernité valorise les droits individuels et la liberté politique au moment même ils semblent perdre leur sens profond. Conscient que la « société civile » abandonnée à la dynamique de l’échange signifierait la fin de la communauté spirituelle des hommes, Hegel tente de penser l’État comme l’unité contradictoire de l’individu et de la totalité. L’État est pensé comme la plus haute réalisation de l’Esprit, cette unité qui garantit la liberté des individus dès lors qu’ils reconnaissent la suprématie de la volonté générale.
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Nous arrivons ainsi la dernière de nos questions. Le système totalitaire, tel que l’a analysé Hannah Arendt n’est en rien le produit de la malveillance de quelques hommes particulièrement monstrueux qui ont réussi à mener à bien leurs fins propres en asservissant toute la population d’un pays ou d’un continent. Dans la deuxième partie des Origines du totalitarisme intitulée L’impérialisme, Arendt montre que l’impérialisme, avec la Première Guerre Mondiale a précipité le déclin de l’État-nation en faisant « exploser la solidarité des nations sans espoir de retour, ce que nulle autre guerre n’avait jamais fait. » (op. cit. Seuil, Collection « Points », p. 239). Des millions de femmes et d’hommes sont déplacés à la suite de l’effondrement des vieux Empires (empire russe, empire ottoman, empire austro-hongrois). Des foules de « sans-droits » vont apparaître, privées de la protection d’un État, devenues apatrides, c’est-à-dire privées d’un lieu où habiter le monde. Or, cette situation découle de cette subversion du domaine public par les intérêts privés, nous dit encore Hannah Arendt. Et c’est de là que naît de le système totalitaire lequel repose sur la masse, c’est-à-dire l’agglomération d’individus séparés de toute appartenance collective à un monde commun et qui ne tiennent plus ensemble que par le culte du chef et la toute-puissance de la police politique. À bien des égards, le système totalitaire se distingue radicalement d’un étatisme autoritaire comme l’histoire en a tant connus. Il est donc anti-politique. « Les organisations totalitaires sont des organisations d’individus atomisés et isolés » (H. Arendt, Le système totalitaire, Plon, p. 69) Avec Hannah Arendt, nous pouvons comprendre que la terreur s’impose quand les hommes sont isolés, quand ils ont rompu tout lien avec vie politique et avec l’œuvre de construction d’un monde humain, quand ils sont réduits au rôle d’animal laborans dont la vie est exclusivement dirigée par les valeurs du travail.
La pensée a toujours besoin de la solitude, elle est le dialogue de l’âme avec elle-même, ainsi que le dit Platon. Mais la solitude n’est pas la désolation. La solitude du penseur suppose que soit gardé le contact et le lien avec les autres. Le totalitarisme produit la désolation : de même qu’il rend impossible l’action politique, il rend impossible toute vie véritablement privée. « La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et pour l’idéologie et la logique préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenues critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales de notre époque. » (Le système totalitaire, op. cit. p. 304)
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En conclusion, il est clair que dans l’action politique nous sommes concernés par le monde et non par nous-mêmes, ce qui ne signifie pas que nous ne devions pas réserver une partie de notre temps au souci de nous-mêmes et plus généralement aux soucis de l’espace privé qui reste absolument nécessaire pour protéger la vie humaine contre le monde. De ce point de vue, la séparation entre le domaine privé et la sphère publique doit être maintenue. À l’inverse, on peut noter que le processus que l’on appelle « mondialisation » loin d’être la constitution d’un monde commun à tous les hommes sur la surface de la Terre revient pour des centaines de millions d’individus à la destruction de tout monde commun, des individus sans attache, déracinés réduits à la condition de consommateurs peuplent ce monde sans frontières où les individus se heurtent pourtant à des nouvelles frontières bien plus imperméables que toutes celles que l’humanité a connues dans son histoire. L’effacement des frontières entre la sphère publique et le domaine privé se traduit aussi pour les individus par une désertion du souci d’un monde auquel ils ne croient plus pouvoir contribuer et donc un affaissement de toute conscience proprement politique, sans que pour autant il y ait un repli sur la sphère de l’intériorité – à la manière des Stoïciens défendant la liberté intérieure du sujet – précisément parce que le consommateur est un sujet sans intériorité et parce que prétendu individualisme de notre époque fabrique le plus souvent des individus en série. Au-delà de ces processus sociaux, reste pour la « réalité humaine » comme le dit Sartre la responsabilité pour le monde.


jeudi 4 octobre 2018

Notes de lecture : Le loup dans la bergerie, par Jean-Claude Michéa, éditons Climats, 2018


Le dernier livre de Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie a pour point de départ une conférence de novembre 2015 qui est agrémentée sur les habitudes de cet auteur d’assez nombreux scolies explicitant sa pensée. Il poursuit ici son chemin dans la critique du libéralisme comme complément nécessaire du capitalisme, dans la dénonciation de la vacuité de l’opposition droite-gauche qui n’est qu’un trompe-l’œil masquant la lutte des classes et l’opposition fondamentale entre le peuple (le petit peuple) et les puissants. Contre les divagations sociétales, il réhabilite la « common decency » d’Orwell.
 Comme toujours clair, c’est et incisif et je ne trouve guère de désaccords sérieux. Si Michéa est dans le camp des « nouveaux réacs », je me trouve assez bien avec lui. Au fond, son livr est composé d’une série de variations sur un passage important du Capital de Marx: «En réalité, la sphère de la circulation ou de l’échange des marchandises, entre les borens de laquelle se meuvent l’achat et la vente de la force de travail, était un véritable Eden des droits innés de l’homme. Ne règnent ici que la Liberté, l’Égalité, la Propriété et Bentham. Liberté ! car l’acheteur et le vendeur d’une marchandise, par exemple de la force de travail, ne sont déterminés que par leur libre volonté. Ils passent un contrat entre personnes libres, à parité de droits. Le contrat est le résultat final dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Égalité ! car ils n’ont de relations qu’en tant que possesseurs de marchandises, et échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de son bien. Bentham ! car chacun d’eux ne se préoccupe que de lui-même. La seule puissance qui les réunisse et les mette en rapport est celle de leur égoïsme, de leur avantage personnel, de leurs intérêts privés. Et c’est justement parce qu’ainsi chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun. » (Capital, Livre I, section II, chapitre IV) Il s’agit pour Michéa de critiquer l’idéologie des droits de l’homme aujourd’hui en s’emparant des analyses de Marx, un Marx d’ailleurs bien plus présent au fil de ses ouvrages. Comme il le fait remarquer : « on ne trouvera jamais un seul texte de Marx où celui-ci aurait eu l’étrange idée de se définir comme «un homme de gauche» (un point que la plupart des universitaires de gauche aujourd’hui continuent pourtant de dissimuler sans vergogne à leurs lecteurs moutonniers. » (p.80)
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On y trouOnOn On y trouvera aussi une bonne critique de Foucault, Deleuze, Guattari, et tutti quanti montrant leur parenté avec les libertariens et les apologistes du capitalisme absolu. On en déduira une proposition pour les amateurs de déconstruction: déconstruire toutes les idoles post-modernes, les Foucault, Derrida, et autres philosophes du même acabit et tous ceux qui croient qu'on peut éternellement leurrer les pauvres idiots ordinaires par une langue précieuse, contournée et aussi incompréhensible que possible. Je veux bien admettre qu’il y a quelque chose à sauver dans tout ce fatras de la « French Theory », Deleuze quand il se fait professeur et essaie d’expliquer Leibniz ou Bergson, mais pas L’Anti-Œdipe ou Mille plateaux. Peut-être le concept de « biopolitique » chez Foucault, mais pas grand-chose d’autre.
Je note encore ce passage désopilant sur le manque d'imagination des héros de la déconstruction. (pp 93 à 96) quand il propose en exemple de l’absurdité de la déconstruction des préjugés de sexe, de « race », etc., les préjugés « âgistes ».   Après tout, s’il suffit de se sentir femme pour être une femme, pourquoi ne suffirait-il pas de sentir jeune pour l’être. En effet, personnellement je me sens victime des stéréotypes « âgistes » puisqu'on me met à la retraite alors que mon âge ressenti n'est pas du tout mon âge sur l'état civil. Du reste puisque d'un homme qui se sent femme peut demander à être considéré comme femme sur l'état civil, pourquoi ne pourrais-pas demander qu'on recule de 10 ans ma date de naissance? Et nous, les victimes de préjugés âgistes, nous sommes nombreux !
Donc un livre à lire. Cependant, certains points me chiffonnent et ils concernent sans doute plus l’histoire de la philosophie que les conséquences qu’on en pourrait tirer aujourd’hui. Michéa fait des Lumières plus ou moins un « bloc libéral » qui serait responsable de la conception de la société comme agglomération d’individus menant des existences séparées et régie seulement par des règles « neutres » de coexistence des libertés individuelles. Cependant, cette vision est erronée car il y a plusieurs « Lumières ». Entre Voltaire et Rousseau, il y a un gouffre et pourtant Rousseau est bien un philosophe des Lumières. Jonathan Israël a soutenu de manière assez convaincante cette opposition entre les Lumières modérées et les Lumières radicales, courant qu’il fait remonter à Spinoza et aux penseurs hollandais proches de lui. Si le point commun des Lumières est la « foi dans le progrès », ce « progressisme » doit être conçu dialectiquement. Il est effectivement le porteur du mode de production capitaliste comme le soutient Michéa, mais aussi le porteur de la critique du mode de production capitaliste, il contient en lui « la conscience malheureuse » dont Hegel nous a donné la description. Ce caractère essentiellement contradictoire du progressisme permet de jeter sur l’histoire de la « gauche » en tant qu’elle s’identifie au progressisme un regard moins unilatéral que celui de Michéa. Un peu de dialectique ne nuit pas.
Denis Collin – 4 octobre 2018

mardi 13 février 2018

Le totalitarisme est-il un concept pertinent ?

C’est à Hannah Arendt que l’on doit l’élaboration la plus complète du concept de totalitarisme. Mais il serait erroné de réduire ce concept à sa formulation arendtienne. Mais on peut commencer par rappeler la généalogie du concept :

-        En 1923, Giovanni Amendola, un libéral italien définit comme « totalitaire » le régime fasciste. Il est vrai que le mot d’ordre de Mussolini était « tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État », formule choc qui conduit Amendola a définir le projet mussolinien comme celui d’un « État-Léviathan », par une référence très discutable à Hobbes.

-        En 1925, Mussolini revendique une « feroce volontà totalitaria » pour définir son entreprise.

-        En 1931, Carl Schmitt, théoricien de la « révolution conservatrice » parle du « totale Staat », l’État total.

-        En 1931-1932, Ernst Jünger (notamment dans son livre Der Arbeiter) développe le concept de « mobilisation totale ».

-        En 1934, c’est Marcuse et Paul Tillich qui usent du terme « totalitarisme ».

-        En 1936, le mot apparaît en France sous la plume de Jacques Maritain et Emmanuel Mounier.

-        Avec les procès de Moscou, commence à circuler dans l’opposition trotskiste le terme de « totalitarisme » pour définir le système stalinien.

-        En 1939, le pacte germano-soviétique précipite le débat et on essaiera de plus en plus de mettre dans la même catégorie conceptuelle l’URSS, l’Allemagne Nazie et le fascisme italien. L’Italien Bruno Rizzi développera même une théorie de la bureaucratisation du monde qui englobe le « new deal » dans ce processus général. On revient un peu plus loin sur la discussion dans le mouvement trotskiste.

-        Le concept s’éclipse pendant la guerre contre le nazisme mais reprend toute sa vigueur avec la guerre froide et la publication du livre de Hannah Arendt.

Mais le concept de totalitarisme reste assez flou. L’État totalitaire est-il une des formes paroxystiques de l’État moderne, le Léviathan hobbesien, pour reprendre Amendola ? Ou, au contraire, est-il le signe de quelque chose de radicalement nouveau, une organisation fondamentalement « antipolitique » ? On retrouverait ici Hannah Arendt qui  ne parle pas d’État totalitaire mais de système totalitaire. La nuance n’est pas mince et ouvre une discussion dont l’enjeu est capital : l’État totalitaire est-il un État au sens propre du terme et alors son existence pose un problème grave visant l’idée même de l’État en général ; ou, au contraire, l’État totalitaire est-il une forme pratiquement inédite de domination des hommes, une forme qui se développerait sur la décomposition interne des États ? Si on adopte la première hypothèse, alors se pose la question de la nature même de l’État. Certains auteurs, comme le juriste du régime nazi Carl Schmitt soutiennent que le pouvoir étatique est celui qui décide de la situation d’exception, et alors l’État nazi n’est qu’une forme tout à fait légitime de ce pouvoir souverain. S’appuyant sur une interprétation (« délirante » dit Léo Strauss) de Hobbes, Schmitt soutient la légitimité absolue des lois de Nuremberg de 1935. Pour les anti-étatistes libertariens ou anarchistes, l’État totalitaire apparaîtrait ainsi comme le révélateur de ce qu’est potentiellement tout État – ce qui explique sans doute la fascination exercée par Schmitt sur de nombreux auteurs classés à l’extrême-gauche (Chantal Mouffe, Étienne Balibar, etc.) : leurs jugements sur l’État sont à l’opposé de ceux de Schmitt mais ils partagent avec lui une problématique commune. Si l’on adopte la deuxième position, celle défendue par Hannah Arendt, alors le système totalitaire ne serait pas à proprement parler un État, mais au contraire une forme nouvelle de domination née sur les décombres de l’État-nation tel qu’il s’est constitué en Europe entre la Renaissance et le XXe siècle. Si cette deuxième hypothèse est la bonne, alors il faudra en tirer les conclusions, à savoir que les thèses anti-étatistes ne sont pas des remèdes contre le totalitarisme, mais bien plutôt des ingrédients de ce système.

1)             Critique de la théorie du totalitarisme

L’ampleur de l’œuvre de Hannah Arendt ne saurait être sous-estimée et, avec l’acuité d’esprit qui est la sienne, elle met en évidence des traits des régimes totalitaires qui vont souvent à l’encontre des idées communes – par exemple sur les rapports d’opposition entre États-nations et systèmes totalitaires. Il faut cependant souligner les limites de ses analyses. Elle-même reconnait que le mot ne s’applique stricto sensu qu’à deux régimes, l’URSS et l’Allemagne nazie.

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On remarquera que l’analyse de Hannah Arendt devrait conduire à distinguer clairement le nazisme des autres formes de fascisme – ce qu’elle ne fait pas et manque ainsi la dimension propre du fascisme. Le mot de « totalitarisme » vient certainement du mot d’ordre énoncé par Mussolini, « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État ». Mais le fascisme italien se distingue nettement du nazisme.  Tout d’abord le racisme n’y joue qu’un rôle annexe et il est d’abord un « produit d’importation » qui ne se développera qu’après la signature du pacte entre Hitler et Mussolini. Ensuite, aussi importante qu’elle soit, la terreur n’y a jamais atteint l’ampleur de celle du nazisme, et le contrôle sur la société resta relativement lâche par comparaison à l’Allemagne. On pourrait penser qu’il n’y a qu’une différence de degré, mais ce n’est pas le cas. La dictature fasciste ne s’est jamais transformée en système totalitaire, sauf peut-être dans l’ultime refuge du fascisme qu’a été la « république de Salo », établie par les nazis entre 1943 et 1945 sur les territoires contrôlés par la Wehrmacht. En suivant les critères définis par Hannah Arendt, on peut encore moins qualifier de fascistes les régimes de Salazar au Portugal et de Franco en Espagne. Ce n’est évidemment pas que ces régimes fussent des régimes moins dangereux et finalement plus « fréquentables ». Il s’agit seulement de définir des concepts précis et de ne pas se contenter de l’indignation morale.

Concernant la place de l’État d’ailleurs, il y a presque une opposition radicale entre nazisme et fascisme. Le nazisme ne considère par l’État comme la fin mais seulement comme un moyen de la domination absolue de la « race des seigneurs », du Volk. Au contraire, pour le fascisme, c’est l’État qui est la seule incarnation adéquate de l’esprit du peuple. Sans doute, on peut y voir une trace du hégélianisme qu’on retrouve chez Gentile et qui a séduit (pas longtemps) Croce.

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Il faut cependant remarquer que tous ces régimes fascistes et nazis ont des points communs qui les distinguent clairement de l’URSS. S’ils sont interventionnistes sur le plan économique, à des degrés divers (le premier ministre de l’économie d’Hitler, Schacht, était un fervent keynésien), cependant, ils défendent tous la propriété privée capitaliste. Les grands groupes allemands ou italiens ont financé les partis nazis et fascistes et ont été payés de retour. Il me semble que ce n’est pas une question secondaire ! Au contraire le régime soviétique a été d’un certain point de vue le gardien farouche de la propriété étatique héritée de la révolution d’octobre. Il l’a même poussée bien au-delà de que les bolcheviks avaient pu imaginer en 1917 et de ce que Lénine avait imposé en 1921 avec la NEP. Cette affaire est au centre de la controverse qui oppose en 1939-1940 Burnham et Shachtman d’un côté, Trotski de l’autre. Cependant, si Trotski se refusait à caractériser l’URSS comme un capitalisme d’État, il définissait le régime politique comme « régime totalitaire » (voir Défense du marxisme, 1939). Pour lui ce caractère totalitaire du régime politique était d’autant important que les pouvoirs et privilèges de la caste bureaucratique reposaient sur l’exploitation à son propre profit des « conquêtes d’Octobre », c’est-à-dire de ce que la révolution avait imposé. Le problème n’est pas de savoir si Trotski avait raison ou s’il agissait d’une discussion sur le sexe des anges. Mais il y a bien un enjeu : peut-on définir un régime politique sans prendre en compte les formes de propriétés qu’il défend ? Ici, l’expérience historique montre que cela a une certaine importance. La décomposition du « totalitarisme stalinien » va de pair avec les revendications d’une partie de la caste bureaucratique pour en finir avec la propriété « socialiste ». Dès la mort de Staline, l’affaire est réglée. Certains hiérarques, comme Beria, cherchent une réintégration de l’URSS dans le système capitaliste mondial. Beria a été liquidé parce que la caste dirigeante ne se sentait pas prête à se sacrifier sur l’autel de la restauration immédiate du capitalisme. Mais les tendances contradictoires ont continué d’agir souterrainement jusqu’à l’entreprise de Gorbatchev avec les soubresauts qui ont conduit à la liquidation de l’URSS. Et on peut dire qu’à bien des égards Poutine et ses amis hiérarques sont bien les héritiers légitimes de la vieille caste dirigeante … bien que le régime de Poutine soit certainement l’un des moins autoritaires de ceux que la Russie a pu connaître !

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Dans Les origines du totalitarisme Hannah Arendt souligne, sans d’ailleurs en tirer les conséquences qu’il en faudrait tirer, quelques différences majeures entre le système stalinien et le nazisme. Le rôle du mensonge y est fondamentalement différent. Le nazisme ment comme presque tous les régimes politiques pour des raisons stratégiques et tactiques : le cas le plus connu étant celui du secret qui a été organisé autour de la décision de la « solution finale » mise au point en  janvier 1942 à la conférence de Wannsee. Mais fondamentalement, le régime a toujours agi conformément aux principes proclamés par Hitler dès la publication de Mein Kampf.  Au contraire le système soviétique stalinien vit, par essence, dans la dissimulation. De retour d’URSS, où il avait été emprisonné quelques années, le communiste Ante Ciliga avait publié en 1938 un livre intitulé Dix ans au pays du mensonge déconcertant (1938). Effectivement le régime soviétique proclame le pouvoir de la classe ouvrière mais exploite les ouvriers, il se veut le modèle de l’émancipation humaine et organise la pire des oppressions. Chacun de ses actes contredit l’idéal communiste tel qu’il avait défini avant la révolution d’Octobre et tel que les partis communistes dans le monde entier continuent de le définir après 1917. En Allemagne nazie, on exécute des communistes ou des démocrates parce qu’ils sont effectivement des opposants au régime, alors que le régime soviétique exécute des communistes en les accusant d’être des agents de la Gestapo. De cet empire du mensonge, les procès de Moscou de 1936 à 1938 donnent une image terrifiante.

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Concernant la place de la terreur, on doit aussi souligner des différences essentielles. Le nazisme terrorise ses ennemis et les peuples de « sous-hommes ». La terreur soviétique s’est exercée contre de prétendus « ennemis de classe » mais aussi et surtout contre l’appareil soviétique lui-même. Les « koulaks » victimes de la collectivisation de l’agriculture n’étaient pas ennemis du régime, mais des gens qui avaient suivi la ligne de la NEP impulsée par Lénine et s’étaient, pour certains, maigrement enrichis en mettant en œuvre les préceptes de Boukharine, éminent dirigeant du PCUS à l’époque. Quant aux grandes purges des années 36-38, elles ont visé avant tout les cadres du parti et de l’administration soviétique, et elles ont fonctionné comme un système de « mobilité sociale ». Quand on affirme que 15% des cadres sont des traitres, cela fait des centaines de milliers de postes de direction, à tous les niveaux qui vont se libérer ! Une fois les SA de Röhm éliminés lors de la « nuit des longs couteaux », le régime nazi au contraire n’a plus eu à avoir recours à des purges massives à l’intérieur de l’État et du NSAPD.

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La dimension raciste, essentielle dans le nazisme, ne joue qu’à la marge dans le système stalinien. Le prétendu « complot des médecins juifs » date de la veille de la mort de Staline et il fait partie des éléments qui ont conduit au grand virage de l’Union Soviétique après la mort de Staline. Le système stalinien n’est raciste qu’accidentellement, si j’ose dire. On connaît les remontées d’antisémitisme dans la Pologne de Gomulka… mais pour une fois le gouvernement ne faisait que suivre les humeurs du peuple en ressortant le vieux bouc émissaire pour détourner la colère des difficultés politiques et sociales. En Pologne, ce n’est pas le stalinisme qui a enfanté l’antisémitisme, c’est plutôt le vieux fond antisémite qui a « contaminé » le stalinisme. On voit bien aujourd’hui comment cet antisémitisme fait retour alors le stalinisme a été éradiqué. Pour le nazisme au contraire le racisme est l’essence du régime qui doit assurer la domination du Volk. Pour le fascisme de Mussolini, c’est un racisme d’emprunt tardif qui n’apparaît vraiment qu’après le « pacte d’acier » avec Hitler (1939) et sera renforcé dans la phase d’agonie de la république de Salò. Mais avant cela les Juifs se sentaient plutôt en sûreté dans l’Italie fasciste (voir, sur le changement dû au pacte Mussolini/Hitler, Le jardin des Finzi-Contini, le roman de Giorgio Bassano dont Vittorio de Sica a tiré un très beau film). Notons qu’en 1921, neuf députés juifs fascistes sont élus, dont Aldo Finzi, mis en cause dans l’assassinat de Matteotti et exclu du parti fasciste seulement en 1942… Les Juifs d’Italie étaient parmi les mieux intégrés de toute l’Europe.

2)             Examen de quelques régimes prétendument totalitaires

Au sens de Hannah Arendt, il n’existe aucun pays totalitaire aujourd’hui. Stricto sensu, le totalitarisme s’est délité en URSS après la mort de Staline, avec le rapport Khrouchtchev et la dénonciation des « crimes de Staline »,

La Chine a toujours été profondément différente de l’URSS et jamais une caste toute puissante n’a réussi à se stabiliser durablement. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping et au tournant vers l’économie de marché, l’histoire du régime chinois est celle d’une série de crises profondes qui, à chaque fois, ébranlent l’appareil d’État tout entier : les « cents fleurs » (1957), le grand en avant (1963) et surtout la révolution culturelle (1966) avec ses multiples rebondissements jusqu’à la mort de Mao, ces évènements proprement révolutionnaires ne sont pas simples purges (même s’il y a aussi des purges) mais des guerres civiles.

Le cas cubain est non moins clair. Que Cuba soit une tyrannie, c’est l’évidence, mais ce n’est pas un système totalitaire. Le castrisme n’a jamais pu embrigader totalement la population : les méthodes importées d’URSS se sont sérieusement diluées sous le soleil des tropiques ! Il y a bien eu des tentatives de mobilisation totale de la population, tentatives puissamment aidées par la menace toute proche des États-Unis (la bataille du sucre), mais ces tentatives ont surtout désorganisé le pays. Le castrisme, s’il était devenu idéologiquement proche de l’URSS, est en fait une variante du « populisme » latino-américain. La répression contre l’opposition et le contrôle des populations, si abjects qu’ils aient été, sont resté dans une norme hélas courante sur ce continent : la dictature militaire brésilienne qui a duré 20 ans a été particulièrement sanguinaire, pour ne rien de la dictature militaire au Chili ou en Argentine, tous régimes que personne n’a jamais proposé de qualifier comme des régimes totalitaires. Mais les régimes populistes, le régime cubain s’est appuyé sur une rhétorique anti-impérialiste qui était celle du péronisme, de l’APRA, etc. Le castrisme est apparu comme le seul anti-impérialisme conséquent en Amérique Latine, d’où le prestige dont il a longtemps bénéficié dans le reste du continent. À certains égards, l’homme politique cubain dont les ambitions se rapprochaient le plus de la construction d’un système totalitaire était Che Guevara qui voulait que la révolution produise un « homme nouveau ». Régis Debray dans Loués soient nos seigneurs a dressé de Guevara un portrait à la fois admiratif et impitoyable de cet homme qui aimait les masses (abstraites) mais détestait les individus. Mais Guevara a choisi la voie du sacrifice en allant à la mort en Bolivie dans une improbable de guérilla méprisée par les paysans locaux.

La seule notable exception est le Cambodge des Khmers Rouges qui semble une expérience de laboratoire souvent très ressemblante avec les pires dystopies du siècle dernier. Bien qu’appuyé par les États-Unis et la Chine, ce régime n’a duré que quelques années.

3)             Le totalitarisme aujourd’hui

Donc, si on peut bien appeler totalitaires ces deux régimes, le nazisme et le système stalinien (et ceux qui leur ressemblent), les différences sont substantielles et on se demande bien quelle est l’utilité d’une catégorie qui ne regroupe que deux exemples profondément différents. Ces différences substantielles ont des conséquences historiques, politiques et morales non négligeables. Du reste l’antagonisme entre les deux régimes était irréductible et la Seconde Guerre Mondiale après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne l’a montré tragiquement. Il est, en outre, assez facile de montrer que ce n’était pas la même chose, au point de vue moral, d’adhérer au nazisme en 1942 et d’adhérer à un parti communiste ! De tout cela on pourrait déduire que le concept de totalitarisme est peu opératoire en l’état actuel. Il peut être dissout dans des catégories plus restrictives ou au contraire élargi.

On pourrait très bien concevoir des régimes proprement totalitaires sans terreur, sans racisme, sans système de parti unique, mais néanmoins capables de soumettre toute la population à un contrôle presque total, de coloniser les consciences par des moyens insidieux d’une propagande omniprésente au point de n’être plus visible, et de mettre véritablement en œuvre le programme des régimes dits totalitaires du XXe siècle, à savoir la fabrication d’un homme nouveau. Il ne serait besoin ni de rééduquer massivement la population dans des « camps de rééducation » par le travail (façon soviétique ou chinoise de l’époque de la « révolution culturelle »), ni de pratiquer un eugénisme brutal en massacrant tous les individus non-conformes. L’ingénierie génétique suffirait amplement. Redéfini ainsi, le totalitarisme n’appartiendrait plus spécifiquement à un XXe siècle dominé par des « idéologies meurtrières » pour reprendre un lieu commun paresseux ; il serait plutôt cet avenir radieux, de « bonheur insoutenable » peint par les grandes dystopies du siècle passé.

Voyons cela dans le détail quelles sont les tendances fortes à l’œuvre dans nos sociétés qui conduiraient à un totalitarisme d’un genre nouveau, un totalitarisme presque séduisant.

a)           L’affaissement du politique

Hannah Arendt a raison de pointer le caractère antipolitique des systèmes totalitaires du XXe siècle et je retiens volontiers comme une des premières caractéristiques du totalitarisme qui vient. La tendance vient de loin. Dans les années 30, le groupe X-Crises qui a donné des armes intellectuelles à toutes sortes de courants aussi bien socialistes que fascistes militait pour un gouvernement technoscientifique remplaçant avantageusement le système parlementaire usé jusqu’à la moelle. Les thèses de Bruno Rizzi sur la bureaucratisation du monde vont dans le même sens, bien que Rizzi n’appelle pas de ses vœux cette bureaucratisation du monde : remplacement de la lutte des partis par l’organisation bureaucratique rationnelle de l’État, selon là encore une tendance que Max Weber avait décelées au cœur même de la société capitaliste libérale : la formation d’une « cage d’acier » bureaucratique pour encadrer toute la société.

Les grandes tendances politiques de l’après-guerre se sont moulées dans ce chemin ouvert par les technocrates d’avant-guerre. Le gouvernement technocratique, c’est-à-dire le gouvernement de la « compétence technique » tend à s’imposer partout et à remplacer le vieux parlementarisme. C’est l’ancien trotskiste Burnham qui publie Managerial Revolution où il va jusqu’au bout des idées qu’il avait défendues dans la discussion de 1940 avec Trotski.

La caractérisation exacte de ces nouvelles formes étatiques a été l’objet de discussions assez byzantines dans les différentes sphères du marxisme. En s’appuyant sur les analyses du 18 brumaire de Louis Bonaparte de Marx, on a vu du bonapartisme partout et effectivement un peu partout l’exécutif tend à s’élever au-dessus de la société et de sa représentation politique. Mais c’est encore essayer de penser le neuf avec les catégories anciennes. Laissons les morts enterrer leurs morts ! Il n’est plus question de mettre la société sous le règne du sabre et du goupillon mais de supprimer la politique comme enjeu possible de luttes. A la place du gouvernement, la gouvernance, c’est-à-dire le pilotage technique neutre et incontestable doit être instauré. On passe du gouvernement des hommes à l’administration des choses pour reprendre la formule de Saint-Simon. Si le bonapartisme ou les diverses formes de fascisme sont plutôt repliés sur les frontières nationales, la nouvelle gouvernance est libérale et complètement intégrée au processus de mondialisation. Fondamentalement, si nous repartons des analyses de Hegel, la structure classique de la totalité organique de la Sittlichkeit (les « bonnes mœurs) et de l’État s’articule dans des sphères autonomes (la famille, la société civile bourgeoise et l’État). Mais avec les formes modernes de l’organisation politique, cette articulation tend à disparaître. La fusion entre gouvernement et administration est une tendance lourde déjà ancienne (notamment en France avec le rôle de l’ENA comme vivier pour les partis politiques). La fusion entre l’organisation politique et les sommets de la finance et de l’industrie est également en bonne voie. Elle est également en train d’absorber tout ce qui pouvait rester d’esprit indépendant dans les universités et le monde de la recherche en voie de privatisation accélérée. L’idéal que l’État corporatisme avait dessiné est en train de s’accomplir à l’abri de l’idéologie que l’on continue d’appeler, on ne sait trop pourquoi, « néolibérale » alors qu’elle n’a plus que de très lointains rapports avec ce que fut jadis le libéralisme.

Cette fusion entreprises/État se traduit dans la transformation profonde des partis politiques qui deviennent des « partis-entreprises ».  Le premier exemple d’un tel parti est Forza Italia fondé par Berlusconi mais mis sur pied en réalité par un consortium d’entreprises spécialisées dans la publicité, les médias et le marketing. Mauro Calise dans son livre Il partito personale. I due corpi del leader, (Editori Laterza, 2000, 2010) analyse avec justesse ce processus que l’on retrouve aussi dans le Labour party britannique à l’époque de Blair (le départ de Blair a sensiblement changé la donne). Le point de départ de la réflexion de Calise est le phénomène Berlusconi : en quelques mois, en l’an 1994, Silvio Berlusconi, entrepreneur richissime, à la tête du groupe Fininvest, omniprésent dans les médias et l’édition en Italie, mais aussi dans bien d’autres secteurs, crée presque de toutes pièces un parti politique, Forza Italia qui remporte les élections. Une armée de professionnels, œuvrant avec la discipline entrepreneuriale bouleverse l’échiquier politique italien, signant l’arrêt de mort des « partis dinosaures », la DC, le PSI et le PCI. « Le succès du parti personnel est lié à la parabole, longue et tenace, de Silvio Berlusconi. C’est avec lui que, dans le jargon courant, le terme a été identifié ». Mais si l’exemple italien semble le plus net, Calise montre qu’il s’agit d’un processus général, commun à presque toutes les démocraties. Il rappelle le cas du parti créé par le milliardaire américain Ross Perot et analyse assez longuement la transformation du vieux Labour en « New Labour ».

Par-delà les spécificités italiennes, c’est en effet un phénomène général. Dans une première étape, la démocratie ne connaissait en matière de partis que des rassemblements plus ou moins informels derrière des notables. L’apparition des partis de masse, intermédiaires entre le peuple et les instances étatiques est un phénomène plus récent. Le prototype de ces partis, que Calise mentionne à peine d’ailleurs, est le SPD d’avant la Première Guerre mondiale, une organisation considérable numériquement et par ses ramifications dans le monde ouvrier et qui a été le terrain d’étude privilégié de Robert Michels. C’est à propos du SPD qu’il a formulé la « loi d’airain » de l’oligarchie, c’est-à-dire la tendance au conservatisme des appareils des organisations, indépendamment de l’idéologie professée (voir sur sujet on pourra consulter notre article sur La théorie des élites). Les grands partis démocrates et républicains sont une autre forme de ces partis de masse et la première République italienne a été dominée par la Démocratie chrétienne, exerçant le pouvoir central et souvent alliée au PSI, et, dans l’opposition le PCI qui revendiquait jusqu’à 2 millions d’adhérents et un tiers des électeurs, au plus haut niveau de l’ère Berlinguer. Calise expose le processus et les causes de ce déclin de ces dinosaures, avec pour conséquence la montée des leaders, des chefs charismatiques, une ascension qui ne concerne pas seulement les leaders nationaux, mais aussi les leaders locaux, pas seulement les grands partis, mais aussi les petits.

On trouve des analyses convergentes dans Post-Démocracy de Colin Crouch, publié en 2004 (Polity Press Ltd), un petit livre dont on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas été traduit en français tant les questions qu’il aborde se trouvent au cœur des interrogations de ceux qui s’intéressent à la chose politique.

La thèse de Colin Crouch est que nous vivons un changement fondamental de période historique, puisque nous entrons maintenant dans la « post-démocratie ». Alors que les secteurs de la gauche traditionnelle ont tendance à penser les transformations récentes sur le monde de la régression (nous aurions accompli un cercle qui nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire au 19e siècle), Crouch prend l’image de la parabole :après une phase de mobilisation et de conquêtes dès la fin du 19e et au cours du 20e siècle, le mouvement ouvrier et la démocratie égalitaire sont maintenant entrés dans une phase de déclin, qui n’est pas un retour en arrière mais l’entrée dans une nouvelle période historique. Les traits de cette période : remise en cause du compromis keynésien, perte d’influence des organisations ouvrières, régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. Se plaçant clairement du point de vue d’une démocratie égalitaire, opposée à la « démocratie libérale », Crouch analyse de façon très lucide la transformation de la vieille gauche socialiste et social-démocrate en un nouveau « centre-gauche » qui a abandonné les valeurs et les revendications démocratiques égalitaires au profit d’une intégration, pas toujours porteuse de succès, dans l’âge de la post-démocratie.

Il faudrait ajouter une autre dimension : la constitution d’une nouvelle classe dominante « hors sol », car ce n’est plus à l’échelle nationale que les choses se jouent, mais à l’échelle de la transnational capitalist class qu’a très bien étudiée Leslie Sklair dans le livre éponyme.

On peut dire que la politique « à l’ancienne », comme art de gouverner les hommes exercé dans un contexte agonistique est morte. Et avec elle, l’État-nation. On retrouve ici quelques-unes des intuitions de Hannah Arendt qui montre justement le lien entre la montée du totalitarisme et la subversion de l’État-Nation.

NOTE 2022 : l’expérience de la présidence d’Emmanuel Macron (2017-2022) s’inscrit pleinement dans ces analyses. Remarquons cependant que le « parti du leader » est une tentation qui englouti à peu près toute la vie politique française. Les divers mouvements soutenant Mélenchon ne sont plus des partis politiques au sens classique mais bien de ces nouveaux partis entreprises tels que Calise les a analysés.

b)           L’effacement de la vie privée et la destruction de l’intimité

On ne peut penser l’État sans passer par Hegel. Je viens de le rappeler à propos de l’articulation famille/société civile/État. Si la fin de l’État est la liberté, celle-ci suppose aussi la possibilité pour l’individu de choisir la vie qu’il veut mener et de disposer d’un lieu à lui où il peut se mettre à l’abri du monde. Je me contente ici de dire quelques mots que l’on tirer des analyses de Marcuse concernant la « désublimation répressive » (voir mon livre consacré à Marcuse). Celle-ci caractérise un affaiblissement de la répression libidinale donc une diminution du besoin de sublimation corrélative à une orientation de la libido vers les besoins du système capitaliste. Et donc, avec cette désublimation, le contrôle des valeurs sociales dominantes est accru. Le « sexy » est une valeur sociale, comme le savent puis longtemps les publicitaires et les DRH. L’exposition permanente aux regards – particulièrement exprimée dans l’architecture de verre et d’acier, dans les organisations du travail en open space, etc. – participe de cette prégnance absolue du contrôle social sur les individus, au point que, comme le note encore Marcuse, la solitude, refuge de l’individu contre la société, est devenue impossible. Ainsi, « la barrière qui séparait autrefois la vie privée de la vie publique s’est brisée. » L’internet nous donne aujourd’hui un concentré des analyses de Marcuse. La désublimation y prend toutes sortes de formes, dont la forme de la pornographie à la portée de tous et de l’abolition de l’idée même d’intimité, puisque cette pornographie vise à abolir la frontière entre le réel et l’imaginaire fantasmatique – le « porno amateur » occupant une part grandissante du marché. La question n’est pas de dénoncer la pornographie en tant que telle – nous laissons cela aux puritains – mais de comprendre ce que produit la technologie et en quoi elle est la cause de la désublimation. « Cette mobilisation et cette manipulation de la libido expliquent en grande partie la soumission volontaire des individus, l’absence de terreur, l’harmonie préétablie entre les besoins individuels et les désirs, les buts et les aspirations exigés par la société. » On pourrait même aller un peu plus loin que Marcuse. Cette sphère de non-conformisme privé était absolument nécessaire et faisait partie intégrante de la structure de la domination du mode de production capitaliste à l’époque de ce que Diego Fusaro appelle « capitalisme dialectique ». C’est l’existence même de cette sphère qui se manifeste dans la critique que les grands penseurs issus organiquement de la classe bourgeoise adressent au mode de production capitaliste – Rousseau, Kant, Fichte, Hegel et Marx en sont quelques très beaux exemples. À l’âge du « capitalisme absolu », cette sphère disparaît et la révolte est tout simplement en train de devenir impensable… sauf s’il s’agit d’une révolte pour la servitude comme dans le cas du djihadisme.

À « l’âge de la colonisation des consciences », à l’âge de « l’industrie culturelle » (une des cibles de Horkheimer et Adorno), à l’âge du développement rationnel des techniques de manipulation, « la domination se pétrifie en un système d’administration objective ».

Ainsi, la technique a atteint un point tel que la protection de l’intimité exige globalement qu’on soit débranché (« no plug »). Sur internet, prétendre avoir une vie privée, prétendre conserver une certaine intimité est quelque chose d’aussi dépassé que les réverbères à gaz et les calèches tirées par des chevaux. Le trafic commercial des données personnelles est aujourd’hui le moteur principal du système et c’est sur lui que se sont constituées de gigantesques entreprises capitalistes. Google est la première entreprise mondiale avec une capitalisation de 800 milliards de dollars pour 57150 employés. À titre de comparaison, Wal-Mart, la plus grande chaîne de magasins au monde a une capitalisation de 310 milliards pour 2,2 millions d’employés. Et que vend Google ? Nous.

c)           La surveillance généralisée

On sait bien que la surveillance des citoyens, y compris et surtout dans leur vie privée est essentielle à tout régime simplement autoritaire. Mais, par la force des choses, les régimes autoritaires d’antan ne pouvaient surveiller qu’un petit nombre de citoyens (leurs ennemis ou leurs amis proches, ce qui était parfois la même chose). Dans l’excellent film allemand La vie des autres donne un aperçu du travail de la STASI. Mais ce n’est une spécialité réservée à l’ex-RDA. Les grandes oreilles de la NSA écoutent le monde entier et en premier lieu les amis des États-Unis (on a appris que les téléphones portables de la chancelière allemande ou du président français étaient espionnés sans que cela suscite vraiment d’émoi. Les régimes tyranniques modernes et même les « démocratiques » reposent sur la surveillance généralisée. Le big brother d’Orwell est une réalité quotidienne, particulière en Oceana (c’est le nom qu’Orwell donne à la Grande-Bretagne dans 1984) qui est le pays qui compte le plus de caméras de surveillance au monde.

Les caméras ne sont que le moyen le frustre de la surveillance généralisée. Le développement des fichiers d’empreintes génétiques permet de pister les traces que les individus laissent partout. Dans les séries policières, on identifie le coupable en « moins de deux » grâce à ses traces génétiques et le spectateur est tout heureux que le méchant se soit fait prendre. Mais le spectateur devrait plutôt être inquiet ! Dans Un bonheur insoutenable de Ira Levin, les individus sont repérés parce qu’ils doivent toujours se déplacer avec un bracelet qui permet de les localiser. Nous nous sommes nous-mêmes mis le bracelet et il a nom « téléphone portable ». Notons que la surveillance est à la portée de tout le monde puisqu’on peut géo-localiser le téléphone portable de ses enfants (par exemple). Chez Amazon, les employés portent un bracelet de localisation et de guidage…  Il faut ajouter tout ce que permet le croisement des données, rendu possible par l’informatisation totale de la vie sociale : le premier contact avec quelque organisme ou quelque entreprise que ce soit commence par la saisie de données sur un terminal informatique. Pour achever le maillage, on prévoit la fin du « cash » et la généralisation du porte-monnaie électronique dans les années qui viennent.

NOTE 2022 : L’extraordinaire expérience de la pandémie au Covid-19 a plus que confirmé ces analyses. La France macroniste s’est mise dans les pas de la Chine en inventant sa propre version du « crédit social » avec le « pass sanitaire » puis le « pass vaccinal ». La domestication des individus (port du masque, gestes barrières, interdits de toutes sortes a fait de « progrès » que personne n’aurait imaginés il y a seulement quelques années.

d)           La mobilisation totale

Hannah Arendt faisait de la mobilisation totale une des caractéristiques du système totalitaire. Ce qui permet à Marcuse de qualifier la société moderne de société totalitaire, c’est qu’elle repose sur la « mobilisation totale ». C’est une société qui, dans ses secteurs les plus avancés, est à la fois une société de bien-être et une société de guerre. Voyons les grandes lignes qui permettent de la décrire :

« Les éléments de perturbation traditionnels ont été ou supprimés ou isolés, les éléments menaçants ont été pris en main. Ses caractères principaux sont bien connus : les intérêts généraux du grand capital concentrent l’économie nationale, le gouvernement joue le rôle de stimulant, de soutien et quelquefois de force de contrôle ; cette économie s’imbrique dans un système mondial d’alliances militaires, d’accords monétaires, d’assistance technique et de plans de développement ; les « cols bleus » s’assimilent aux « cols blancs », les syndicalistes s’assimilent aux dirigeants des usines ; les loisirs et les aspirations des diverses classes deviennent uniformes ; il existe une harmonie préétablie entre les recherches scientifiques et les objectifs nationaux ; enfin, la maison est envahie par l’opinion publique et la chambre à coucher est ouverte aux communications de masse. »

En un demi-siècle la situation n’a pas beaucoup changé, sinon en pire. L’économie capitaliste a triomphé à l’échelle de la planète entière et elle est beaucoup plus fortement intégrée ; la disparition de la classe ouvrière, comme classe, dans les pays les plus riches est en bonne voie. Le mot « ouvrier » est en train d’être rayé du vocabulaire usuel après avoir été rayé du vocabulaire politique et l’invasion de l’intimité par les techniques de communication de masse est désormais un fait patent avec le développement des nouveaux moyens de communication comme l’internet. Les marges dans lesquelles pouvait exister une forme différente d’organisation sociale et politique se sont singulièrement rétrécies. La démocratie n’existe plus dans la mesure où le système bipartisan l’emporte un peu partout. La « convergence des opposés » dont parle Marcuse est pratiquement achevée aujourd’hui. Non seulement le clivage droite-gauche appartient au passé, mais l’idée même d’un « mouvement ouvrier » opposé au capitalisme ou du moins défendant les intérêts de la classe ouvrière à l’intérieur même du capitalisme n’est plus portée que par quelques petits groupes nostalgiques.

Comme Marx l’avait déjà analysé, le mode de production capitaliste soumet de plus en plus la production à la « rationalité technique » (même si l’emploi de cette technique est finalement irrationnel). Le travail lui-même doit s’adapter à cette rationalité technique. L’exploitation du travailleur est désormais conduite scientifiquement. Il devient de plus en plus difficile d’imaginer un « univers de discours et d’action qualitativement différent ».

Un trait souligné par Marcuse est bien connu : c’est la perte du métier. Tous les métiers se ressemblent et « les travailleurs sont en train de perdre leur autonomie professionnelle, ce qui faisait d’eux une classe à part. Tout cela aboutit à des transformations profondes de la conscience de classe et donc « l’attitude négative de la classe ouvrière s’affaiblit ». Pour autant, l’asservissement des travailleurs au capital ne diminue pas. « Les esclaves de la civilisation industrielle avancée sont des esclaves sublimés, mais ils demeurent des esclaves. »

En troisième lieu, les changements dans l’organisation du travail et dans le mode de production transforment profondément la conscience des travailleurs. Il y a bien une « intégration sociale et culturelle » de la classe ouvrière dans la société capitaliste. Mais ce changement de conscience exprime une transformation des relations sociales elles-mêmes. L’interdépendance croissante que produit le développement technologique produit un attachement des travailleurs à l’entreprise. Marcuse cite des études qui montrent l’ardeur des travailleurs « pour participer à la solution des problèmes de la production ». C’est ce qui va se développer sous le nom de « toyotisme ». Une intensification des cadences rendues possibles en partie grâce à la participation des travailleurs à des groupes de recherche de solutions, une participation qui contribue puissamment à l’expropriation du savoir ouvrier.

La grande firme capitaliste n’est pas une organisation « purement économique » ; elle n’est pas seulement une machine à produire des choses, en l’occurrence des marchandises. Elle est une forme d’intégration totale, un système totalitaire à elle seule.

e)           La fabrication de l’homme nouveau

L’objectif de la société capitaliste à notre époque est maintenant clairement celui d’une transformation radicale de l’homme. « L’homme nouveau » était un slogan du communisme historique du XXe siècle. Il est l’objectif concret, en voie de réalisation du mode de production capitaliste d’aujourd’hui, celui qui a été libéré de la menace communiste. Ce dernier point à lui seul mériterait un très long développement. Contentons-nous de quelques remarques.

1)     Le mode de production capitaliste en lui-même doit façonner l’homme, celui que l’on appelle maintenant « ressources humaines ». Le concept de « réification », développé par Lukács, prolonge la réflexion de Marx sur le travail aliéné et ouvre la possibilité d’un véritable « devenir machine » pour l’être humain.

2)     La mécanisation sous toutes ses formes domine entièrement le monde de la vie. La procédure est le maître-mot. Elle induit progressivement une transformation de nos réflexes, de notre rapport au monde.

3)     La prise de contrôle des corps est déjà une histoire ancienne (voir Foucault et ses travaux sur le biopouvoir et la biopolitique). Parmi les institutions organisant le contrôle des corps, il faut faire un place particulière au sport (qui n’est pas une activité ni une distraction, mais bien une institution des plus importantes).

4)     La biologie est la science moderne par excellence. Elle permet d’envisager pratiquement une transformation radicale de l’humain, un HGM (ou humain génétiquement modifié). On envisage aussi une mutation fondamentale des conditions de production des humains, car le mot naissance ne conviendrait plus dès lors que l’exogenèse deviendrait une réalité.

5)     Il faut prendre tout à fait au sérieux ce qui se trame autour du « post-humanisme » ou du « transhumanisme », c’est-à-dire de l’unification du génie génétique, de la biologie des greffes et de l’informatique, surtout pour ce qui concerne l’Intelligence Artificielle. Certains pensent qu’il ne s’agit que d’un délire d’ingénieurs (souvent piètres biologistes). Sans aucun doute, il y a une part de vrai dans tout cela. Mais seulement une part. Que les rêveries ou les cauchemars transhumanistes puissent se réaliser n’est le problème. Il s’agit de créer une situation nouvelle dans laquelle l’idée même de liberté humaine aurait perdu toute signification.

4)             Conclusion

Redéfini ainsi, le concept de totalitarisme ne désignerait plus ni un passé enterré, ni futur très hypothétique, mais « le mouvement réel » qui se déroule sous nos yeux. Certains des traits que je propose prolongent la réflexion de Hannah Arendt. D’autres en diffèrent sérieusement. Et surtout j’ai éliminé la terreur, les purges, les bruits de bottes et la torture. Le totalitarisme sanglant est à la fois coûteux et instable. Le totalitarisme « doux » qui s’installe tranquillement par la colonisation des consciences (le fameux « softpower ») et par le bouleversement du monde de la vie pourrait très bien emporter la partie. Mais rien n’est joué. La crise du capitalisme peut fort bien secouer même les plus endormis, même les mieux anesthésiés.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...