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jeudi 23 juin 2022

La mort n’est rien pour nous ?

La mort n’est rien pour nous… dit Épicure, avec la plupart des autres philosophes grecs antiques. La mort n’est rien pour nous, car tant que nous sommes là, elle n’est pas là et quand elle y est, nous ne sommes plus ! Nous n’avons donc rien de commun avec elle. En outre, comme la mort est privation de sensation, elle ne peut nous procurer ni bien ni mal et donc elle n’est pas à craindre. Avec tout le respect que je dois aux maîtres anciens, que je révère très profondément, je trouve qu’il y a va un peu vite, le camarade Épicure !

Il est en effet impossible de prononcer l’expression e être mort » en tant qu’elle se rapporterait à soi-même comme sujet. « Je suis mort » est une expression dépourvue de sens, un simple bruit, sauf pour dire métaphoriquement « je suis épuisé ». Même « je serai mort », comme dans « quand je serai mort, je veux que X » est une phrase douteuse, car, quand je serai mort, je ne serai plus rien, pas même mort et donc je ne pourrai rien vouloir. C’est Spinoza qui a raison : la pensée de la mort est nécessairement une pensée inadéquate, car elle n’est une pensée de rien, une idée sans idéat, c’est-à-dire une impossibilité logique. Je peux regarder le cadavre de quelqu’un, mais au mort il manque toujours l’essentiel, être. C’est sans cela qu’Épicure entend par son fameux « la mort n’est rien pour nous », parce que nous n’en pouvons rien dire.

La syntaxe nous permet de prononcer toutes sortes de phrases sur la mort, mais la logique est beaucoup plus rétive. Elle ne se laisse pas faire ! César n’est pas au-dessus de la grammaire, disait-on. Mais surtout il n’est pas au-dessus de la logique. Et donc les belles phrases de nos maîtres, phrases qu’il est toujours bon de se répéter, sont des consolations philosophiques qui nous laissent devant l’indicible.

Il y a un deuxième aspect : la mort n’est peut-être rien, mais le problème commence quand il s’agit de mourir. Épicure a deux remèdes. En premier lieu, on peut supporter la souffrance, notamment en se remémorant les biens passés — tous les bons moments, tous les plaisirs entiers, sans contrepartie, toutes ces tranches de vie éprouvées dans la plénitude de l’être nous seront de précieux médicaments, dit-il. Psychologiquement, l’affaire se discute. Ces bons souvenirs pourraient bien rendre encore plus insupportable la souffrance présente. La deuxième solution est qu’on peut toujours abréger sa vie. Certes. Mais Épicure ignorant la puissance de la médecine et notamment de la médecine scientifique, qui permet de laisser en vie — si on appelle ça une vie — des centaines de milliers et des millions d’individus qui ne peuvent même plus traîner leur carcasse. C’est cela qui pose la question de l’euthanasie et rien d’autre. L’euthanasie n’est pas un droit et encore moins « un droit à mourir dans la dignité ». Cette question se pose comme problème social parce qu’il est devenu intolérable de mourir, parce que, comme l’a dit un homme politique, nous pouvons vaincre la mort (sic). Et pourtant, nous allons mourir (un jour).

Il y a un troisième aspect : ma propre mort n’est rien pour moi, mais celle des autres peut-être tout pour moi ! Je n’ai pas vraiment peur de mourir — encore que l’on se débarrasse difficilement de l’angoisse de la mort — mais la mort possible de ceux qui me sont chers me terrifie. Quand on atteint un certain âge, on traîne avec soi un cortège de disparus. Les fantômes existent : ce sont les pensées que nous avons de nos morts, à qui on voudrait parfois encore dire un mot et qui ne n’entendront pas. Comment faire avec ça ? Épicure n’a pas d’autre réponse que l’amitié. Et voilà une nouvelle version, inattendue, du célèbre « l’enfer, c’est les autres » !

Il ne reste qu’à s’arranger avec la mort. Les croyants s’arrangent à leur façon en espérant la vie éternelle. C’est ce qu’ils disent. Mais je n’en crois pas un mot. L’expérience montre les croyants craignent la mort autant que les non-croyants et ceux que la foi aide à mourir en paix ne sont sans doute pas plus nombreux que ces sages qui s’apprêtent à quitter ce monde en sachant que « seuls les atomes sont éternels ». Dans le film de Denys Arcand, Les invasions barbares, Rémy meurt au moment qu’il choisit, entouré de ses amis, se remémorant les meilleurs moments de leur vie… Qui ne voudrait pouvoir en faire autant ! Dans la sacralité qui entoure la mort, l’important n’est sans doute pas dans la foi dans la vie éternelle, mais dans le rituel, rituel dans lequel les catholiques — selon mon expérience — sont insurpassables. La mise en scène d’un enterrement permet aux vivants d’accepter la mort et permet au mort de vivre encore un peu dans l’âme des vivants. L’enterrement, c’est à la fois la défaite des prétentions de la technoscience médicale et un témoin, pour l’heure encore vivant, de l’éternelle condition humaine, même si la modernité vise à nous débarrasser du souci de la mort, tout ce qui tourne autour des funérailles étant pris en charge techniquement, par des gens compétents et sans affects.

Dans le christianisme, la promesse la plus extravagante et la plus extraordinaire est celle de la résurrection des corps, car le christianisme n’est pas un dualisme et les chrétiens savent bien que sans corps l’âme va s’ennuyer ferme ! L’idée de la résurrection des corps n’est pas si absurde qu’elle en a l’air : elle proclame que c’est la vie humaine, en tant que telle, qui est éternelle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas soumise au rythme des horloges, mais peut se penser par elle-même. Spinoza dit : « j’entends par éternité l’existence elle-même ». Rien de plus profond !

Le 23 juin 2022

samedi 11 juin 2022

De la politisation de l’intime

La séparation entre public et privé a été parachevée à l’époque moderne. Elle définit des limites à l’intrusion de l’État dans la vie des individus et dégage une marge d’action : le droit de choisir son occupation, la liberté d’aller et de venir, etc. Le domaine privé n’est pas hors la loi, mais la loi le protège. Or le développement des États modernes remet en cause cette séparation, ne serait-ce que par l’extension infinie du domaine de la surveillance et la multiplication des lois restreignant les libertés individuelles élémentaires. J’ai eu l’occasion de dire ce qu’il fallait en penser dans La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011. Il y a un point que je voudrais développer maintenant, celui de la politisation de l’intime.

L’intime ne saurait être confondu avec le privé. Il en est un domaine particulier, celui dans lequel les individus sont entièrement libres de leurs choix tant qu’ils ne mettent pas en cause la liberté des autres. L’intime est opposé à toute forme de publicité et à toute forme de « mise en commun ». On sait combien est liberticide la pose de caméras ou de micros à l’intérieur du domicile privé. Il y a là quelque chose du domaine de l’effraction et même du viol. L’intime a à voir avec ce qui est caché, ce qui ne regarde pas les autres. On se cache pour faire ses besoins et on ne fait pas l’amour en public ! Il y a aussi nécessairement des états de notre conscience que nous voulons taire. Ce plus intérieur qu’est l’intime est la demeure inviolable de l’individu.

Or, chose surprenante, en apparence, l’intime est maintenant exposé aux yeux de tous. La communication téléphonique puis par internet permet déjà cette atteinte à l’intimité. Quand j’envoie une lettre, son destinataire l’ouvre quand bon lui semble et peut même la jeter à la poubelle. Le coup de téléphone est déjà plus intrusif : il me surprend dans n’importe quelle circonstance, il sonne comme un rappel à l’ordre. Tous les dispositifs techniques qui envahissent aujourd’hui notre monde participent de ce que Maurizio Ferraris a appelé « mobilisation totale ». Nous sommes en quelque sorte transplantés sans quitter notre domicile dans ces lieux où l’intimité est réduite au minimum (internats à l’ancienne, chambrées à l’armée). La communication vidéo, si pratique, participe aussi de ce processus global.

Nous n’avons pas besoin d’être soumis au regard de Big brother. Nous avons nous-mêmes entrepris de mettre partout dans notre vie le regard de la « chose » numérique. L’abolition de l’intime touche aussi particulièrement le domaine de la vie sexuelle. Dans La volonté de savoir, Michel Foucault avait bien mis en lumière cette obsession du discours sur la sexualité, cette volonté d’arracher les secrets les plus intimes. Mais ce qui était jadis circonscrit au confessionnal (« mon père, pardonnez-moi d’avoir eu des pensées ou des actes impurs, seul ou avec d’autres ») est maintenant une obligation presque civique. Il y a déjà pas mal de temps, on a incité les homosexuels à faire leur « coming out ». C’est déjà de la préhistoire. Les « pratiques » sont devenues des « orientations » sexuelles qui permettent de faire entrer les individus dans la cage d’acier de la sexualité moderne, normalisée, validée par l’instance « psy ». LGBTQNA++, voilà la loi et les prophètes ! Il y a là une disciplinarisation du sexe qui dépasse tout ce que les époques antérieures avaient pu imaginer. L’intime n’existe plus, car ne pas vouloir confesser sa binarité, c’est cacher un secret ! L’apologie du « trans » dès l’école et l’autorisation donnée d’entamer la transition des enfants (sous contrôle psy évidemment !) s’inscrit dans une vaste offensive contre la sexualité elle-même (« Faut-il en finir avec le sexe ? ») ou, à tout le moins, sa mise au pas.

C’est ainsi que le discours du nouveau sexe, pardon, du « genre », a envahi l’espace public au point de le saturer. On peut sans rire demander l’inscription dans la constitution du droit de chaque individu à déclarer, quand bon lui semble, son changement de genre. Qu’un homme politique, jadis réputé sérieux, ait pu se prononcer pour une revendication aussi inepte en dit long sur l’état de décomposition sociale et morale de notre société. Une candidate aux élections législatives, ancienne candidate à la présidentielle, a demandé qu’une loi établisse la répartition des tâches ménagères à l’intérieur du couple.

Il serait utile de « désexualiser » le discours public, c’est-à-dire de réduire la place qu’on a donnée à ces questions qui ressortissent à l’intimité. Chacun fait ce qu’il veut, chacun prend son plaisir comme bon lui semble, mais évidemment cela ne regarde ni les lecteurs de journaux, ni les politiciens. Ne regardent l’ordre politique que la législation du droit civil (droit du mariage, droit de la nationalité, etc.) et la protection de l’enfance. Deux exigences donc : qu’on en finisse avec le sociétal qui ne sert qu’à évacuer du débat politique les questions sociales majeures. Qu’on rétablisse la valeur et la protection de l’intime.

Le 11 juin 2022

samedi 10 avril 2021

La force de la morale (présentation)

Présentation en vidée du livre La force de la morale  par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak (2020, éditions R & N)



jeudi 23 janvier 2020

La morale du consentement en question


Le titre du livre de Vanessa Springora, Le consentement, est à la fois ironique (l’homme mûr a mis dans son lit une jeune fille « consentante ») et inquiet. Inquiet parce que le récit de Mme Springora nous confronte à la question épineuse du consentement, non pas seulement du consentement des jeunes filles, mais du consentement en général. Évidemment, que les exploits de Gabriel Matzneff aient pu passer pour de la littérature pendant si longtemps, c’est déjà inquiétant. Il écrit si bien, disait-on ! Comme si ce qu’il écrivait était de la fiction, lui qui confessait son goût pour ce « troisième sexe » formé par les garçons et les filles entre dix et quinze ans… Matzneff s’était vanté sans que cela choquât l’honorable société des gens de lettres d’avoir sodomisé des garçons de 10 ou 11 ans lors d’un voyage dans quelque contrée asiatique spécialiste du tourisme sexuel. Voilà pour la partie visible de l’affaire, pour ce qui a fini par constituer, à juste titre, un scandale. Mais si l’on s’en tient là, tout cela sera inutile. Ce dont il s’agit au fond, c’est de mettre à nu, sans esquive et sans faux-fuyant tout ce qui se cache dans la « société du consentement » et pas seulement du consentement dans les choses sexuelles.
Le consentement, c’est d’abord et avant tout ce qui conclut un contrat. Si les deux parties ont consenti, le contrat est valide. Les partisans de la « morale minimale » font du consentement l’ultima ratio de la morale. L’État n’a rien à dire à propos quelque chose qui se passe entre personnes privées consentantes. Rien à dire, par exemple, contre les pires pratiques sadomasochistes dès lors qu’il s’agit d’adultes consentants. Dans son livre, L’individu qui vient, Dany Robert Dufour rappelait cette histoire passablement glauque de deux notables faisant subir à l’épouse de l’un d’entre eux les pires avanies avant de poster sur internet la vidéo de leurs exploits. Le mari avait été condamné par la justice belge pour « coups et blessures ». L’affaire alla jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme qui considéra qu’il s’agissait de la vie privée et de « l’autonomie personnelle » des individus en question. Par conséquent, la Cour conclut que « le droit pénal ne peut en principe intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties, qui relèvent du libre arbitre des individus », sauf « des raisons particulièrement graves », ici en l’espèce réunies, puisque l'épouse demandait sans succès l’arrêt des blessures qui lui étaient infligées et était ainsi privée du moyen d’arrêter « une escalade de violence ». Ce n’est que dans la mesure où, dans cette affaire, l’auteur des blessures a continué malgré la demande de la masochiste, que la Cour estime que la condamnation du sadique par le juge pénal belge est justifiée. Autrement dit, le consentement n’a aucune espèce de limite dès lors qu’il reste dans le domaine privé. La « morale par agrément » défendue notamment par David Gauthier est une morale des contrats, conforme à la philosophie politique dominante chez les Anglo-saxons, une philosophie qui se retrouve à tous les étages du système juridique – voir notamment le rôle majeur que joue le pratique américaine des transactions (le plea bargaining) dans la procédure judicaire.
Que le consentement soit la condition minimale des accords, c’est suffisamment évident pour qu’il soit inutile de développer plus. Les relations sexuelles non consenties s’appellent « viol » et un don non consenti s’appelle un vol. Mais une condition nécessaire n’est pas une condition suffisante ! Que je dise « oui » (c’est le « performatif » du consentement) ne rend pas pour autant légal et encore moins juste l’acte auquel j’ai dit « oui ». Schématiquement, on peut définir trois dimensions du consentement qui vont venir compliquer sérieusement la tâche des minimalistes moraux.
Tout d’abord qui peut consentir ?
Tout individu est un sujet de droit, titulaire de droits inaliénables, mais tout individu n’est pas toujours en mesure d’exercer tous ses droits et pour cette raison d’ailleurs la loi se doit de défendre les droits de celui qui ne peut pas les défendre lui-même. Le consentement des enfants est loin d’être une affaire simple. On se passe du consentement des enfants pour les envoyer à l’école, mais qu’ils aient consenti à suivre un monsieur qui leur offre des bonbons à la sortie de l’école ne fait pas du détournement de mineurs un acte légal ! La loi fixe des âges auquel l’enfant entre graduellement dans le monde des adultes, dans le monde où il peut à la fois décider et être rendu responsable. Il y a, en France, une justice spéciale des mineurs. On peut infliger des sanctions pénales à un jeune entre 13 et 18 ans. Avant 18 ans, toutefois, le jeune prévenu bénéficie de l’excuse de minorité, excuse qui peut néanmoins être levée sur décision motivée du juge. Remarquons aussi, dans un autre ordre d’idées, qu’à partir de l’âge de 13 ans les enfants mineurs peuvent décider eux-mêmes chez lequel de leurs parents ils habiteront, en cas de divorce.
En matière sexuelle, la majorité est fixée à 15 ans, mais il n’y a pas d’âge minimum pour dire si une relation est consentante ou pas. Qu’un adulte ait des relations avec un mineur de moins de 15 ans est une violation de la loi, mais pas forcément un viol. Tous ces points sont en discussion aujourd’hui. Dans le cas Matzneff, l’écrivain était coupable de relations sexuelles avec mineure de moins de quinze ans, mais non coupable de viol sur la personne de Vanessa Springora. Vouloir confondre les deux, comme l’idée en est avancée par M. Macron, qui propose de présumer le non-consentement en-dessous de quinze ans, semble très contestable puisque l’on confond alors des choses très différentes et cette confusion rejaillirait immanquablement sur l’ensemble du Code pénal. Donc que Vanessa Springera ait été « consentante » ne suffit pas à disculper Matzneff, mais cela n’en fait pas un violeur. Le problème est ailleurs et en confondant les deux, comme le font les partisans de la présomption de non-consentement, on évite de poser ce problème plus grave !
Notons également que le consentement de certains majeurs peut être, lui aussi, sans valeur : les vieillards séniles ou les déments ne peuvent consentir. Par exemple, profiter de la faiblesse ou de la sénilité d’une personne pour extorquer un consentement est puni par la loi (abus de faiblesse) et un testament obtenu dans de telles conditions peut être annulé.
En deuxième lieu, il faut interroger les conditions de l’accord.
Les conditions sociales ou individuelles peuvent très bien aboutir à arracher le consentement d’une personne majeure et saine d’esprit. C’est ce qui arrive très souvent dans le cas de relations asymétriques. En période de disette, le vendeur de pain peut vendre son pain à n’importe quel prix tant qu’il trouvera un acheteur. Il exploitera ainsi la situation particulière en vue de s’assurer un avantage particulier. C’est pourquoi Robespierre avait fait prendre cette législation rigoureusement antilibérale sur le maximum auquel on pouvait vendre des aliments. Dans les relations de travail, il existe également une asymétrie radicale entre employeur et employé. Le contrat de travail est un contrat de soumission qui permet à l’employeur d’obtenir le consentement de l’employé… qui n’a pas d’autre choix que de consentir sous peine de se retrouver à la rue. Les libéraux n’aiment guère que l’on parle de ces choses désagréables à leurs oreilles libérales : pour eux le renard est libre et les poules sont libres de se faire manger avec leur consentement.
En ce qui concerne le consentement sexuel, il est assez clair que les relations consenties entre un monsieur d’âge mûr et une jeune fille sont des relations asymétriques : l’homme mûr exploite son avantage, parfois en toute bonne conscience, sur une adolescente qui se trouve dans la confusion des sentiments si caractéristique de cet âge et peut trouver un père de substitution avec lequel elle puisse avoir des relations sexuelles. Tout homme responsable, même s’il sait les sentiments de la jeune fille, devrait refuser d’y donner suite… et encore moins les susciter. Certes, la chose serait plus difficile à décider dans le cas où la différence d’âge est plus faible : que penser des relations entre un majeur de 18 ans et une mineure de 14 ans ? Sans changer le principe, on pourrait laisser la décision au discernement du juge si l’affaire était portée à la connaissance de la justice. Par ailleurs l’arsenal judiciaire en ces matières est déjà très complet – la corruption de mineurs par exemple est là pour protéger les mineurs des tentations que leur offrent des adultes. Mais, quoi qu’il en soit, il est clair que le consentement dans les relations sexuelles entre mineurs et majeurs ne joue que pour distinguer le viol du détournement de mineurs, ce qui n’est pas rien.
En troisième lieu, il faut déterminer quel est l’objet du consentement.
Consentir à apporter le café à son patron ou consentir à coucher avec lui, ce n’est pas la même chose. À l’intérieur des relations de travail, le contrat de travail et le droit du travail fixent les limites du consentement. C’est d’ailleurs pour s’affranchir de ces limites que les « libéraux » ont entrepris de détruire le Code du travail afin de pouvoir extorquer sous pression le consentement des employés à toutes les décisions patronales. On invoque le consentement dans le cadre des lois bioéthiques. Toute démarche de soin lourde (opération, chimio, etc.) requiert le consentement du patient. De même quand un patient est pris dans un traitement expérimental, il doit en être informé et doit donner son accord pour être cobaye. Il en va de même pour les dons d’organes. On demande toujours au donneur un « consentement libre et éclairé » et il en va de même pour le receveur. Mais ce que cela signifie n’est pas du tout clair. En quoi un patient gravement malade peut-il donner un consentement libre ? Et a fortiori que veut dire qu’il est éclairé puisque ce sont précisément les réactions à son traitement qui doivent éclairer le corps médical ? Mais il y a aussi des cas où le consentement est soit impossible – sauver un accidenté entre la vie et la mort, par exemple – soit discutable : celui qui refuse la transfusion sanguine qui le sauvera doit-il être laissé à son triste sort et doit-on le laisser mourir parce que telles sont ses convictions religieuses ? Plus, qu’en est-il quand c’est un enfant qui est en cause et que ses parents, type témoins de Jéhovah, refusent pour lui cette transfusion qui le sauvera ? Il semble bien que les médecins quand il s’agit de la vie du patient soient en droit de ne pas prendre en compte le consentement du patient ou du tuteur du patient.
Si l’on revient au cas abordé en introduction, jusqu’à quel point le consentement, par masochisme, à des tortures sadiques est-il admissible ? Poussé jusqu’au bout, le masochiste demande la mort. Si je demande à un proche de me tuer et que je couche mon consentement sur papier devant notaire, quelle valeur aura ce consentement quand mon « euthanasieur » passera à l’acte ? On voit que l’on touche très vite les limites de cette notion de consentement.
En vérité, le consentement n’est souvent ni nécessaire ni suffisant !
La place que le consentement occupe dans la réflexion morale contemporaine est liée évidemment à l’affaissement général de la morale et au fait qu’il n’existe plus guère que le droit pour faire tenir ensemble les individus dans la « société liquide ». Mais précisément le droit est toujours, et c’est tant mieux, restreint dans son champ d’application à ce qui est strictement nécessaire, alors que la morale, non pas la morale abstraite, mais la morale pratique et communément admise (l’éthicité, dirait Hegel) est seule apte à guider notre jugement. Si dans certains pays – et ce sera immanquablement le cas de la France dans un avenir très proche – les jeunes gens ne peuvent plus flirter sans avoir signifié officiellement leur consentement (il existe pour cela des applications sur téléphone portable), c’est tout simplement parce que les règles élémentaires de la civilité se sont dissoutes, parce que la confiance mutuelle dans des valeurs morales communes n’existe plus, parce que la simple courtoisie, la retenue dans les rapports entre les sexes sont désormais tenues pour des prescriptions hors d’âge. Dans le cas Matzneff, le problème n’est pas le consentement (ou non) de Vanessa Springora, mais l’absence totale de sens moral de ce vieux porc célébré par l’intelligentsia parisienne – C’est d’autant plus vrai qu’en l’occurrence il ne s’agissait pas d’un accident, d’une faiblesse soudaine chez un homme touché par le retour d’âge, mais d’un comportement théorisé et assumé, au point qu’il en a longtemps tiré gloire auprès de ses pairs…
Certes, si l’on suit ce raisonnement, il faudra retourner à cette horrible chose qu’on appelle morale et admettre que tous les individus ne peuvent se ramener à l’équivalent général « individu consentant », admettre que les parents et les enfants, ce n’est pas la même chose, que les jeunes tout juste sortis de l’adolescence et les vieux barbons ne peuvent être interchangeables, et même, que c’est terrible à dire, que les rapports entre les sexes ont soumis à des règles de pudeur et que les sexes ne sont pas, eux non plus, interchangeables. Il faudrait aussi en profiter pour mettre en question cette société des individus, sevrés de toute communauté, et qu’on laisse désolés face à monde où dans chaque acte de sa vie il faut être l’entrepreneur de soi-même. Ici on touche clairement aux implications les plus politiques de ces affaires morales.

Denis Collin – le 23 janvier 2020

dimanche 15 décembre 2019

La religion de la consommation

Il est des commencements célèbres. La Recherche de Proust : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Ou Aurélien d’Aragon : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide ». Le Capital de Marx propose lui aussi un incipit célèbre : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une gigantesque collection de marchandises ». « La richesse apparaît » dit Marx. Apparaît mais n’est pas cela ! Car la richesse n’est pas faite de marchandises ou pas seulement de marchandises. L’air, l’eau des sources, de la rivière ou de la mer, les paysages, les beautés que les siècles passés nous ont laissées à admirer, l’amitié et l’amour, voilà de vraies richesses ! Et ces richesses ne sont pas des marchandises. Même les biens que l’on pouvait accumuler dans les sociétés archaïques, toutes ces réserves de nourriture que l’on pouvait consommer d’un coup dans un potlatch, ce n’étaient pas des marchandises. La domination de la marchandise, voilà ce qui fait le propre de nos sociétés, depuis maintenant quelques siècles, mais qui prend aujourd’hui des formes particulièrement aiguës, ne laissant plus guère de place à ce qui pourrait n’être pas marchandise.
Pour qu’une chose soit une marchandise, il faut d’abord qu’elle soit produite, d’une manière ou d’une autre, par le travail humain, mais plus encore il faut qu’elle soit consommée à travers l’achat sur un marché. C’est pourquoi, à partir de la deuxième partie du XXe siècle, certains auteurs (je pense d’abord à Marcuse et aux théoriciens de l’école de Francfort) ont commencé à parler de « société de consommation ». C’était l’époque de l’accès généralisé à l’électro-ménager, aux choses en plastiques, aux autos pour le grand public. L’époque où Boris Vian chantait les « arts ménagers », l’époque où Georges Pérec écrivait « Les choses », l’époque des « trente Glorieuses » et de « Moulinex libère la femme ». On pourrait critiquer ce concept de « société de consommation », alors même que la plus grande partie de l’humanité reste privée du nécessaire, de l’eau, de nourriture saine et en quantité suffisante, de soins, etc. Et pourtant, ce concept peut être conservé et précisé pour trois raisons :
1)     La pauvreté persistante et parfois grandissante et les menaces qui pèsent sur l’avenir même de l’humanité découlent de la frénésie de consommation qui est le ressort de toute la vie sociale et économique. Ce que consomme la société de consommation, c’est le monde des humains.
2)     L’accumulation illimitée du capital est la finalité délirante de notre « système économique », et pour cette raison la consommation n’est plus le moyen de satisfaire les besoins humains, mais le moyen de stimuler la production pour augmenter la consommation pour stimuler la production. Nous sommes comme les hamsters qui tournent dans leur roue pour manger.
3)     La consommation revêt un caractère religieux, découlant de ce que Marx appelait « fétichisme de la marchandise » et en cela elle modèle les consciences et les comportements.
(1)
Si on veut distinguer le mode de production capitaliste de tous les modes de production antérieurs, on peut dire, schématiquement, que tous les modes de production antérieurs reposaient sur la nécessité de satisfaire les besoins : produire permettait de faire vivre assez mal les plus pauvres, les producteurs, et assez bien, les classes dominantes. La consommation ostentatoire était un des éléments nécessaires pour aider les dominants à montrer leur puissance et assurer ainsi leur domination sur les dominés. Avec le mode de production capitaliste, les choses changent. D’abord la consommation des dominants n’est pas du tout le but du système. L’éthique protestante (lire Benjamin Franklin) est une éthique dans laquelle le travail n’a pas d’autre finalité que l’accumulation. Se priver du luxe, refuser la consommation ostentatoire sont des comportements vertueux. Le but du mode de production, c’est la production de la survaleur pour permettre l’accumulation du capital. « Valorisation de la valeur », dit Marx. Et rien d’autre ! Ne parlons pas des besoins des ouvriers, qui, si minces qu’ils soient, sont toujours trop importants pour le capitaliste en lutte pour faire baisser ce damné « coût du travail ».
Problème : si ni le capitaliste ni l’ouvrier ne consomment, qui consommera les marchandises produites par le mode de production capitaliste ? Une partie importante de ces marchandises est consommées dans la production capitaliste elle-même : pour produire, il faut des machines, des matières premières, des produits semi-finis, etc. C’est tout ce que Marx, dans ses analyses du livre II du Capital fait entrer dans le secteur I, le secteur II étant celui des biens destinés à la consommation finale. Le problème, c’est que le secteur II trouve les moyens d’acheter les marchandises du secteur I en vendant ses marchandises, ses automobiles, ses plats préparés ou ses téléphones portables. Rosa Luxemburg, confrontée à cette question supposait que les capitalistes avaient donc toujours besoin de trouver des acheteurs en dehors de la sphère propre du mode de production capitaliste, comme les Anglais obligeaient les Indiens à acheter leurs tissus ou les Chinois à consommer de l’opium. Mais au fur et à mesure de l’expansion du mode de production capitaliste, il fallait trouver de nouveaux marchés et, la Terre étant limitée, un jour arriverait où ce ne serait plus possible et alors éclaterait la crise finale du capitalisme.
En fait le capitalisme a « trouvé » une autre solution : crises et guerres permettent de détruire massivement des marchandises et du capital et de relancer la machine économique. La dette publique, les investissements dans l’économie d’armement, toutes les formes du capital fictif permettent d’administrer au mode de production capitaliste des drogues qui temporairement éloignent le mal : encore un instant, monsieur le bourreau !
Cette analyse classique du mode de production capitaliste au XXe siècle n’est cependant pas suffisante. La course à la productivité du travail et à l’innovation technologique combinée à la pression de la « lutte des classes », c'est-à-dire à la lutte du travail contre le capital pour la défense du salaire ont conduit au développement d’une consommation de masse qui a ouvert de nouveaux champs d’accumulation du capital. L’électricité s’est répandue avant l’eau courante, parce que l’électricité permettait de vendre toutes sortes de produits nouveaux (je connais bien des villages où on avait réfrigérateur, lave-linge et télévision avant d’avoir l’eau courante). Si l’économie d’armement a joué un rôle fondamental dans la croissance des « trente glorieuses », la « société de consommation », née d’abord aux États-Unis a été le deuxième pilier de cette période de prospérité relative qu’aujourd’hui on regarde encore avec une certaine nostalgie.
La consommation de masse a permis de recycler immédiatement les concessions que la classe dominante avait dû faire aux dominés. Selon le principe de M. Ford (un bon américain social favorable aux nazis), si les ouvriers sont mieux payés, ils achèteront des Ford T et cela finira par rentrer dans la poche … de M. Ford. Les mêmes idées se sont développées en même temps en France avec André Citroën et Allemagne où Hitler fait construire la Volkswagen – rappelons que le premier ministre de l’économie du gouvernement nazi fut le docteur Schacht, un disciple allemand de Keynes. Une fois que le cycle est mis en route, il doit tourner à vitesse toujours accélérée. Il faut produire plus pour consommer plus pour qu’on produise encore plus… Ce qui implique aussi l’effondrement de la valeur des marchandises produites. Pour une part, cet effondrement est lié au remplacement des objets de la vie courante par de la camelote. Mais ce n’est qu’une partie et sans doute la moindre de ce qui se passe. Il faut surtout que de nouvelles marchandises moins chères et plus attrayantes arrivent sur les marchés à flux continu, donc des marchandises toujours plus performantes techniquement et une course en avant incessante vers les « hautes technologies ».
Profitons-en pour dire un mot de « l’obsolescence programmée ». Cette idée me semble assez mal fondée. Les capitalistes peuvent se mettre d’accord pour ne pas produire des marchandises trop solides, pour faire des frigos qui tombent en panne, etc. Et effectivement ils ne se privent pas de fabriquer des choses à durée de vie brève. Mais dans le même temps, on sait que la fiabilité de beaucoup de nos biens a fait des progrès énormes (il suffit de considérer l’automobile pour en être convaincu). L’obsolescence n’est pas seulement technique : elle est d’abord morale. Un téléphone qui a dix ans peut très bien marcher, il est pourtant devenu « ringard » et seuls les vrais snobs peuvent encore sortir avec fierté leur Nokia 2003 !  En outre, la technique fait système – c’est même sa caractéristique fondamentale – et donc chaque élément du système doit être accordé avec les autres éléments. Le nouveau logiciel que vous installez sur votre ordinateur bloque tout alors que, quelques minutes auparavant votre ordinateur vous rendait de bons et loyaux services. Dans le cas de l’automobile, où on ne vous installe pas encore une nouvelle version du système d’exploitation tous les matins, il faut avoir recours aux mesures de l’État pour éliminer les véhicules qui font de la résistance. Ainsi les mêmes autorités qui laissent sans contrôle les usines Seveso comme Lubrizol déclarent que telle voiture pollue trop et doit être envoyée à la casse. Comme la majorité du parc français était « diéselisée », on a lancé une campagne contre le diesel … au profit de l’électrique. Demain ce sera autre chose, avec d’autres plans de mise à la casse. L’obsolescence programmée n’est pas exactement là on a l’habitude de la situer !
Quoi qu’il en soit, le ressort de nos sociétés est bien la course à la consommation. Ce qui était bien d’usage devient objet de consommation. Le jetable est passé des mouchoirs aux produits informatiques (imprimantes, téléphones portables). Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt avait noté cette transformation radicale de la condition humaine. À peine produites les choses doivent être consommées, c'est-à-dire détruites. Mais en vérité ce qui est consommé, ce ne sont pas seulement les choses produites par l’industrie humaine, c’est le monde que nous habitons, notre « écoumène » (pour parler comme Augustin Berque). Combien de milliers de tonnes de terre faut-il remuer pour obtenir ces précieuses terres rares si indispensables à nos écrans tactiles ? Combien de paysages faudra-t-il saccager pour continuer d’installer des éoliennes ? Combien de millions d’hectares déjà déforestés pour les prétendus « agrocarburants » qui sont surtout des « thanato-carburants » ? Et combien de millions de kilomètres carrés d’océan pour nos déchets ? Mais la frénésie n’a pas de limites : c’est l’humain lui-même qui entre dans le cycle de la consommation : ovocytes et spermatozoïdes sont des produits commerciaux comme les autres et porter un enfant un boulot comme un autre. Comme le disait l’inénarrable Pierre Bergé, parangon de la gauche caviar-champagne, les travailleurs louent bien leurs bras, pourquoi les femmes ne loueraient-elles pas leur ventre ? Tout doit tomber dans la sphère de la consommation, c'est-à-dire de la marchandisation généralisée.
(2)  
Dans tout cela, il faut souligner ce que Michel Henry nomme « inversion de la téléologie vitale » et cette inversion est propre au mode de production capitaliste. L’échange marchand simple, celui qui découle de la division du travail dans toute société un peu développée, suit le cycle M-A-M (marchandise-argent-marchandise). Je produis une marchandise que je vends contre de l’argent afin de me procurer une autre marchandise dont j’ai besoin. Au point de départ, il y a l’activité productive, celle du travailleur, et à la fin du cycle, il y une marchandise qui ne compte pas pour sa valeur mais pour ses qualités physiques propres à satisfaire un besoin, quelle que soit la nature de ce besoin, qu’il s’agisse du besoin spirituel (par exemple un volume d’œuvres des Stoïciens) ou d’un besoin en spiritueux (par exemple une bouteille de grappa d’amarone !). La vie est au point de départ et elle se retrouve à l’arrivée. Le mode de production capitaliste, c’est exactement l’inverse. Au point de départ, il y a l’argent (qui est lui-même du travail gélifié, coagulé sous sa forme la plus abstraite, puisque la valeur n’est, en dernière analyse, que du temps de travail) et à l’arrivée il y a de l’argent en quantité supérieure. Marx symbolise cela : A-M-A’. Au point de départ du travail mort et à l’arrivée, le caput mortuum du processus, de l’argent, c'est-à-dire encore du travail mort. Le cycle capitaliste est donc un cycle de mort. C’est Thanatos, dirait Freud.
Dans ce cycle, la satisfaction des besoins n’est plus la finalité et la consommation n’est que le moyen qui permet au cycle de se poursuivre. Le hamster avance pour attraper sa nourriture et ce faisant il fait tourner la roue dans laquelle il est enfermé. Et ce hamster, c’est nous ! Je crois que la théorie de Keynes, bien qu’elle soit toujours en faveur dans une partie de la gauche, repose sur cette idée-là : la relance par la demande (augmentation des salaires ou investissements publics) n’a pas pour finalité la satisfaction des besoins ni la justice sociale, mais seulement la poursuite de l’accumulation du capital. Si les hommes cessent de consommer, c’est toute la machine qui va se gripper. Les gens qui roulent dans des voitures qui ont plus de cinq ans ou plus de 100 000 km sont des traitres à la cause sacrée de la croissance ! On devrait voir ça, dans tous ses effets désastreux, l’année prochaine, si on en croit les spécialistes de la prédiction économique – quoique les économistes soient essentiellement des gens très doués pour expliquer aujourd’hui pourquoi ils se sont trompés hier, selon le bon mot du regretté Bernard Maris.
Car la consommation n’a pas d’autre but que d’assurer la croissance ! Le système capitaliste ne fonctionne que tant qu’il peut assurer, d’une année sur l’autre, de la croissance. C’est là le signe le plus infaillible que ce système est condamné à moins qu’il ne nous détruise avant. Un économiste, Kenneth Edward Boulding (1910-1993, enseignant mais aussi poète et quaker) disait : « celui qui croit qu’une croissance exponentielle est possible dans un monde fini est soit un fou soit un économiste ». Nous pouvons tout de suite en conclure que nous sommes dirigés par des fous.
La société de consommation est donc une société où tout est mis sens-dessus-dessous : la fin devient un moyen et le moyen devient la fin, ce qui est mort remplace ce qui est vivant, le spectacle remplace le vécu. Les effets idéologiques sont considérables : puisque la consommation marche à l’innovation technologique, la technologie devient une force en elle-même, une force qui formate les esprits. Il est certain que jamais les machines ne penseront comme les hommes mais il est non moins certain que la soumission aux procédures machinales peut très bien conduire les hommes à penser comme des machines.
(3)
Le titre de cette conférence est « La religion de la consommation ». Après avoir planté le décor, il nous faut maintenant aborder de front cette question. Pour comprendre comment la consommation fonctionne comme une religion, il faut encore revenir à Marx et à ses analyses difficiles mais ô combien éclairantes concernant le fétichisme de la marchandise. Nous croyons tous que la marchandise est une chose simple, sans mystère et pourtant elle est bien, comme le dit Marx, une chose « métaphysique » qui ne cesse de nous jouer des tours. Pour comprendre ce dont il s’agit, il faut faire un détour par l’anthropologie à laquelle Marx emprunte le terme de fétichisme. C’est en effet dans le monde nébuleux des idées religieuses que l’on peut trouver le secret des rapports sociaux. « Dans ce monde-là (le monde religieux, NDLR), les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. »
Stricto sensu, le fétichisme est la croyance que les choses possèdent une âme, qu’elles peuvent agir sur les hommes. Le fétichisme est d’abord l’adoration des objets (d’où d’ailleurs l’analyse freudienne du fétichisme sexuel).  Quel rapport entre le monde de l’économie et l’adoration des objets ? Dans le monde de l’économie, ce monde dont Marx nous dit qu’il est un monde fantasmagorique, les choses prennent vie. Une marchandise en effet est une entité double : d’une part, elle est une chose matérielle, concrète, qui ne vaut que par son usage et d’autre part, en tant que produit du travail humain elle peut être échangée sur un marché. Pour tout dire, un objet produit par le travail humain n’est une marchandise que s’il est destiné à être échangé sur un marché. Dans l’échange sur le marché se passent deux choses :
1.     Les divers travaux humains qui sont complémentaires et renvoient à la division du travail apparaissent maintenant dépourvu de leur caractère social comme des marchandises en concurrence les unes avec les autres.
2.     Le travail humain qui a produit la marchandise disparaît, ne reste plus que du travail coagulé ou gélifié, comme le dit Marx, et la valeur semble maintenant appartenir à la marchandise elle-même.  
Il y a une vie « ésotérique », cachée, celle où les marchandises sont produites par le travail humain, et il y a une vie « exotérique », celle de la circulation, là où dominent les marchés et les marchandises, là où l’on peut oublier ce qui s’est passé dans la « salle des machines », avant que la marchandise ne vienne au monde et dans cette « surface » de la vie sociale, la production sociale des conditions de la vie n’apparaît que sous le déguisement de la concurrence. La coopération n’y existe que sous la forme de son contraire ! Voilà pourquoi le monde de l’économie est littéralement un monde de fous. L’investisseur qui prétend « faire travailler son argent » ne se distingue en rien, du point de vue des processus cognitifs, de l’adepte du vaudou qui pique une statuette pour faire du mal à son ennemi ! Le capitaliste qui soutient que le travail est un coût met la réalité cul par-dessus-tête puisque c’est précisément le travail qui produit la valeur.
L’idolâtrie des « marques » a maintenant plus d’adeptes que les religions idolâtres traditionnelles. Il est d’ailleurs à remarquer que si la société, jusqu’à nos jours, idolâtre encore les vedettes du rock ou de la pop, les coureurs cyclistes ou les joueurs de football, il s’agit, néanmoins, d’humains auxquels on peut s’identifier. Mais désormais, de plus en plus on idolâtre des choses : la quincaillerie estampillée des « marques », par exemple. Le « bling bling » lui-même est devenu autre chose que la consommation de luxe ostentatoire de jadis. Il ne s’agit pas de porter des lunettes ou une montre coûteuses que seuls les connaisseurs apprécieront à leur valeur, mais bien d’avoir des « raybans » ou une « rolex », c’est-à-dire des marchandises pures, des signes, et non des biens d’usage comme le sont les objets de luxe dans la société traditionnelle.
Ainsi, le monde des marchandises apparaît-il bien comme un monde de choses brusquement douées de vie. Mais cette vie n’est pas la leur ! C’est une vie factice dont l’apparence naît des rapports sociaux de production, mais ce n’est qu’un monde de fantômes. Cela nous ne le voyons pas, la plupart du temps, parce que dans l’activité pratique sensible de tous les jours tout se passe comme si nous n’avions affaire qu’à ces fantômes : les relations sociales n’apparaissent que sous la forme de l’échange des marchandises.
Ainsi, chez Marx, l’opposition personnel/impersonnel se double de l’opposition personne/chose. Si nous rapportons ceci aux catégories du marxisme standard traditionnel (base/superstructure ou réalité matérielle/idéologie) nous voyons que la « base », ce sont les rapports immédiats entre personnes (le procès de travail) et que la superstructure (l’apparence), ce sont les rapports « impersonnels » de la valeur. Autrement dit, la base, c’est ce qui est subjectif et la superstructure, c’est ce qui est objectivé, c’est-à-dire le monde de l’économie. Voilà ce qui a échappé à nombre de lecteurs distraits de Marx qui soutiennent que l’économie constituerait l’infrastructure de toute société. Non, l’infrastructure de toute société c’est la production sociale avec les modes de coopération et un certain type de rapports déterminés entre l’homme et la nature et l’économie n’est que la manière dont ces réalités se reflètent dans le cerveau de hommes.
Comment tout cela se traduit-il dans la conscience des individus ? C’est précisément cela qui intéresse tout particulièrement Marx. La conscience spontanée des individus émerge directement du processus de formation de la valeur. Les marchandises ont un double aspect : elles sont des valeurs d’usage et des valeurs (d’échange) et ces deux aspects s’excluent mutuellement (ce que je produis pour l’échanger n’a pas de valeur d’usage pour moi, mais seulement une valeur d’échange. Les travaux qui permettent de produire cette marchandise ont cette double nature : pour produite une chaise, il faut un travail concret particularisé mais quand la chaise est mise sur le marché, n’y reste que du travail abstrait : cette chaise vaut disons 2 kg de thé parce qu’il y a dans cette chaise et dans ces 2 kg de thé le même temps de travail social, la même quantité de travail abstrait. Le « cerveau des producteurs » – c’est-à-dire le processus de prise de conscience du réel – reflète ce « double caractère social des travaux privés », producteurs de valeurs d’usage et producteurs de valeur, mais seulement « sous les formes qui apparaissent pratiquement dans le trafic, dans l’échange des produits », bref uniquement sur le marché. Ainsi le cerveau « reflète le caractère social d’égalité de ces travaux divers sous la forme du caractère de valeur qui est commun à ces choses matériellement différentes que sont les produits du travail ». Bref, le travail concret a disparu et ne reste plus que les valeurs, des quantités pures (exprimables en argent) et qui, seules, intéressent les « acteurs » de ce marché. Voilà comment les hommes sont amenés à transférer aux choses les propriétés qui sont les leurs exactement comme ils transfèrent leur propre être dans la personne imaginaire des dieux.
L’économie politique, telle qu’elle s’est constituée depuis le XVIIe siècle, porte donc sur une « apparence » que les individus prennent pour la réalité non parce qu’ils seraient trop peu intelligents, ou parce qu’ils seraient « intoxiqués » par l’idéologie, mais bien parce qu’elle est le résultat d’un processus social « naturel ». L’économie politique, donc, reflète les processus qui constituent la réalité et les dissimule en même temps. Exactement comme la religion.
Pour Durkheim, la religion est un fait social et même le « fait social total », dira plus tard Marcel Mauss. Qu’est-ce que cela veut dire ? Un fait social est un fait suffisamment général dans une société donnée et qui s’impose aux individus indépendamment de leur psychisme individuel. La religion est bien un tel fait social. Mais c’est un fait social particulier qui repose sur la séparation entre le profane (ce qui, étymologiquement, est devant le temple, pro fanum) et le sacré. La religion ne suppose pas nécessairement la croyance en un ou des dieux. La consommation est bien un fait social puisque c’est un fait général (on parle à juste titre de société de consommation), qui s’impose aux individus indépendamment de leur propre psychisme. La publicité qui envahit notre monde annonce le nouvel évangile et conditionne les esprits par la répétition des slogans comme dans les rituels religieux (dont Freud avait bien montré le rapport avec les comportements obsessionnels) ou dans les pratiques des sectes. Mais la consommation fonctionne aussi comme une religion en opposant le profane et le sacré. Les hypermarchés sont des temples de la consommation où est mise en scène l’adoration des choses. La possession d’un certain genre de gadget vaut la possession d’un vrai morceau de la vraie croix du Christ – voir les pèlerinages devant les Apple Store pour la nativité d’un nouvel « aï-truc ». Et comme la religion, la consommation vise à combler nos angoisses mais n’y parvient jamais véritablement (on sait bien que les croyants ont largement autant peur de la mort que les athées). La frustration ne cesse de se renouveler et le dieu exige sans cesse de nouveaux sacrifices.
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Vous me direz : certes Dieu n’existe pas mais l’i-phone existe ! C’est l’ultime illusion religieuse.  Ce qui existe, c’est un truc en plastique et en circuits électronique qui permet éventuellement de téléphoner, de faire des tas de choses sauf griller le pain et passer l’aspirateur. Mais ça c’est un très bête téléphone portable. L’i-phone, en revanche, en tant que tel, n’est qu’une idée, un fétiche. C’est le nom qui compte et pas la matière et du coup l’i-phone n’a pas de matière, il est une idée pure, un signe. Et un signe, ça ne téléphone pas ! Exactement de la même façon que « le concept de chien n’aboie pas ».
Il y a cependant une différence importante entre la consommation et les religions traditionnelles. Ces dernières reposaient sur la sublimation : répression pulsionnelle compensée par une satisfaction narcissique – je suis chaste, je me prive mais Dieu m’aime, moi tout seul ! Il suffit de lire les Confessions d’Augustin d’Hippone pour voir, dans une clarté presque aveuglante, que c’est cela le ressort le plus profond de la foi. Par contre, la consommation ne vous demande pas de vous priver. Au contraire : il faut donner libre cours à tous vos désirs : la promesse extatique n’est plus liée à l’abstinence mais au contraire à la frénésie. Cela fait immanquablement penser à certains groupes gnostiques des débuts de l’ère chrétienne qui pensaient que l’on devait accélérer la venue de la fin des temps et donc se débarrasser du corps non par la privation mais par la jouissance la plus totale.
Mais la consommation n’est pas un remake de la « révolution sexuelle », une nouvelle façon de jouir sans entrave et de vivre sans temps mort, selon le slogan fameux du groupe maoïste VLR, dont l’un des rescapés, Roland Castro est devenu un thuriféraire du pouvoir actuel. La jouissance n’est plus très bien vue, sauf la jouissance qui implique des artifices techniques, la jouissance des posthumains en devenir. La consommation propose bien une sorte de désublimation, mais pas une libération pulsionnelle incontrôlée, pas le retour triomphant d’Éros, mais une désublimation contrôlée, soumise au principe de rendement et au ROI (Return On Investment) capitaliste. Ici, c’est évidemment Herbert Marcuse qui avait très bien vu tout ce qui se tramait derrière cette société de consommation et on devrait ici lire ou relire cet excellent auteur de L’homme unidimensionnel ou de Éros et Civilisation, deux œuvres majeures de notre époque.
De quoi s’agit-il au total ? il s’agit d’un de ces cultes de la mort dont notre époque a le secret. « Tout doit disparaître ! » voilà le mantra de la société de consommation. Tout ce qui est vivant doit mourir soit par destruction pure et simple, soit par remplacement par une chose inerte. Pourquoi remplacer le vivant par l’inerte ? Par ce que tout ce qui est objet de consommation est tellement mieux, tellement plus réussi, tellement plus achevé. Pourquoi manger la viande d’un bœuf qui n’a pris la peine que d’engraisser tout seul dans son pré, en broutant de l’herbe qui pousse naturellement ? Il faut remplacer tout cela au plus vite par un steak artificiel produit par l’industrie chimique. Toute activité humaine qui peut être remplacée par une machine doit l’être sans attendre. Même l’intelligence humaine doit céder la place à l’intelligence artificielle et à ses prouesses. On a aussi produit des programmes informatiques capables d’écrire des poèmes ou des romans. Là où l’humain met deux mois ou deux ans ou vingt pour écrire une œuvre, la machine en produit à la demande et presque autant qu’on le veut.
On faisait des enfants selon la bonne vieille méthode éprouvée ? Eh bien c’est terminé. Maintenant il faut passer au stade de la fabrication industrielle, c'est-à-dire remplacer la vie par l’industrie et ça s’appelle GPA, PMA, etc. Günther Anders évoquait la « honte prométhéenne », la honte que nous éprouvons face aux machines. Nous nous sommes vivants imparfaits, conçus sans plan, héritiers au petit bonheur la chance des gènes de l’un ou de l’autre de nos parents. La méiose est une véritable horreur ! Les machines au contraire sont conçues pour un but déterminé. Rien de trop, rien d’inutile dans la machine. Les humains artificiels, les humains mixés avec des robots, des humains dont la conception aura été réglée seront peut-être presque aussi beaux que des machines.
La société de consommation va nécessairement avec la mécanisation du monde, du plus petit détail aux plus colossales machines intégrées. Mais la mécanique est l’exact opposé du vivant.
Mais le plus radical est la destruction pure et simple. La société de consommation, c’est bien connu, est une productrice de gaspillages énormes. Ceux-ci ne sont pas un à-côté pénible de ces magnifiques progrès, mais la nature même de la consommation en tant qu’elle doit détruire pour que le cycle du capital puisse se poursuivre. C’est donc une religion sacrificielle : on sacrifie les prix pendant les soldes parce que tout ce qui est vendu à prix sacrifié va enfin disparaître. Ici on est encore seulement dans le symbolique. Mais la dilapidation des biens n’est là que pour marquer ce qui nous manque, la dilapidation des vies humaines, comme les sacrifices gigantesques qu’organisaient les Aztèques (Georges Bataille évoque le chiffre de 20000 sacrifiés par an pour rassasier le dieu Soleil). Nous avons organisé de grands sacrifices (deux guerres mondiales) et inventé des moyens de tuer en masse (les chambres à gaz et la bombe atomique). On parle d’holocauste à propos de la destruction des Juifs d’Europe parce que ce mot désigne un sacrifice où l’animal tout entier doit se consumer dans le feu. Ce qui manque à cette société de consommation, ce qu’elle se refuse à faire et qui pourtant la taraude, c’est de passer enfin aux choses sérieuses et d’en finir une fois pour toutes avec l’humanité. Marco Ferreri avait produit une fable sur cette société, La Grande Bouffe (1973) qui avait le mérite non seulement d’être un film parfaitement dégoûtant mais aussi de dire la vérité de la société de consommation : le désir d’être mort.
Pour esquisser une conclusion.
La religion de la consommation est parfaitement adéquate au mode de production capitaliste. Mais elle montre par la même occasion que ce mode de production ne peut pas durer. C’est une mauvaise plaisanterie que parler de « développement durable » tant que le moteur de la production est l’accumulation de capital, c'est-à-dire l’accumulation du travail mort qu’il faudra régulièrement ressusciter par l’injection du sang du travail vivant, comme le vampire ne survit qu’avec le sang des vivants.
Comment en sortir ? On ne peut ici donner que quelques pistes.
1)     Refaire de la valeur d’usage la clé de la production. Définir l’usage, définir ce dont on a vraiment besoin et produire pour les besoins. Ai-je besoin d’une voiture qui peut rouler à 200 km/h quand la vitesse est limitée à 130 (et sans doute bientôt à 120) ? Ai-je besoin de manger des produits qui ont fait des milliers de kilomètres pour arriver dans mon assiette ? Si on excepte le café, le thé et les épices, on trouve tout ce dont on a besoin à portée de main. Il faut simplement réapprendre à faire la cuisine ! Combien de gadgets pourraient disparaître si on raisonnait sérieusement ?
2)     Raisonner en termes d’énergie et de matières premières consommées et non en termes monétaires.
3)     Abandonner la « science économique » et revenir à l’économie dans son sens premier : l’art de faire des économies, c'est-à-dire de bien gérer sa maison sans gaspillage.
4)     Au niveau national, planifier, c'est-à-dire prévoir et investir non en fonction du profit immédiat mais en fonction d’un plan à long terme – le train plutôt que l’automobile ou l’avion, le commerce de ville plutôt que les grandes zones d’achalandage, l’agriculture paysanne locale plutôt que le soja brésilien pour élever des poulets vendus aux pays du Golfe. La liste est longue et les citoyens seront assez grands pour l’établir eux-mêmes.
Je me refuse à employer le terme de « décroissance » parce qu’il nous place dans la même problématique que la croissance, mais en inversant les signes et parce que la croissance est absolument nécessaire pour un grand nombre de pays qui ont besoin de voir croître leurs biens, en eau, en nourriture, en confort, etc. Ceci n’empêche pas de penser qu’il faudra nous habituer à un peu plus de frugalité, surtout quand on a déjà tout pour vivre décemment. Mais cette transformation des mentalités et des manières de vivre n’est possible que si le renoncement aux satisfactions libidinales de la consommation trouve une compensation, et cette compensation au moins d’avoir ne peut être qu’un plus d’être. Plus de relations amicales – à nos jeunes et moins jeunes, apprendre qu’un bon vieux jeu de société en bois et en carton peut remplacer agréablement les jeux vidéo en ligne – plus de participation à la vie commune, aussi bien sur le plan politique que sur le plan culturel : bref une vie mieux remplie que cette vie vide dont on tente vainement de combler les gouffres par la consommation.  


(Conférence au Cercle Condorcet de l'Avallonnais - 13 décembre 2019)

mardi 19 mars 2019

Faut-il distinguer éthique et morale ?


Pourquoi employer deux mots synonymes, morale et éthique, l’un étant latin et l’autre grec, pour parler de la même chose ?  La morale/éthique détermine ce que sont le bien et le mal ou encore ce que nous devons faire et ce qui nous est interdit, indépendamment de la question de savoir si la loi punit ou non tel ou tel comportement. Dans le courant du XXe siècle, la morale est tombée en discrédit, assimilée aux prescriptions des moralistes importuns.  Du coup, le mot éthique est devenu plus « chic » et on ne se mêle plus guère que d’éthiques locales, éthique biomédicale, éthique des affaires, etc. On ne dit plus guère « ma morale m’interdit de X » mais plutôt « mes valeurs éthiques m’interdisent de X ». La distinction appartiendrait ainsi au registre des modes langagières. Il y a cependant une autre manière de distinguer morale et éthique et on la trouve dans le champ philosophique. Ainsi, Yvon Quiniou[1] accorde une très grande importance à cette distinction. Il se situe ainsi dans une tradition que l’on peut faire remonter à Kant et qui a été thématisée par un bon nombre de philosophes contemporains – on pourrait citer Habermas et bien d’autres. J’ai moi-même eu l’occasion de développer cette distinction dans mon Questions de morale (2003).
Rappelons d’abord de quoi il s’agit. Avec les philosophies morales héritées des philosophes antiques ou des grandes religions, nous avons affaire à ce que Rawls désigne comme des « conceptions compréhensives du bien » ou des « conceptions substantielles du bien ». La modernité, depuis quelques siècles au moins, nous met face à la coexistence dans un même espace social de multiples conceptions compréhensives du bien – ce qui va poser la question de la « tolérance », c'est-à-dire de règles permettant la coexistence pacifique des différentes conceptions du bien, question d’autant plus brûlante que les éthiques religieuses judéo-chrétiennes commandent les comportements individuels et même les plus intimes.


La religion des sociétés antiques grecques ou romaines étant essentiellement une religion civique n’interférait pas avec les normes de conduite individuelle. Il ne serait jamais venu à un Grec l’idée que sa manière de jouir de la vie pût offenser les dieux. C’est même cette extériorité des religions anciennes qui explique l’extraordinaire floraison de la pensée morale et le rôle qu’ont pu jouer ceux qui n’étaient pas seulement des philosophes au sens moderne mais aussi des maîtres de sagesse. Il y a cependant un « ethos » grec ou romain, un ensemble de valeurs communes à l’intérieur desquelles se meuvent finalement toutes réflexions éthiques. Inversement, le christianisme en tant que religion de l’intériorité a pu absorber tout l’espace de la vie éthique. Il y a bien une éthique chrétienne, même si, dans le détail, ses prescriptions ont pu varier au cours des siècles ou d’une contrée à l’autre.
Dans les deux cas, le partage de valeurs communes qui ne peuvent être mises en question fonde l’existence de la communauté. Qu’est-ce qu’une polis, une cité au sens grec, se demande Aristote ? C’est la mise en commun, au moyen de la parole, des valeurs concernant l’utile et le nuisible, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Mais à partir du moment où les sociétés deviennent véritablement laïques, c'est-à-dire à partir du moment où est reconnue la liberté de conscience – et pas simplement la tolérance religieuse, à l’intérieur de laquelle la marge de liberté est toujours relativement restreinte[2] – se pose la question des valeurs communes qui garantissent la possibilité de vivre ensemble. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité que la caractéristique essentielle de l’esprit moderne, c’est la possibilité ouverte de tout mettre en question, non seulement les croyances religieuses ou l’organisation du gouvernement mais aussi les mœurs et les conduites que nous croyions les plus naturelles. C’est là une conséquence directe que ce que nous appelons, après Benjamin Constant, la liberté des Modernes, qui conduit nécessairement à une sorte de « relativisme éthique ».
Si aucune éthique ne peut s’imposer à tous, il reste que nous avons néanmoins besoin de règles communes de vie. Savoir si j’ai une obligation de respect vis-à-vis des autres, si le meurtre est moralement admissible ou si la parole donnée est sacrée, ce ne sont pas des questions qu’on pourrait renvoyer à la relativité des choix individuels. Ces règles communes de vie ne peuvent être simplement le résultat d’un accord intersubjectif, purement conventionnel, un peu comme une règle du jeu ; elles doivent faire valoir leur objectivité puisqu’elles doivent être entendues comme si nous voulions qu’elles soient des lois de la nature, bien que, en fait, elles ne soient que le résultat des sédimentations de la coutume, c'est-à-dire d’un accord de fait des individus participants à une société. L’opération par laquelle l’arbitraire combiné des individus devient loi de la raison est sans doute une mise en scène, la mise en scène de ce que nous appelons le droit, mais c’est une mise en scène indispensable à « l’institution de la vie ».
Nous introduisons, ce faisant une scission dans un ensemble que les Anciens considéraient comme unifié. Chez les Grecs, il n’y a pas de véritable différence entre « faire ce qui est bien pour nous » et « faire le bien ». La vertu, comme disposition à bien agir a ce double sens : il est vertueux d’être bienfaisant à l’égard des autres, mais il est tout aussi vertueux de rechercher l’absence de troubles de l’âme. Monique Canto-Sperber a certainement raison de critiquer ceux qui « considèrent qu’en guise de moralité les Grecs ne traitent que du bonheur de l’agent et de la réussite de la vie »[3] et ramèneraient ainsi toute la philosophie grecque à un eudémonisme, pour la bonne raison que chez Platon comme chez Aristote la séparation entre eudémonisme – c'est-à-dire doctrine du bonheur ou de la vie bonne – et déontologie – doctrine du devoir – est introuvable, cette séparation ne pouvant intervenir que lorsqu’on sépare nos devoirs universels à l’égard des autres de nos fins particulières déterminées par nos conceptions singulières de ce qu’est la vie bonne, c'est-à-dire à partir du moment où l’on commence à concevoir des sociétés pluralistes.
Nous sommes, nous, contraints de séparer ce qui est bon pour nous et ce que nous devons faire, la manière dont nous devons agir à l’égard des autres, et cela découle du caractère hautement pluraliste de nos sociétés. C’est pourquoi il semble pertinent désormais de distinguer morale et éthique, en réservant à l’éthique les doctrines du bien que chaque individu peut choisir pour son propre compte, et à la morale les règles objectives qui doivent normer la vie sociale et les rapports des individus avec les autres individus.
De telles règles, à quoi nous réservons le nom de morale, sont-elles possibles ? Ce n’est rien moins qu’évident. Le relativisme moral – c'est-à-dire l’idée qu’aucune loi morale ne prétendre à une valeur objective et universelle – a de bons arguments à faire valoir.
Pour échapper au relativisme moral, plusieurs solutions sont envisageables. En premier lieu, on pourrait essayer de procéder empiriquement, en recherchant dans les multiples organisations sociales s’il n’existe pas quelques règles communes. En deuxième lieu, on peut se demander s’il n’y a pas un noyau commun aux diverses éthiques, un noyau comme qui définirait des normes acceptées par tous et qui pourraient faire l’objet d’un consensus raisonnable. Enfin, on peut chercher s’il n’y pas un moyen purement logique de construire de telles règles qui bénéficieraient alors d’une solidité analogue à celle des théorèmes mathématiques. C’est ce travail qui a constitué l’essentiel de la philosophie morale depuis Kant.
Toutefois, cette distinction, si elle permet de voir plus clair ne peut pas être considérée comme un absolu. Elle intervient à un moment historique précis, au moment où l’on doit accepter le fait que tout le monde n’a pas la même conception englobante du bien, c’est-à-dire au moment où l’on admet la liberté pour chacun de choisir sa religion. Pour les Anciens, cette distinction n’avait strictement aucun sens. La morale ou l’éthique, c’était une seule et même chose : L’éthique à Nicomaque ne concerne pas seulement l’individu dans la recherche de la vie bonne pour lui seul, mais elle est une éthique sociale – puisqu’il est impossible de séparer l’individu de la polis qui est sa condition vitale. L’éthique la plus individualiste, celle d’Épicure est aussi une morale sociale qui fait du cercle des amis et des chaînes amitiés la condition la plus importante de la vie heureuse. Mais sommes-nous véritablement sortis de cette problématique ? En théorie oui, mais non pas en pratique.
En effet, il y a bien deux aspects différents qui concernent la morale : notre rapport avec les autres et les choix de vie que nous faisons et qui n’engagent que nous-mêmes. Mais les choix de vie qui n’engagent que nous-mêmes ne sont pas absolument indépendants de nos rapports avec les autres. Un égoïste non envieux (ce paradigme des conceptions libérales) ne fait rien qui puisse nuire à autrui et cependant on aura du mal à le qualifier d’être moral. Kant pose cette question bien que d’une manière qui n’a pas été toujours bien comprise. Le devoir au sens strict ne contient que les maximes non contradictoires (ne pas mentir, ne pas voler, obéir à la loi) mais le devoir au sens large unifie les devoirs envers autrui et les devoirs envers soi-même : tu considéreras toujours l’humanité en ta propre personne et en la personne de tout autre comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen[4]. Cette formulation élargie de l’impératif catégorique exclut l’interprétation de la philosophie morale de Kant comme une morale minimale et montre que nous avons des devoirs « larges » envers autrui qui supposent à leur tour une certaine conception des finalités de la vie – c’est d’ailleurs pour cette raison que Kant « sauve » la foi en lui attribuant une utilité pour la réalisation de nos idéaux moraux – et une certaine conception de la vie bonne que je dois choisir. Donc la morale (au sens défini plus haut) et l’éthique sont en vérité inséparables du moins quand on s’en tient à la pensée de Kant. Évidemment on n’est pas forcé de s’en tenir à Kant, mais alors il faut dire clairement qu’on est en désaccord avec Kant ou qu’on tient pour une interprétation restrictive de l’impératif catégorique et non s’en réclamer.
Si l’on pousse un peu plus loin l’analyse, on est face à une morale publique, partageable et nécessairement relativement lâche de telle sorte que chacun puisse réellement mener sa vie sans trop s’occuper des autres. On est exactement dans la conception libérale développée tant Rawls que par Nozick. Pour Robert Nozick, les individus mènent des existences séparées et donc la seule règle qui peut s’imposer à tous est celle de la préservation de l’intégrité et des possessions de chacun, c'est-à-dire la préservation de ce que l’on peut appeler la bulle de liberté de chacun. En proposant une théorie de la justice distincte de tout conception englobante du bien, Rawls tente de concilier la vision libérale de la société avec les demandes de justice sociale en tentant de faire de la justice « comme équité » le point de recoupement de toutes les conceptions « raisonnables » du bien que l’on peut trouver dans les sociétés pluralistes modernes. Mais là encore, il suppose que, dans une société, nous n’avons rien d’autre à partager que des règles qui garantissent à chacun la défense de ses propres intérêts. De ce point de vue, les critiques que Michael Sandel et Michael Walzer adressent à Rawls tombent le plus souvent très juste.
En réalité nous partageons dans une communauté politique relativement stable une certain conception commune « substantielle » du bien. La justice doit être défendue parce que nous trouvons qu’il est préférable de vivre dans une société juste plutôt que dans une société injuste et cette préférence n’est pas ou pas seulement motivée par notre intérêt mais aussi parce que nous nous sentons liés les uns aux autres par un lien qui exclut l’injustice. Aucun des auteurs libéraux ne remet en cause la liberté comme droit fondamental, naturel, de l’homme. On se demande bien pourquoi la liberté occupe une telle place dans les panthéons de Rawls et Nozick, sinon parce qu’ils considèrent donc leur conception de la justice prétendument séparée de toute conception morale substantielle est en réalité entièrement sous la dépendance de l’idée qu’ils se font de la liberté comme le bien substantiel par excellence. On pourrait très bien admettre que la liberté est, au mieux, une idée creuse, au pire un principe de désagrégation sociale et on aurait de très bons arguments à faire valoir en ce sens. On pourrait aussi parfaitement considérer que la liberté soit réservée à une petite minorité, les meilleurs, et que, par nature, en soient privés tous ceux qui sont manifestement inaptes à la liberté. Mais ni Nozick ni Rawls n’admettent ce genre de considérations – et ils ont bien raison. Rawls dit d’ailleurs explicitement que sa théorie de la justice a pour arrière-plan les sociétés pluralistes démocratiques modernes et que la diversité des conceptions substantielles du bien qui s’y peuvent trouver est limitée aux conceptions « raisonnables » du bien, c'est-à-dire celles qui partagent finalement au moins les conceptions substantielles du bien inventées en Europe occidentale entre le moment de la Renaissance et de la Réforme protestante et le « siècle des Lumières ». Ces conceptions « raisonnables » ont s un point commun, l’éthique issue du christianisme avec tout ce qui en découle.
Cette difficulté sous-jacente aux théories morales modernes est devenue patente quand la coexistence des traditions religieuses a excédé le cadre étroit des diverses variantes du christianisme qui ont trouvé pour des raisons de fond des « accommodements raisonnables » avec l’incroyance. Il est assez clair que l’islam cohabite très mal avec toute la tradition chrétienne-démocratique occidentale, non pour des raisons de doctrine mais parce qu’il veut régenter entièrement l’espace public et privé et ne trouve pas plus de consensus par recoupement avec les autres courants qu’il ne peut partager la nourriture avec ceux qui ne sont pas « hallal » ou partager « ses » femmes avec les non-musulmans, pour ne rien dire de la question de la polygamie.
En résumé, la séparation entre éthique et morale, ou encore entre bien et juste, telle qu’elle est développée dans l’optique libérale ne peut avoir aucun caractère absolu. Il nous faut admettre qu’il est des préceptes moraux si absolus et indiscutables qu’ils ont force de loi et s’expriment juridiquement, qu’il est des préceptes moraux qui s’imposent à tous parce qu’ils rendent vivable la coexistence dans le même espace public, des préceptes moraux qui n’ont pas d’impact négatif direct sur les autres mais qui sont bons parce qu’ils éduquent à la civilité et peut-être in fine des attitudes et des comportements qui ne regardent que nous-mêmes quoiqu’ils ne soient pas sans influence sur le caractère et donc sur les aptitudes de l’individu à la vie sociale.
On pourrait donc, sans dommage conceptuel majeur, en revenir à l’usage ancien et utiliser indifféremment éthique et morale. La distinction la plus importante, celle qui est établie par la modernité et cohabite mal avec les religions, c’est la distinction entre ce qui appartient à l’ordre commun et ce qui est proprement intime. Mais ce qui est proprement intime n’appartient sans doute pas au champ de la morale ou de l’éthique et doit rester une domaine réservé, soustrait au regard des autres.
Denis Collin – 19 mars 2019




[1] Yvon Quiniou, Études matérialistes sur la morale, Kimé, 2002, Nouvelles études matérialistes sur la morale, Kimé, 2018
[2] Kant dénonçait ce terme « hautain » de tolérance qu’il se refusait à confondre avec la véritable liberté de penser. Les Provinces Unies du XVIIe étaient un État parfaitement tolérant… sauf pour les athées. De même l’Angleterre devint tolérante mais continue de tenir le blasphème pour un crime. Locke défendit la tolérance, sauf à l’égard des athées (car un homme qui ne croit pas en Dieu ne peut craindre de renier sa parole !) et des « papistes ».
[3] Monique Canto-Perber : Éthiques grecques
[4] Soit dit en passant, ce paradigme de la morale déontologique qu’est la philosophie morale de Kant, se révèle aussi une morale orientée par les fins puisque l’humanité est la fin suprême.

mercredi 19 janvier 2011

Quelques remarques sur la fondation de la morale

(à propos de la discussion entre Denis Collin et Yvon Quiniou par Tony Andréani)


Le premier sujet de la dispute concerne le matérialisme. Je me demande s’il ne vient pas d’une équivoque sur le sens du concept, liée à l’emploi du terme ontologie. Quand Yvon Quiniou utilise ce terme, on peine à le distinguer d’une option métaphysique (énoncer la « vraie réalité » par-delà le monde sensible), alors qu’il s’agit seulement pour lui de s’en prendre à l’idée qu’il y aurait une substance spirituelle irréductible à ce que nous pouvons appréhender avec les moyens de la science, qui sont toujours des moyens matériels. La réalité, en effet, c’est celle qui est au bout de nos instruments et de nos équations. On sait combien cette réalité peut être impalpable par nos sens ordinaires et reposer sur des constructions. Il n’empêche que ce réel résiste à toutes nos fausses conjectures, qu’il y a « ce qui marche » et ce qui « ne marche pas ». Un matérialisme de la praxis donc.
Ceci dit, le choix des lunettes n’a pas trop d’importance dans les sciences physiques, un peu plus dans les sciences biologiques (cf. le darwinisme social qui n’a produit aucune connaissance et n’est qu’une exploitation de la science, mais peut égarer la recherche), mais devient dirimant dans les sciences humaines. Quand, pour échapper à toute tentation métaphysique, Denis Collin propose de considérer la science comme « une construction idéalisée du monde à des fins d’action pratique », cette définition me paraît cependant trop faible, car elle se distingue mal des interprétations, qui sont de nature exégétique, et des idéologies, qui ont aussi une finalité pratique, mais distordent l’activité scientifique.

Le deuxième sujet de dispute concerne le darwinisme et sa genèse du sens moral à travers « l’effet réversif » de l’évolution. S’il est certain que la sélection naturelle a cessé d’agir concernant homo sapiens sapiens, dont les traits génétiques sont restés pratiquement inchangés, le sens de la mutation restera problématique tant qu’on n’aura pas interrogé l’histoire. Or, selon moi, et pour aller vite, cette histoire nous apprend deux choses : 1° il y a bien un certain nombre d’universaux empiriques, dont celui de la socialité constructive de l’être humain (rôle du noyau familial, du Tiers donateur de règles, des communautés de proximité etc. Ici convergent les données de la psychanalyse et de certains travaux de psychologie expérimentale). C’est là la base de la reconnaissance de l’autre comme sujet – quand tout se passe bien. 2° la longue histoire de l’élargissement de l’horizon social, où les autres humains apparaissent d’abord comme des êtres différents, supérieurs ou inférieurs. Tout cela, à mon avis, fournit une base empirique à la  et à son extension vers la conception des droits universels de l’homme. On pourrait dire que la  a cheminé silencieusement, et à travers maintes horreurs et régressions, et jusque sous l’immoralité capitaliste, vers les impératifs kantiens. La  n’a-t-elle pas besoin de cette base anthropologique ? Je ne le crois pas. Il faut que le sujet y soit « intéressé ».
Denis Collin juge dangereuse toute ambition anthropologique de la politique : « ce n’est pas à l’instance collective de choisir quelles potentialités doivent être développées et comment ». Je ne vois pas où est le problème à partir du moment où la politique vise seulement, sur une base aussi scientifique que possible, à mettre en œuvre seulement les conditions d’une autonomie du sujet (je pense par exemple à cette politique du progrès humain telle qu’elle est développée dans l’excellent livre de Jacques Généreux, La Grande Régression) : elle ouvre les choix, elle aide à sortir de la servitude volontaire, mais elle ne dicte en aucun cas une conduite. Vaste sujet…
J’ai enfin des réserves sur le concept de raison, sur lequel Denis Collin et Yvon Quiniou semblent s’accorder. D’une certaine manière c’est aussi un universel empirique : la pensée « concrète » du primitif n’est pas moins rationnelle que celle de nos techniciens. Mais, dès qu’on passe dans le champ des représentations symboliques, tout change d’une société à l’autre. La rationalité occidentale est d’un type bien particulier : elle tend à généraliser une approche mécaniciste, ou en tous cas physicaliste, à tous les domaines de réalité (l’économie néo-classique en est un bel exemple). Aujourd’hui on voit bien qu’il faut changer de paradigmes quand on passe de l’un à l’autre. Tout ceci pour dire qu’il n’y pas de science armée de pied en cap, si ce n’est un « esprit scientifique », et que la science est tout sauf un long fleuve tranquille, même avec des changements de cap. Les Lumières ont ouvert une grande voie, mais l’ont aussi bordée de limites. Je ne crois pas, par exemple, que la neurologie puisse nous apprendre grand-chose sur le fonctionnement cérébral, ni que l’esprit humain puisse fonctionner seulement sur une logique du tiers exclu, ni que la cybernétique puisse épuiser la complexité des éco-systèmes.
 
PS. Pour faire référence à Marx, je signale à mes deux amis que dans l’introduction de De la société à l’histoire (tome 1, p. 99) je m’opposais déjà à ce qu’il existât un matérialisme ontologique chez Marx, une « dialectique de la nature » transposable à l’histoire, et même une « méthode dialectique » commune aux diverses sciences.


jeudi 23 décembre 2010

Réponse d'Yvon Quiniou

à propos de "L'ambition morale de la politique" - réponse d'Yvon Quiniou

Denis Collin débat, avec une rude franchise, des thèses que je soutiens dans mon dernier livre, L’ambition  de la politique. Changer l’homme ? (L’Harmattan, 2010). Etant admis que son commentaire est riche et complet, témoignant ainsi d’une lecture attentive, je lui répondrai avec la même franchise, vu l’importance des enjeux et des différences qui nous séparent, à coté de proximités évidentes mais qui paraissent moindres aujourd’hui qu’autrefois. Je précise que j’ai lu la plupart de ses ouvrages et que j’apprécie son travail d’ensemble et, en premier lieu,  et justice sociale ainsi que La matière et l’esprit, alors que je me sens plus éloigné de ses lectures de Marx (par exemple de son traitement du thème de l’aliénation dans son Comprendre Marx). J’ajoute que mon itinéraire a été l’inverse du sien : je suis parti de la philosophie classique (dans laquelle j’ai baigné comme un poisson dans l’eau) pour parvenir au matérialisme et au marxisme par moi-même (puisqu’ils étaient très peu présentés et valorisés à l’Université, hélas !), ce qui peut expliquer pour une part nos différends. Je n’entrerai pas dans tout le détail de son analyse, mais aborderai les points qui me paraissent essentiels.
1 La question du matérialisme. D. Collin, après l’avoir assumé sous une forme « faible » (= un présupposé méthodologique des sciences, voire leur « horizon ») rompt clairement avec lui désormais, jugeant l’opposition idéalisme/matérialisme dépassée. Et il m’a même affirmé, dans une conversation téléphonique « informelle », qu’il ne comprenait comment la matière pouvait avoir produit la pensée (ou l’esprit). Or cette question du « comment », c’est-à-dire du « comment est-ce possible ? », est une question typiquement spéculative, c’est une question de droit qui a biaisé longtemps la réflexion philosophique, faute d’un développement suffisant des sciences, et qui l’a amenée dans le passé à fournir des réponses fausses à de vraies questions. C’est ainsi que Descartes (en son temps : il n’aurait pas raisonné de la même manière aujourd’hui) a cru pouvoir affirmer l’existence d’une substance pensante distincte du corps, sur la seule base de l’apparence de transcendance que la pensée présente à elle-même quand elle réfléchit sur elle-même ; de même Kant, dans la Critique du jugement, a cru pouvoir déclarer, sur la base d’une approche purement réflexive, qu’aucune science naturelle ne pourrait expliquer mécaniquement le vivant, même si c’était sa tendance inévitable. Or tout cela est ruiné par la science des faits, même si cela blesse le narcissisme des philosophes à l’antique : la théorie de l’évolution, donc à travers elle la biologie, nous démontre que la dérivation de la pensée humaine à partir de la matière en transformation perpétuelle est un fait scientifiquement avéré, et donc que la pensée est  matière, quelle que soit la difficulté que nous ayons à le concevoir quand nous appréhendons le problème sous une forme spéculative ou réflexive, en nous fiant à ce que j’appelle les seules « apparences de la réflexion ». J’ajoute que cette impasse spéculative se retrouve dans la phénoménologie contemporaine avec sa conception d’une conscience absolue soustraite à tout déterminisme biologique, qui en fait le dernier avatar de l’idéalisme spiritualiste, mais sans l’excuse de l’ignorance scientifique. Le problème n’est donc pas de savoir « comment cela est-ce possible ? » puisque cela est (avéré), pour l’essentiel, et que la science nous l’expliquera positivement de mieux en mieux, mais de savoir comment nous allons penser philosophiquement les problèmes qui se posent à nous à partir de cette base ontologique parfaitement prouvée, comme le problème de la , précisément.
2 C’est là que la discussion se complique et que Collin ne veut pas se rendre à l’évidence scientifique, par préjugé philosophique ou, plutôt, philosophiste (voir plus haut ma remarque sur son itinéraire théorique). Le darwinisme existe, le paradigme qu’il constitue est désormais admis par la cité scientifique après un siècle de résistances multiples dans et hors de celle-ci. Je ne comprend donc pas la résistance de Collin à ce paradigme, qu’il cite peu dans ses travaux, dont l’essentiel consiste à affirmer, contre le dogme créationniste, l’existence d’une évolution des espèces, donc leur transformation matérielle les unes dans les autres sur la base de la sélection naturelle, homme inclus. Au-delà, à savoir la question des autres mécanismes susceptibles d’expliquer l’évolution en dehors de ceux mis en avant par Darwin (mutations, rôle des catastrophes, problème de l’hérédité, problème aussi du hasard ou de la contingence, etc.) est une question interne à cette théorie et qui ne la remet absolument pas en cause dans son paradigme de base (voir le numéro de Sciences et avenir Hors Série, n° 134, auquel j’ai participé, qui nous en propose un bilan complet)1. D’où à nouveau cette idée essentielle : si la théorie de l’évolution est vraie dans son paradigme de base, ce qui est le cas, il faut faire preuve d’un peu de modestie, cher philosophe, et  penser avec : le matérialisme, comme ontologie philosophique (distinguée au demeurant de l’) portant sur le rapport matière/pensée (ou esprit) est vrai lui aussi, ce n’est pas une métaphysique (comme l’) arbitraire ou une « interprétation du monde » prenant place dans le jeu indéfini des interprétations du monde entre lesquelles on ne pourrait trancher, c’est une « conséquence de la science » (Patrick Tort) et non seulement un « présupposé méthodologique » ou un « horizon » de celle-ci ! Engels avait d’ailleurs anticipé ce point (mais il avait lu Darwin) avec beaucoup de lucidité, en affirmant que « l’unité réelle du monde consiste dans sa matérialité » et que celle celle-ci ne se démontrait pas spéculativement mais s’établissait « par un long et laborieux développement [] de la science de la nature » (in l’Anti-Dühring). C’est donc dans ce cadre ontologique désormais intellectuellement contraignant qu’il nous faut et que j’ai voulu penser la .
3 C’est ici que mon différend avec D. Collin est le plus fort : pourquoi faudrait-il renoncer au matérialisme pour penser la  ? Car c’est bien le reproche essentiel qu’il me fait puisque, signalant à juste titre l’existence de deux tendances opposées dans mon travail constant depuis des années – la conviction matérialiste, l’attachement à la  –, il les déclare contradictoires (au profit, pour lui, de la seconde) et me reproche de vouloir les concilier, les articuler l’une à l’autre, et de prétendre fonder la  sur une base matérialiste. Il rejoint ainsi un préjugé dominant selon lequel on ne saurait être matérialiste et partisan de la . C’est la conception des spiritualistes (et des religieux), qui n’ont de cesse de dénoncer, au nom du spiritualisme, « l’immoralisme matérialiste » ; mais c’était aussi, en sens inverse (parce qu’au nom de son naturalisme), la position de Nietzsche qui a déconstruit l’idée de  au profit de celle d’éthique, comme cela a été aussi, pour une part, celle de Marx et celle de nombreux marxistes après lui, versant ainsi dans un « immoralisme théorique » que mon livre n’a de cesse de dénoncer en lui-même comme dans ses effets pratiques : peut-on séparer le stalinisme de l’oubli de la  en politique s’agissant des moyens qu’elle emploie, autorisant ainsi la criminalité au service de la révolution ?
D’où la nécessité de se référer, à ce niveau du débat, à nouveau à Darwin et à la manière dont P. Tort a traduit son apport à travers le concept d’ « effet réversif de l’évolution », après un siècle de domination de ce contresens ahurissant qu’a été le « darwinisme social »2. Je ne peux ici développer, mais il faut admettre que ce concept – qui correspond à ce que Darwin a effectivement pensé, dans d’autres termes, dans la Filiation de l’homme – nous indique que la , contrairement à l’idée de sa transcendance que nous suggère l’expérience immédiate que nous en avons et que la conception kantienne n’a fait que rationaliser avec sa supposition idéaliste d’un monde « intelligible », est et n’est qu’un fait d’évolution, relayée par l’histoire (ou la culture) : elle est immanente à la vie empirique dont les transformations progressives ont mis en place une instance qui permet de la juger et de la maîtriser, de maîtriser en particulier la forme sauvage et éliminatrice qu’elle avait chez les animaux. Mais cette immanence n’en supprime pas la spécificité, contrairement à ce que laisse suggérer mon contradicteur en affirmant qu’une référence à Kant est impossible dans ce contexte. D’abord, il se trouve que cette référence est présente dans le texte même de Darwin quand il aborde ce problème dans La filiation de l’homme, prétendant ainsi retrouver Kant sur une base naturaliste. Et ensuite, il faut bien comprendre que la production évolutive d’un « sens  moral » (l’expression est chez Darwin) doit se concevoir comme un phénomène d’émergence, c’est-à-dire comme un effet qui échappe à ses conditions de production, ne se dissout pas en elles tout en étant relié à elles (voir mon article « L’émergence de la  » dans Sciences et avenir Hors Série, n° 139).Cette approche, que D. Collin connaît mais qui ne le convainc pas3, permet de fonder théoriquement la . J’entends par là – et je ne suis pas sûr que Collin ait ici saisi toutes les nuances de ma pensée – que Darwin nous garantit ainsi l’existence de la  sur une base matérialiste, indépendante des croyances religieuses et des constructions idéalistes largement fictives du passé, en nous en montrant l’origine ou la base réelle, naturelle d’abord, culturelle ou historique ensuite (voir la Déclaration de 1789 et la condamnation radicale de l’esclavage qu’elle induit, qui atteste d’une transformation essentielle de la conscience  de l’humanité occidentale par rapport à l’Antiquité, d’origine clairement historique). Point donc n’est besoin de retourner (je ne dis pas recourir) à Kant et à son idéalisme transcendantal (lui nettement métaphysique !) pour être assuré de son existence : le matérialisme darwinien nous permet de comprendre ce qu’un matérialisme spéculatif ou lié à la seule physique laissait incompris ou incompréhensible : la  comme anti-nature issue de la nature elle-même. Je précise que, contrairement à ce que prétend Collin – faute, je le présume, d’avoir lu attentivement P. Tort  –, que la notion d’ « effet réversif de l’évolution » n’implique rien qui ressemble à une quelconque « téléologie » : c’est une effet tendanciel de la sélection naturelle entendue dans son inversion chez l’homme, effet avéré historiquement sur le long terme, mais qui n’a rien de fatal ou d’inéluctable, qui est donc susceptible, comme le dit P. Tort, de « rebroussements », donc de régressions (voir ce qui se passe aujourd’hui dans le monde) et qui laisse place à la contingence ou au hasard : l’évolution naturelle ou historique, même si elle manifeste un progrès à la fois vers la  et, ensuite, dans celle-ci, ne poursuit aucune fin bonne qui serait assurée, du coup, de sa réalisation future : ce sont bien les hommes qui font l’histoire, même s’ils sont soumis à des déterminismes qu’ils ignorent, et ils peuvent momentanément rater ce qu’ils font s’ils n’en prennent pas conscience et ne se saisissent pas de leur capacité de conscience et de connaissance pour orienter positivement leur histoire!
4 Reste que la fondation théorique (ou ontologique) qui, à l’opposé de toute fondation spéculative, coïncide pour moi avec l’explication scientifique (biologique et historique) de la , n’est pas sa fondation pratique, avec les conséquences politiques qui s’ensuivent. Celle-ci est une tache normative – et Collin le reconnaît avec moi – qui consiste à en dégager le principe normatif ultime (ou premier) à l’aide de la raison, à savoir l’Universel tel que Kant l’a formulé. Nous sommes donc d’accord sur ce point fondamental, sauf qu’il faut admettre (voir ce qui précède) que cette raison qu’on peut dire « pratique » ne tombe pas du ciel, qu’elle n’est pas « a priori » ou innée, tout prête à fonctionner, qu’elle a une genèse empirique et qu’elle ne s’approprie que progressivement son contenu moral universaliste (voir la Déclaration de 1789 citée plus haut, puis celle de 1948), en particulier dans la manière dont elle en comprend peu à peu les champs d’application, du politique au social, puis à l’économique – processus dans lequel elle est soumise historiquement à l’idéologie dominante et limitée ou mystifiée par elle. Il n’empêche que c’est une raison qui, bien que soumise aux déterminismes qui l’ont fait apparaître, possède une capacité réflexive qui la rend en quelque sorte libre, capable de juger cette vie dont elle vient et de la maîtriser au nom d’une norme universelle qu’elle énonce. De ce point de vue, il n’y a bien, quant à son principe normatif de base, qu’une  ou pas de  du tout, et c’est ce qui la distingue de l’éthique, nécessairement plurielle (il y a des éthiques comme il y a des idéologies, d’ailleurs intimement mêlées), et là nous sommes pleinement d’accord…comme nous sommes d’accord avec Marcel Conche qui soutient la même thèse (voir Le fondement de la , PUF).
5 Pour autant, ce processus à la fois de compréhension et d’extension de l’Universel moral dans le champ des rapports sociaux et de la politique en général, tel que je le présente et le défends vigoureusement, est-il potentiellement totalitaire comme le reproche m’en est fait ? D. Collin m’intente ici un faux procès et je tiens à montrer qu’il se trompe car l’enjeu est de taille – surtout si l’on remarque que lui aussi est partisan d’une réalisation de la  en politique, laquelle ne saurait être abandonnée à ses errements cyniques et immoralistes dont le monde contemporain, depuis la chute du mur de Berlin, nous offre le triste spectacle. Car il ne s’agit pas du tout, dans ma perspective, de « construire » artificiellement et autoritairement un « homme nouveau » (on sait quelles dérives tragiques ce projet, quand il est mal compris, a données au 20ème siècle dans le camp soviétique et chinois). Pour deux raisons. D’abord, parce que ce qu’il importe prioritairement de changer dans un sens moralement meilleur, c’est la société et non l’homme individuel, même s’il est entendu que le changement dans le premier domaine aura inévitablement des effets sur l’homme lui-même, puisqu’il n’en est pas théoriquement séparable : « En humanisant les circonstances, on humanise l’homme » dit Marx justement (je le cite de mémoire et le transpose un peu), et il y a là une perspective de progrès anthropologique indirect auquel on ne peut qu’acquiescer.Ensuite, parce que tout le fond de ma réflexion repose sur la distinction des champs de l’éthique et de la  et sur l’analyse de leur rapport différencié à la politique, ce qui, précisément, a pour objectif d’empêcher à la racine toute dérive totalitaire de la  en politique ! L’éthique reposant sur le « souci de soi » (j’emprunte cette formule à Foucault, malgré son approche confuse de la  par ailleurs), sur la manière dont l’homme entend organiser sa vie individuelle (pour autant qu’on peut la séparer de celle des autres), est hors , elle ne tombe pas sous la juridiction de cette dernière qui se définit par le « souci de l’autre » ou « des autres ». Une « politique  » telle que je la conçois s’interdit donc d’intervenir dans le domaine de l’éthique individuelle, qui est aussi celui du bonheur personnel, et elle serait elle-même immorale si elle le faisait. C’est dire aussi qu’elle n’a pas à imposer de normes collectives du bonheur individuel, normes qui seraient d’ailleurs difficiles à définir rationnellement vu qu’il n’y a pas de concept universel du bonheur individuel (Kant a dit l’essentiel ici, comme le rappelle mon interlocuteur). Par contre, il est tout aussi évident à mes yeux qu’elle a à s’occuper des formes sociales du malheur, lesquelles sont connaissables et liées à l’injustice : jusqu’à preuve du contraire, la domination politique, l’oppression sociale et l’exploitation économiques ne rendent guère l’homme heureux et c’est un devoir moral de les combattre du point de vue même de la question du bonheur et de l’accès de tous, socialement conditionné, à celui-ci !
Cependant (eh oui !, les choses sont complexes), il y a bien un aspect par lequel la politique doit (impératif moral) se mêler de l’éthique (pourtant hors  et domaine de la souveraineté personnelle) : elle doit contribuer à créer les conditions permettant à chacun de choisir son éthique, à la lumière de laquelle il pourra décider consciemment de la forme de bonheur individuel qui lui convient. Cette « construction » est tout sauf totalitaire : c’est la construction du sujet éthique, la construction (qui est bien, elle, politique ou sociale) d’une capacité de construire sa vie hors de toute pression externe. C’est cela une politique  pensée jusqu’au bout (avec tous ses relais comme l’éducation, la diffusion de la culture, etc.) : c’est une politique d’émancipation mettant fin à l’aliénation, ne disant rien du contenu de vie qui nous convient et des potentialités que nous avons envie d’actualiser, mais nous permettant d’en décider en toute liberté. Comment concevoir que l’émancipation, ainsi pensée, puisse être menacée par le totalitarisme ? Elle en est l’exact contraire !
                                                                                  Yvon Quiniou
 


1 J’en profite pour indiquer que je ne comprends pas non plus le statut « hypothétique » que Collin confère à la science comme l’idée qu’elle serait « une reconstruction idéalisée du monde à des fins d’action pratique ». Cette position, cohérente avec ses autres positions, rejoint la tendance relativiste et constructiviste dominante aujourd’hui dans l’épistémologie ou dans le philosophie des sciences, laquelle fait le désespoir d’un Bouveresse partisan d’un réalisme gnoséologique que je partage pleinement.
2 J’indique au passage que le théoricien du « gène égoïste », R. Dawkins, ne saurait être rangé dans ce camp : le « gène égoïste » n’est pas un gène « de l’égoïsme » et donc une justification biologique de l’égoïsme social puisque, du point de vue même du mécanisme de reproduction et de multiplication des gènes qu’il détermine, il entraîne à des comportement altruistes (entraide, amour familial, etc.) qui servent ce mécanisme !
3 Voir la synthèse lumineuse (même si elle est contestable sur un point important) qu’en a donnée P. Tort dans L’effet Darwin (Seuil).

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