vendredi 3 mars 2023

Ukraine-Russie : non, ce n’est pas une guerre de civilisations !


Au-delà de la propagande (qui se déverse abondamment des deux côtés de la « ligne de front », il importe de comprendre ce qui est en cause dans la guerre que la Russie mène en Ukraine. Je suis tout prêt à admettre que certains pays de l’OTAN ont sciemment préparé cette guerre et « poussé Poutine à la faute ». Dans toutes les guerres, il y a un déclencheur, l’agresseur, et d’autres qui se prétendent agressés. Ici, comme de coutume, les deux parties se prétendent agressées et se renvoient faute. Du grand classique : c’est reparti comme en 14 ! Mais ce qui est important, c’est de comprendre la nature de la guerre. En 1914 comme en 1940, il s’agissait du partage du monde entre grandes puissances appartenant à la même civilisation. Y compris l’URSS dont le système sociopolitique était différent de celui des autres belligérants, mais peut-être pas autant qu’on l’a dit.

Dans la guerre actuelle entre Russie et Ukraine [soutenue par les pays de l’OTAN], il pourrait sembler de prime abord que la guerre est une question de place sur l’échiquier mondial et d’ambitions capitalistes. Mais, nous disent des penseurs éclairés, il n’en est rien. Les uns annoncent qu’il s’agit de la guerre pour « défendre nos valeurs » contre les traditionnels barbares russes représentants de tous les régimes autoritaires, plus ou moins totalitaires, de la planète. Pour les autres, il s’agirait d’une « guerre anthropologique » et civilisationnelle, opposant deux modes d’organisation familiale et deux rapports à la civilisation. Poutine a volontiers donné cette dimension à la guerre, soutenant qu’il menait bataille contre l’Occident dégénéré et perverti, sous la coupe des lobbies homosexuels. On voit ici et là fleurir quelques théories fumeuses : les 80 % de la planète qui vivent sous des régimes familiaux patriarcaux autoritaires s’opposeraient aux 20 % libéraux, plus ou moins gouvernés par les féministes et autres « woke ». On s’appuie pour défendre cette thèse sur les déclarations d’Emmanuel Todd, soutenant ses hasardeuses extrapolations politiques de son autorité de chercheur spécialiste des systèmes familiaux. L’irrépressible besoin de simplifier la réalité en coupant le monde en deux camps se manifeste sous cette forme nouvelle.

Mais cette thèse des deux camps séparés par des divergences culturelles et même anthropologiques ne tient pas une minute. La Russie est aussi européenne que la Pologne et nettement plus que la Turquie qui est un membre de fait de l’UE. Certes, on n’hésite pas à débaptiser les écoles de musique dédiées à un compositeur russe, à déprogrammer des séminaires dédiés à des écrivains russes. Ce n’est rien d’autre que la preuve de l’inculture galopante dans nos pays où l’on hésite à reprendre les méthodes de contrôle des esprits de tous les États totalitaires.

Prenons les critères un à un.

Voyons d’abord la question du patriarcat : l’axe Moscou-Téhéran-Pékin n’existe pas. D’une part, le terme de patriarcat est très indéterminé. Si on désigne par là la prédominance des hommes sur les femmes, cela reste encore, qu’on le veuille ou non, la règle de pratiquement tous les pays. Même dans les pays où l’égalité de droit entre hommes et femmes est garantie, on voit des manifestations voulant mettre à bas le patriarcat ! L’égalité juridique hommes-femmes est tout autant garantie à Moscou qu’à Pékin ou à Paris. En revanche, certains pays membres du « camp du bien » ou du « camp du mal », suivant le point de vue du locuteur, n’ont aucun souci de l’égalité juridique entre hommes et femmes. Citons parmi les principaux alliés des États-Unis les pays du Golfe, Arabie en tête.

Il n’en va pas mieux concernant les droits des femmes à disposer de leur propre corps. La Pologne, tête de pont de la lutte contre la Russie, est résolument hostile à l’IVG, laquelle est garantie en Russie. Aux États-Unis, le droit à l’IVG ne cesse de restreindre, beaucoup d’États l’ayant mis hors-la-loi. Une récente décision de Cour suprême pourrait même interdire la pilule du lendemain sur tout le territoire des États-Unis, y compris en cas de viol ou d’inceste. Pas de chance, la thèse des deux camps en prend encore un coup, car il y a des méchants dans les deux camps.

Todd a coutume de lier les types familiaux aux régimes politiques. La « famille souche » [autorité du plus ancien et primogéniture] et la famille communautaire autoritaire sont réputées propices aux régimes autoritaires. Le premier est dominant en Allemagne, en Autriche, dans plusieurs régions françaises et au Japon. Le second est dominant en Chine et en Russie, et, avec des variantes dans de nombreuses régions du monde. Mais aussi dans plusieurs régions françaises. La famille libérale [égalitaire ou non] prédisposerait moins aux régimes autoritaires. Dans la thèse de Todd, ces deux dernières formules familiales sont les plus archaïques, les formes de familles autoritaires seraient les plus achevées. La démocratie, liée à la famille libérale ne serait donc qu’un entracte dans l’histoire de l’humanité et ce que nous voyons se dresser derrière le bloc prétendu entre Moscou, Pékin et les pays émergents, ce serait justement le triomphe inéluctable des régimes autoritaires. Si on peut admettre sans peine que les organisations familiales façonnent les mentalités, en faire clé unique ouvrant toutes les portes semble plutôt douteux.

On devrait plutôt remarquer que ce qui valait hier vaut beaucoup moins aujourd’hui pour des raisons que Todd lui-même a mises en valeur. La diminution drastique de la fertilité moyenne à peu près partout — y compris en Afrique, même si elle y reste élevée, mais on part de très haut — oblige à réviser les jugements hâtifs. Qu’est-ce donc qu’une famille communautaire à 0,8 enfant comme en Corée ? Ou même à 1,5 comme en Russie ? Ajoutons à cela l’augmentation du niveau d’étude des femmes et l’abaissement de la différence d’âge au mariage là ou c’était la règle et on se trouve avec la situation iranienne (taux de fécondité à l’européenne, haut niveau d’instructif des femmes et montée des revendications libérales, que d’ailleurs le régime tolère parce qu’il ne peut plus les interdire — la forte consommation d’alcool dans ce pays musulman est un bon indicateur.

On pourrait parler de la place de la religion. Elle est à peu près nulle en Chine et encore très forte au royaume des bigots que sont les États-Unis. Restent les droits des homosexuels et des trans. Pour les droits des homosexuels, si Pékin et Moscou les voient d’un mauvais œil, il vaut mieux ne pas être homosexuel en Arabie Saoudite, alliés des « libéraux » anglo-saxons. Ajoutons que la GPA est autorisée aussi bien à Moscou qu’à Kiev. Gageons que les États-Unis n’engageront pas leur GI’s pour défendre les droits des gays et des lesbiennes, d’autant qu’aux États-Unis ceux-ci ne sont pas garantis partout et que de nombres États ont encore leurs sodomy acts

Pour ce qui est de l’Afrique, les difficultés qu’y éprouve la France ne concernent que la France et non on ne sait trop quel conflit anthropologique. Le Togo et le Gabon, anciennes colonies françaises, ont rejoint le Commonwealth ! Encore un fait qui ne colle pas. Il y a fort à parier que les gouvernements qui ouvrent les bras aux mercenaires de Wagner et aux capitalistes russes ne le toléreront que tant qu’ils en auront besoin pour faire contrepoids aux anciens colonisateurs et qu’ils s’en débarrasseront quand ils le pourront. L’idée d’un bloc Russie-Chine-Afrique est encore une idée particulièrement farfelue, même la Chine exporte massivement ses capitaux vers l’Afrique comme elle le fait maintenant dans le monde entier, y compris aux États-Unis et en France.

De quelque manière que l’on prenne la question, la thèse d’un conflit de civilisations ou d’un confrontation anthropologique comme clé explicative de la guerre entre Russie et Ukraine ne tient pas. Elle consiste à prendre pour parole d’Évangile les discours de Poutine ou la rhétorique de l’OTAN. Plutôt que sur le terrain de l’idéologie, il est de loin préférable de rester sur le terrain solide du réel.

Précisons encore : je ne nie absolument pas les conflits de cultures et de mœurs, même si le développement du marché capitaliste a un effet de nivellement tout à fait impressionnant. Je suis cependant résolument hostile aux diverses tentatives pour imposer les dernières modes anglo-saxonnes à l’ensemble de la planète. Le colon à bons sentiments finit toujours dans la peau du pire colon. S’il y a quelque chose comme « nos valeurs », j’y mets la liberté sous toutes ses formes, l’égalité, et notamment l’égalité des hommes et des femmes et même la fraternité conçue sous la forme de l’entraide sociale soutenue par ce qu’on a appelé l’État-providence. Je crois que ces valeurs valent mieux que les femmes voilées, les fillettes mariées de force et les gays pendus au bout d’une grue. J’espère seulement que les pays où ces coutumes barbares sévissent encore trouveront eux-mêmes la voie de l’émancipation humaine.

Cessons de tout mélanger. Pour comprendre la guerre aujourd’hui, les outils légués par Marx et le simple bon sens suffisent, quels que soient les torrents de rhétorique dans lesquels tout cela est camouflé. Les capitalistes américains voient leur règne contesté et la fin du « roi dollar » (In God we trust) est annoncée. Les capitalistes de russes veulent préserver leurs ressources, la toute nouvelle supériorité acquise dans les productions agricoles et toutes les sources de rente et ils ont besoin que la mer Noire soit un peu « mare nostrum », comme disaient les Romains. J’évoque les Romains, car il serait bon de se souvenir que Moscou s’est pensée comme « la troisième Rome ». Les capitalistes ukrainiens essaient de jouer leur propre carte en tant que « bourgeoisie comprador » au service des capitalistes anglo-saxon. L’Europe est en train d’être engloutie dans ce conflit où des gouvernements de traitres suivent la Maison-Blanche sans moufeter. La culture là-dedans est l’extraction de la plus-value et le seul dieu est l’argent.

Le 3 mars 2023

 


jeudi 23 février 2023

Droit international et avenir de l'humanité européenne

Vae victis
Il a fallu des Romains, se donnant pour objectif d’imposer la « pax romana » à la Terre entière, pour qu’on invente le « droit international », appelé à Rome Jus gentium, « le droit des gens » (gens étant ici une sorte d’équivalent de nations). D’élaboration lente et de mise en œuvre toujours incertaine, le droit international reconnaît le « droit des nations » à disposer d’elle-même. Ce qui veut dire que personne ne peut entrer en guerre contre une nation au motif que le régime intérieur et la politique de cette nation lui déplait. Bien sûr, les puissants se moquent le plus souvent de ce droit et cherchent soit à s’assurer une domination directe sur d’autres nations (c’est l’impérialisme colonisateur), soit à faire en sorte que les gouvernements des « petites nations » restent des gouvernements amis de grandes puissances. L’intervention militaire ouverte peut souvent être remplacée par la sédition, les complots et le travail de sape des agences gouvernementales. Le droit international reste sans doute un « idéal régulateur » au sens de Kant, mais il est presque impossible d’en faire une véritable loi régissant les rapports entre les nations.

Prenons l’exemple de la situation en Ukraine depuis 2004. Personne ne peut être assez niais pour prendre au sérieux les « révolutions orange », c'est-à-dire les diverses changements de régime politiques plus ou moins violents qui ont surtout été l’exploitation d’un mécontentement d’une fraction ou d’une autre de la population afin d’assurer à un clan mafieux ou un autre la domination de l’État. Mais aussi dures que puissent être les critiques que nous pouvons adresser au régime politique actuel de l’Ukraine, on n’en peut nullement tirer que quelque puissance que ce soit aurait le droit d’intervenir dans les affaires ukrainiennes, fût-ce au motif fallacieux de « dénazifier » ce pays. En ce sens l’agression russe contre l’Ukraine, au lendemain des troubles de Maidan n’a aucune justification politique ou morale. Quand Poutine, changeant de discours, affirme que la guerre russe en Ukraine est une guerre existentielle, nous n’avons pas non plus de raison particulière de le croire. L’existence de la Russie n’a été mise en cause par personne – même si les écrits de Brzezinski pouvaient le laisser penser, mais les écrits d’un analyse américain ne sont pas des actes. En fait Poutine tente de rétablir ce qu’était la zone d’influence de l’Union soviétique et il se conduit en Ukraine comme les soviétiques se conduisaient à Berlin-Est en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968 ou à Varsovie en 1980. Ni plus, ni moins. Et il n’est pas de raison de soutenir Moscou aujourd’hui.

Faut-il pour autant s’engager dans le guerre. Si, selon le langage fleuri des États-Unis, Poutine est bien « un fils de pute », il est aussi « leur fils de pute ». À sa manière, il est un des acteurs du capitalisme mondial. Et on ne doit pas prendre ses ennemis d’aujourd’hui pour les défenseurs du « bien » ou de « nos valeurs ». Confier aux États-Unis et à leurs alliés le soin de faire régner la paix et la justice en Ukraine, c’est un peu confier à la mafia de la soin de faire régner l’ordre, aux macs le soin de protéger la vertu des filles, ou aux dealers le soin de protéger la santé de la jeunesse. Les géostratèges en chambre, les anciens gauchistes devenus « néocons » et les histrions médiatiques considèrent que les États-Unis sont les gardiens du camp du bien. C’est se moquer du monde. Les États-Unis veulent contrôler l’Ukraine – 30% des terres ukrainiennes appartiennent déjà à des sociétés américaines. L’Ukraine paye aujourd’hui le prix fort de la folie (bien rémunérée) de ses dirigeants et des manœuvres de « l’Occident ». L’Ukraine est déjà la grande perdante de cette guerre et avec elle l’Europe occidentale. Mais les États-Unis ne seront pas les vainqueurs pour autant. Ils ont d’ores et déjà perdu. Ils ont perdu parce que l’Orient, avec toutes ses contradictions et demain l’Afrique deviendront les grandes zones dominantes du monde. La loi du nombre finit toujours par s’imposer. Le « grand échiquier » de Brzezinski est devenu le grand chaos.

La première question angoissante est d’abord celle-ci : dans ce chaos, le dérapage est toujours possible. Les menaces à peine voilées concernant l’usage des armes nucléaires par les Russes pourraient trouver leur correspondant aux États-Unis où les Dr Folamour pourraient être tentés de jouer le tout pour le tout en compter sur la supériorité militaire supposée. Dans cette situation, les appels à « sauver la planète » (en consommant moins de viande ou en prenant moins l’avion) ont quelque chose de dérisoire et même d’un peu obscène.

Une deuxième question angoissante surgit : même si l’humanité survit à cette crise où les acteurs principaux ne sont pas aussi rationnels que l’étaient ceux de la crise des missiles à Cuba octobre en 1962, même si le progrès technique se poursuit, même si le monde se stabilise sous le domination de régimes autoritaires, que restera-t-il de l’espérance émancipatrice qui a été depuis plusieurs siècles la source vive de « l’humanité européenne » dont a si bien parlé Edmund Husserl ?

Occident...

Notre époque, plus que toute autre, ne connaît que deux états, comme les systèmes informatiques, zéro ou un, bien ou mal, d’un camp ou d’un autre, noir ou blanc. Les nuances et le chatoiement des couleurs sont rigoureusement prohibés. La pensée n’a plus sa place, les automatismes la remplacent. Avant que, brinquebalé de droite à gauche et de gauche à droite, sautant d’une ornière à l’autre, le chariot poussif de l’humanité ne se disloque complètement, il serait bien utile d’essayer de sortir des manichéismes, des discours tout faits, de la langue de bois qui prospère de tous côtés. L’expérience montre que ce n’est pas aisé et que celui qui s’y essaie risque de crier dans le désert (« la voix de celui qui crie dans le désert », Marc, 1:3) ou d’être vilipendé par la foule des imbéciles. Allons-y tout de même.


Occident
… Le mot est devenu le symbole de l’impérialisme, de la domination des grands empires sur le monde entier, et, aujourd’hui, de l’Alliance Atlantique et de son bras armé, l’OTAN. Tout cela est assez vrai. La puissance des grands empires occidentaux et les crimes innombrables qu’ils ont commis ont réussi d’abord à faire oublier que d’autres grands empires, tout aussi terribles, ont été ruinés par cette domination occidentale : les Mongols et les Ottomans, pour ne citer que les plus connus, ont commis des massacres terrifiants et asservi des centaines de millions d’hommes. Mais tout est pardonné, tout est la faute de « l’homme blanc ». L’Algérie, ancienne terre des Numides ou de ceux que les Romains appelaient Barbari (qui a  donné berbères) a été soumise à la domination arabe, puis à la domination ottomane jusqu’au XIXe siècle. Mais les seuls colons, coupables de tous les maux de ce régime pourri jusqu’à la moelle, sont les Français – qui ont pourtant de grandes fautes à se faire pardonner. L’esclavage fut et reste encore une institution presque universelle. Les grandes traites négrières furent d’abord le fait des royaumes africains – qui étaient de véritables royaumes avec tous les attributs de la royauté et non petites tribus de grands enfants vivant dans des cases comme le montre Hergé. Les Arabes ont fait commerce des esclaves à une échelle massive et pendant de nombreux siècles. Les Européens et leur appendice nord-américain s’y sont mis à leur tour. Mais on ne peut s’empêcher de faire remarquer que c’est en Europe que la question de l’abolition de l’esclavage est posée et conduit à la suppression, non sans mal, de cette horrible institution. C’est à Paris qu’est créée, en 1788, une « société des Amis des Noirs »… Cherchez une telle société ailleurs, en Arabie ou en Inde, vous n’en trouverez pas ! Bref l’Occident est horrible, mais nous avons de bonnes raisons de rester attachés aux acquis de cette civilisation chrétienne européenne. Pour tout dire, quiconque est attaché à l’idée de droits de l’homme doit sans doute dire, comme Benedetto Croce, « Nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens » !

Mais précisément parce que nous sommes « chrétiens », même si nous ne croyons en aucun Dieu transcendant, nous respectons l’humanité dans chaque homme et nous devrions nous refuser à imposer aux autres nos mœurs, nos idées, nos croyances. Nous ne pouvons qu’espérer dans le progrès de l’esprit humain ! « Chrétiens », mais pas missionnaires et encore moins missionnaires armés. « Chrétiens », mais assez humbles pour ne pas penser que les voies que nous avons suivies sont toutes les bonnes et que nous n’avons rien à apprendre des autres. Cependant les progrès de la liberté, personnelle autant que politique sont des critères essentiels dans les jugements que nous pouvons porter sur nous-mêmes ou sur les autres. Personne ne soutient que les cannibales ont des mœurs et des rites parfaitement respectables ! Personne n’admettrait que se pratiquent lors de la naissance d’un enfant le vieux procédé romain de l’exposition, qui permettait au père de famille de ne pas reconnaître l’enfant et de le laisser mourir dans la rue, sauf si une âme charitable en prenait soin… Si nous admettons l’égalité en droit et en dignité des hommes et des femmes, c’est à bon droit que nous jugeons qu’une société qui ne reconnaît pas cette égalité ne vaut pas la nôtre. Nous n’avons nullement à imposer par la force notre façon de concevoir une vie bonne, mais nous avons le droit de la défendre quand elle est menacée. Et aujourd’hui elle est menacée.

vendredi 3 février 2023

Quelques réflexions sur la souveraineté et le souverainisme

 


Voilà plus de 30 ans que je suis convaincu de la nécessité de défendre la souveraineté nationale, que la souveraineté est absolument inséparable de la lutte contre la mondialisation et pour une transformation sociale radicale. Je considère que les impérialismes et principalement l’impérialisme dominant aujourd’hui, qui reste l’impérialisme américain, veulent défaire les nations en tant qu’elles sont les cadres nécessaires de la lutte sociale (la lutte des classes est nationale dans sa forme, disait Marx, même si elle est internationale dans son contenu).

La souveraineté nationale est la défense de l’un de ces cadres de vie dans lesquelles les individus peuvent se former, vivre, combattre, s’instruire, aimer et souffrir. Nous sommes tous, plus ou moins, attachés à ces formes de vie, héritées, mais qui sont nous-mêmes, au moins en partie. « Familles, je vous hais ! » D’accord, mon cher André Gide. Mais il faut reconnaître avec Christopher Lasch que la famille est souvent devenue « un refuge dans ce monde impitoyable », l’ultime refuge souvent. Il y a beaucoup d’autres communautés, plus ou moins larges, auxquelles nous sommes attachés. Nous sommes certes des citoyens du monde, mais nous sommes d’abord des Latins, des Grecs, des Européens, issus tous de cette matrice chrétienne que nous prétendons parfois rejeter. L’histoire n’est plus le récit qu’on en faisait jadis, mais elle demeure. Elle nous permet de tisser tant de liens ! Après tout, les Latins et les Grecs ne seraient rien sans les Étrusques et les Phéniciens. Et ainsi de suite ! Le monde que nous découvrent ces nations et ces civilisations, encore présentes souvent dans les ruines, les routes, les langues, est un monde bigarré, un patchwork et c’est ce qui en fait la beauté et l’intérêt. L’internationalisme abstrait et le mondialisme nous séparent les uns des autres en nous réduisant à des individus tous semblables. Les communautés nationales et culturelles établissent des liens, des liens dans lesquelles nous apprenons à reconnaître l’autre comme nous-mêmes et profondément autre simultanément.

Partisan de la souveraineté nationale, j’ai du mal à me dire « souverainiste » et je suis persuadé qu’un front des souverainistes ne serait qu’un front des refus, c'est-à-dire une union de gens qui ne sont en vérité unis sur rien. Je ne suis pas nationaliste pour deux sous. J’aime mon pays, mais je ne l’élève pas au-dessus des autres. Nous Français, ne sommes pas meilleurs que les autres. Je suis pourtant un peu triste de voir ce pays s’abaisser et s’enfoncer dans une sorte d’abattement qui nous dépossède de nous-mêmes. Le syndrome de la débâcle de 1940 dont, en vérité, nous ne nous serions jamais remis, en dépit des tours d’illusionniste de De Gaulle. Les reconstitutions intéressées de l’histoire n’y changeront rien. Penser qu’en tentant de faire revivre la mythologie « nationale » cela nous permettra de nous sortir de l’ornière, c’est commettre une grosse erreur. Observateur avisé de la France, Jérôme Fourquet note ainsi : « Le cas de la country nous dit à la fois le décrochage et l'ampleur de l'américanisation de la société française et la puissance de ce phénomène qui a été capable de produire des imaginaires adaptés à chacune des îles de l'archipel français : en gros, il y a la country pour la France périphérique, le rap pour les banlieues, le Starbucks coffee et la startup nation pour la France des métropoles, et vous voyez que chaque catégorie sociale a son imaginaire américain. » Même les « identitaires », ces rescapés d’extrême-droite française sont profondément américanisés, comme l’a montré une enquête de la revue Éléments. Désaméricaniser notre pays, voilà une tâche colossale que personne ou presque ne voudrait entreprendre. Les tentatives purement culturelles échouent parce qu’il faudrait une impulsion qui redonne de la vie à la culture nationale. L’état calamiteux du cinéma français (nous ne pouvons que regretter le « bon vieux temps »), de la littérature ou de la philosophie ne rend guère optimiste. La manière dont le « wokisme », produit made in USA, a pénétré les milieux universitaires ne laisse pas d’intriguer.

Une chose est certaine : électoralement les « souverainistes » pèsent peu. Le vote pour le RN n’est pas spécialement « souverainiste » puisque Mme Le Pen, comme son homologue italienne Giorgia Meloni, ne met plus en cause le cadre de l’UE, ni celui de l’OTAN. Et « l’union des souverainistes » est vouée à un fiasco si d’aventure elle se constituait à telle ou telle occasion électorale. Une nation ne se fabrique pas ou ne se refait pas par quelque astuce électorale. En outre, tant que nous sommes dominés par le mode de production capitaliste, nous ne sommes pas les maîtres, mais nous sommes soumis au pouvoir du capital. Les « souverainistes » mettent le plus souvent ces questions de côté et rêvent debout d’un capitalisme national et patriotique qui n’existe plus et qui, en vérité n’a jamais existé. Être maître chez soi, cela exige que l’on renverse la logique du capital, c'est-à-dire celle de l’accumulation de la valeur au profit d’une production tournée vers la valeur d’usage. Ce qui s’appelle en vieux français « socialisme ».

Le 3 février 2023 – Denis COLLIN

vendredi 27 janvier 2023

Quelques bonnes raisons pour laisser le dernier opus de Markus Gabriel sur l'étagère du libraire


Markus Gabriel est un philosophe très connu, pas seulement en Allemagne. Ses livres sont largement traduits. Il est connu pour avoir été, en compagnie de Maurizio Ferreris, un des inventeurs du « nouveau réalisme ». À la différence des « philosophes » médiatiques français qui ne font pas vraiment de philosophie, mais exercent surtout leur talent à la conversation mondaine et à la propagande, Markus Gabriel tente de faire vraiment de la philosophie, en écrivant clairement, et ses premiers ouvrages m’avaient intéressé. Deux ont retenu mon attention, Pourquoi la pensée humaine est inégalable et Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, tous publiés chez JC Lattès. J’ai donc acheté sans hésiter N’ayez pas peur de la morale (chez le même éditeur) et là je suis vraiment déçu et même un peu plus. Les intentions de l’auteur sont louables, mais on a presque envie de dire que c’est avec de bonnes intentions que l’on fait de la mauvaise philosophie. La bonne intention : défendre l’objectivité des valeurs morales, indissociables de la démocratie. Markus Gabriel inscrit son propos dans la nécessité de promouvoir de « Nouvelles Lumières » (après le « nouveau réalisme »). Pourquoi pas ? Sur le principe, il n’y a rien à redire. Que les préceptes moraux aient une valeur universelle, c’est le contenu même de la morale (voir à ce sujet le livre, coécrit avec Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale). Markus Gabriel nous propose un certain nombre d’arguments logiques, très classiques, tirés de l’arsenal kantien. Où les choses se gâtent, c’est qu’il éprouve le besoin de prendre à tout propos et hors de propos des exemples politiques, les « populistes » étant ses ennemis déclarés. Markus Gabriel en bon élève qu’il est, s’évertue à cocher toutes les cases de penseurs bien-pensants et à classer le monde entre bons et méchants. Mais il évite ainsi les difficultés. Or c’est aux difficultés qu’on l’attend.

Il a beau écrire qu’il n’y a pas vraiment de dilemmes moraux, il n’en apporte pas la preuve. Ainsi il est un défenseur de la tolérance et admet que les tolérants ont le droit de se défendre contre l’intolérance. Mais il ne va pas beaucoup plus loin. C’est pourtant un problème sérieux. Sur d’autres questions, il prend des positions sans intérêt proprement philosophique ou alors il fait passer en contrebande de la camelote « progressiste ». Il considère comme exemplaire du point de vue moral la politique suivie par les principaux gouvernements au moment de l’épidémie de COVID. Il estime même que l’on doit saluer la transparence des négociations menées par les dirigeants politiques. Peut-être en sait-il plus et de manière plus transparente que le commun des mortels sur les liens entre sa compatriote Von der Layen et la société Pfizer. Mais l’auteur soutient que les gouvernements ont su agir de manière éthique, car ils ont mis de côté les intérêts économiques… Le confinement est vu comme un exemple de la capacité à se placer du point de vue d’autrui et, à plusieurs reprises dans la presse, il s’est prononcé pour la vaccination obligatoire. Un autre exemple, minuscule, concerne la discrimination qu’a subie sa fille à la piscine, car une partie de l’établissement était interdite aux enfants… Il en profite pour plaider pour l’abolition des discriminations, dont sont victimes des enfants, prétextant qu’une expérience avait montré que les enfants et les adolescents étaient bien plus prêts à faire « avancer le progrès » que les adultes. Une simple expérience d’enseignant lui aurait pourtant appris combien les enfants et les adolescents sont prompts à se conduire en tyrans et à persécuter les plus faibles. On a aussi droit aux « vexations morales » qu’une « majorité d’hommes blancs âgés inflige aux autres… Bien, toutes les cases, vous dis-je.

L’auteur soutient une anthropologie bisounours. Il prétend que “la plupart des hommes (quelle que soit leur origine) sont horrifiés quand ils assistent à une scène d’une extrême violence physique.” Si cela état vrai, la Gestapo n’aurait pas existé, ni le KGB, ni “l’école française de la torture” qui avait prospéré en Algérie et essaima ensuite en Amérique latine (voir le livre de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte). Il s’appuie sur Peter Singer qui aurait, selon lui, exposé des idées importantes quant à l’origine de nos idées morales, omettant de signaler que le même Singer soutient l’avortement postnatal (c’est-à-dire l’infanticide) dès lors qu’on estime que le nouveau-né ne pourra pas vivre une vie qui mérite d’être vécue. Bien qu’il critique les “post-modernes” pour leur relativisme, en réalité, il vient dès que l’occasion se présente leur faire allégeance.

Le “nouveau réalisme moral” (encore un nouveau truc) soutient selon l’auteur une position médiane entre les éthiques purement subjectives (éthiques fondées sur la compassion ou éthiques fondées sur le plaisir) et les éthiques absolument objectives. Elle s’intéresse aux “circonstances réelles” qui ne sont jamais ni purement objectives ni purement subjectives. Cette proposition est un peu de la bouillie pour les chats. L’auteur aurait dit relire Hegel pour comprendre comment articuler objectif et subjectif. L’auteur soutient même que “le progrès des sciences physiques et naturelles, des technologies, nous en a appris davantage (même si nous sommes loin du compte) sur le statut de l’objectivité maximale et de la subjectivité maximale.” Le progrès des sciences peut nous apprendre beaucoup de choses, mais précisément rien sur le statut de l’objectivité. L’objectivité n’est pas un problème dont les sciences de la nature (les sciences de faits) puissent nous apprendre quelque chose…

Arrivé à ce point (j’en suis à la page 190), le livre me tombe des mains. Je suis prêt à reconnaître que je m’étais peut-être un peu emballé sur ses précédents livres. Il faudra revoir tout cela. Mais ce traité de morale peut être abandonné sans remords à la critique rongeuse des souris.

Le 27 janvier 2023

 

 

lundi 23 janvier 2023

Religions et fait religieux

À paraître au éditions Breal en février.

Vidéo d'une conférence sur le même sujet à l'Université Populaire de la Roya.

 

jeudi 19 janvier 2023

« Religion des droits de l'homme» et wokisme

Dans une publicité pour un numéro spécial de Valeurs Actuelles consacré au « wokisme », je lis :

Très lié à la religion séculière des droits de l’homme, dont il constitue le versant « agit-prop », le wokisme promeut une guerre des sexes et des races qui vise à l’éradication du mâle blanc occidental. Mélange de deux hérésies chrétiennes — la gnose et la (sic) millénarisme — il souhaite l’avènement d’un monde imaginaire débarassé (sic) de toute impureté, ce qui se passe par un mépris forcené du réel.

Ce court texte me donne l’occasion d’une mise au point. Je veux bien admettre qu’il y a quelque chose comme une « religion séculaire des droits de l’homme ». Après tout, les fameux droits de l’homme sont un pur produit du christianisme. Seuls, les « bouffeurs de curés » professionnels ne veulent pas le reconnaître. Comme le dit très bien Hegel, c’est le christianisme qui nous apprend que l’homme en soi est libre, pas seulement le maître, pas seulement le citoyen athénien. L’homme tout court. Comme le dit Paul, « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. » (Galates, 3, 28) Cette idée de droits naturels de l’homme n’a été proclamée qu’en pays chrétien. Étant moi-même un chrétien athée (une des variétés possibles de chrétiens, quand on a lu Ernst Bloch), je me fais volontiers adepte de cette « religion séculaire ». En revanche, je comprends mal que des partisans (du moins en paroles) des valeurs chrétiennes occidentales s’en prennent avec virulence à ces mêmes valeurs…

Si je laisse de côté cette bizarrerie, j’en voudrais relever une autre plus grave — bien que conséquence de la première. Beaucoup d’adversaires du « wokisme » ont coutume d’y voir une nouvelle forme du marxisme. J’ai eu l’occasion de montrer combien c’était erroné. En substituant la lutte des sexes ou des genres ou des races à la lutte des classes, le « wokisme » est une arme de guerre contre le marxisme — comme l’ont été les théories issues de la philosophie française des années 1970, la fameuse « French Theory » des Foucault, Derrida, Deleuze et autres « déconstructeurs ». J’avais eu l’occasion de m’en expliquer dans une entrevue avec Le Figaro (« Le wokisme est-il un produit du marxisme ? » [lefigaro.fr]). Pour raisons différentes, mais qui se recoupent, on doit réaffirmer que le wokisme n’a rien à voir avec le christianisme même sous la forme de ses hérésies gnostiques et millénaristes.

Le « wokisme » en effet commence par nier l’universalité du genre humain. Sous sa forme genriste, l’obsession de la destruction du mâle blanc hétérosexuel me semble vraiment peu chrétienne. Ce frénétique « meurtre du père » est seulement la preuve que quelque chose n’est pas passé dans formation du sujet… D’autant qu’il s’agit du mâle blanc : le mâle noir ou arabe n’est pas mis en cause. Il est parfait lui, et surtout pas patriarcal. Que les pays musulmans emprisonnent ou pendent les homosexuels ne gêne pas la « religion des droits de l’homme » du woke de base. La « religion des droits de l’homme » affirme que la vie privée ne regarde que les individus et que leurs « orientations sexuelles », franchement, on s’en moque comme d’une guigne. Le woke au contraire est obsédé par le sexe. Pour tout dire, il ne parle que de ça ! Pour un peu, qu’un homme cède sa place à une dame dans les transports en commun, ce serait presque du viol par intention. L’idéologie du genre fait du sexe la différence majeure même si on fait mine de vouloir l’effacer. L’écriture inclusive nous apprend qu’en toutes choses, il faut bien séparer les hommes des femmes et non les réunir dans un seul groupe, les humains, qu’ils soient hommes ou femmes. Quant à la folie « trans », elle indique que nous avons affaire à des individus qui prétendent se faire eux-mêmes, qui prétendent décider à volonté s’ils seront hommes, femmes ou « neutres », ou on ne sait quelle autre catégorie née de leur cerveau détraqué. Si les hommes et les femmes sont considérés comme des égaux, toutes ces simagrées n’ont plus aucun sens. C’est encore une preuve que le wokisme n’a rien à voir avec la prétendue « religion des droits de l’homme ».

Dans tous les domaines et sous toutes ses formes, le « woke » soutient un différentialisme rageur. Il n’y a pas d’hommes, il y a des blancs et des noirs, des mâles et des femmes, des Occidentaux et des pas Occidentaux, etc. Ce différentialisme, cette négation radicale de l’unité de la communauté humaine fut longtemps le fonds de commerce d’une certaine droite qui utilisait, comme les woke aujourd’hui, ces catégories en vue de hiérarchiser les humains selon les classements de leurs idéologues. Il faudrait donc à nos journalistes en quête d’arguments s’intéresser un peu plus à l’histoire des idées et ils devraient conclure que le courant le plus proche des woke fut le fascisme. Le woke est un fasciste qui met un plus là il y avait un moins et réciproquement. Mais un fasciste retourné reste un fasciste. Du reste, comme tous les fascistes, ils détestent la liberté, la liberté de réunion, la liberté de discussion, la liberté d’enseigner, réclamant à corps et à cris des interdictions, des censures, le contrôle des paroles et attaquant physiquement les locaux et les personnes de ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis. Que les cervelles creuses de la France Insoumise abritent ces serpents dans leur sein, en dit long sur ce qu’est devenu ce mouvement, mais ne saurait du mouvement woke un produit des droits de l’homme.

Le 19 janvier 2023

 

 

dimanche 15 janvier 2023

La possibilité du communisme

La possibilité du communisme

Par Yvon Quiniou et Nikos Foutas. Éditions l’Harmattan, 2022, 192 pages, 20 €


Dans leur dernier livre, Yvon Quiniou et Nikos Foutas poursuivent leur dialogue. Chez le même éditeur, ils avaient publié Le matérialisme en question (2020). Nikos Foutas enseigne la philosophie à l’université en Grèce ; c’est un spécialiste de Lukács et un grand nombre de ses livres ont été publiés en français chez l’Harmattan. Yvon Quiniou est tout à la fois marxiste et défenseur du matérialisme en philosophie, mais aussi penseur de la morale : il tente une sorte de synthèse entre les perspectives classiques du marxisme et la philosophie morale de Kant. Il est aussi un militant laïque intransigeant, ce qui lui a valu quelques soucis dans certains milieux proches du Parti communiste qui préfèrent faire la cour aux islamistes…

La possibilité du communisme interroge une question centrale pour tout « élève de Marx » : le communisme est-il une utopie comme les autres, découle-t-il de la logique même du mode de production capitaliste ou est-il un objectif moral ? Les deux auteurs commencent par s’interroger sur l’existence réelle ou supposée du « communisme primitif » qui aurait constitué le stade originaire de l’histoire humaine. En réalité nous n’avons aucun moyen de trancher clairement cette question. Quoi qu’il en soit, le communisme n’est pas, chez Marx et Engels, le retour à un passé idéalisé, mais un « à-venir ». S’il faut résolument abandonner l’idée d’une histoire comme un progrès linéaire, il reste à définir ce que peut être le progrès historique.

Yvon Quiniou, comme il l’a fait en d’autres circonstances ne manque pas de souligner du renversement matérialiste opéré par Marx, un renversement qui serait scientifiquement confirmé par Darwin et par les neurosciences dans la lignée de Jean-Pierre Changeux. Toutefois, il rappelle que Marx met au premier plan la pratique (voir thèses sur Feuerbach) et que ce sont bien les hommes qui font l’histoire. C’est pourquoi le communisme doit être pensé comme une possibilité et non comme une nécessité qui le fera sortir du capitalisme comme le papillon sort de la chrysalide.

Les auteurs consacrent d’assez longs développements à ce qui empêche ce possible de se réaliser. Ils reviennent sur la question de l’aliénation et de tout ce qui constitue le malheur humain. Si Yvon Quiniou n’oublie pas d’intégrer Freud à sa réflexion, Nikos Foutas donne d’intéressants prolongements à la lecture de Lukács et surtout au Lukács théoricien de la réification dans Histoire et Conscience de classe. Ils insistent ainsi particulièrement sur la dimension morale du marxisme, sans laquelle il est privé de valeur.

Les auteurs n’esquivent pas les difficultés classiques du marxisme et notamment la question — rebattue — de la « dictature du prolétariat », Nikos Foutos faisant d’ailleurs remarquer que cette notion ne vient que rarement sous la plume de Marx et qu’elle est vraiment très peu thématisée. En tout cas, elle ne peut jamais s’interpréter comme la dictature sur le prolétariat, Quiniou rappelant que le communisme pour Marx est un état social dans lequel la liberté de chacun est la condition de la liberté de tous.

Les derniers chapitres sont plus directement embrayés sur les questions contemporaines. La mondialisation d’abord : ne rend-elle pas impossible toute expérience de passage au socialisme dans une nation moyenne comme la France ou faut-il envisager une révolution sur une plus large échelle ? Pour les auteurs, il n’y a pas de contradictions entre les deux approches. Ce dont je ne suis pas tout à fait certain. En ce qui concerne l’échec de l’Union soviétique, la position des auteurs est assez claire. Comme le dit Yvon Quiniou, « ce qui a échoué en Russie et dans les pays satellites de l’URSS qui n’ont fait qu’en reproduire le modèle, dans d’autres conditions meilleures pourtant, ce n’est pas le communisme ou le socialisme, mais sa caricature, son contresens théorico-pratique et on ne peut s’en réclamer sauf mauvaise foi ou ignorance, pour le déclarer en soi impossible. » En ce qui concerne la Chine (ils rattachent Cuba et le Vietnam à cette dernière), le jugement est beaucoup plus positif, soulignant tout de même les ambiguïtés et les contradictions qu’il y a à développer le capitalisme tout en réaffirmant l’objectif socialiste. L’idée que le parti unique, le PCC, est si gros qu’il est devenu en quelque sorte représentatif de la population chinoise et qu’il serait donc en quelque façon démocratique est défendue sans être convaincante. Les questions de l’écologie sont enfin abordées rapidement, en soulignant que trop souvent les mouvements écologistes mettent en cause l’activité humaine en général en omettant le fait qu’il s’agit du mode de production capitaliste.

Dans l’ensemble un ouvrage non dogmatique, qui rouvre des discussions théoriques et politiques qu’on ne voit plus très souvent aujourd’hui. Je partage sans barguigner l’ambition morale qui y est réaffirmée, je suis moins convaincu sur quelques autres aspects… Il me semble surtout qu’il faudra un jour faire un bilan historique de l’histoire du mouvement ouvrier (communiste, mais pas seulement !) et des raisons pour lesquelles la « révolution prolétarienne » n’a jamais paru aussi loin de nous qu’aujourd’hui.

Le 14 janvier 2023.

Denis Collin

jeudi 12 janvier 2023

Changer mes désirs plutôt que l'ordre du monde

Christine de Suède et Descartes

Parmi les principes de ce qu’il appelle sa « morale par provision » (en attendant de pouvoir en construire une pleinement certaine), Descartes retient celui-ci : « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde ». On y a vu à juste titre la marque du stoïcisme de Descartes, quoique notre grand philosophe ait aussi prétendu réconcilier les stoïciens et les épicuriens. Dans une lettre à Christine de Suède (20 novembre 1647), Descartes s’explique plus avant sur ses propres conception morales.  Ainsi il écrit :

On peut considérer la bonté de chaque chose en elle-même, sans la rapporter à autrui, auquel sens il est évident que c’est Dieu qui est le souverain bien, parce qu’il est incomparablement plus parfait que les créatures ; mais on peut aussi la rapporter à nous, en ce sens que je ne vois rien que nous devions estimer bien, sinon ce qui nous appartient en quelque façon, et qui est tel que c’est perfection pour nous de l’avoir. Ainsi les philosophes anciens, qui, n’étant point éclairés de la lumière de la Foi, ne savaient rien de la béatitude surnaturelle, ne considéraient que les biens que nous pouvons posséder en cette vie ; et c’était entre ceux-là qu’ils cherchaient lequel était le souverain, c'est-à-dire le principal et le plus grand.

Mais, afin que je le puisse déterminer, je considère que nous ne devons estimer biens, à notre égard, que ceux que nous possédons ou que nous avons le pouvoir d’acquérir. Et cela posé, il me semble que le souverain bien de tous les hommes ensemble est un amas ou un assemblage de tous les biens, tant de l’âme que du corps et de la fortune, qui peuvent être en quelques hommes ; mais que celui d’un chacun en particulier est toute autre chose, et qu’il ne consiste qu’en une ferme volonté de bien faire, et au contentement qu’elle produit. Dont la raison est que je ne remarque aucun autre bien qui me semble si grand ni qui soit entièrement au pouvoir de chacun. Car, pour les biens du corps et de la fortune, ils ne dépendent point absolument de nous ; et ceux de l’âme se rapportent tous à deux chefs, qui sont, l’un de connaître, l’autre de vouloir ce qui est bon ; mais la connaissance est souvent au delà de nos forces ; c’est pourquoi il ne reste que notre volonté, dont nous puissions absolument disposer. Et je ne vois point qu’il soit possible d’en disposer mieux, que si l’on a toujours une ferme et constante résolution de faire exactement toutes les choses que l’on jugera être les meilleures et d’employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître. Et c’est en cela seul que consistent toutes les vertus ; c’est cela seul qui, à proprement parler, mérite de la louange et de la gloire ; enfin, c’est de cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de la vie. Ainsi, j’estime que c’est en cela que consiste le souverain bien.

Et par ce moyen, je pense accorder les deux plus contraires et plus célèbres opinions des anciens, à savoir celle de Zénon, qui l’a mis en la vertu ou en l’honneur, et celle d’Épicure, qui l’a mis au contentement auquel il a donné le nom de volupté. Car, comme tous les vices ne viennent que de l’incertitude et de la faiblesse qui suit l’ignorance, et qui fait naître les repentirs ; ainsi la vertu ne consiste qu’en la résolution et la vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses qu’on croit être bonnes, pourvu que cette vigueur ne vienne pas de l’opiniâtreté, mais de ce qu’on sait les avoir autant examinées, qu’on en a moralement le pouvoir. Et bien que ce qu’on fait alors puisse être mauvais, on est assuré néanmoins qu’on fait son devoir ; au lieu que si on exécute quelque action de vertu et que cependant on pense mal faire, ou bien qu’on néglige de savoir ce qu’il en est, on n’agit pas en homme vertueux. Pour ce qui est de l’honneur et de la louange, on les attribue souvent aux autres biens de la fortune, mais, parce que je m’assure que votre Majesté fait plus de sa vertu que de sa couronne, je ne craindrai point ici de dire qu’il ne me semble pas qu’il y ait rien que cette vertu qu’on ait juste raison de louer. Tous les autres méritent seulement d’être estimés, et non point d’être honorés ou loués, si ce n’est en tant qu’on présuppose qu’ils sont acquis ou obtenus de Dieu par le bon usage du libre arbitre. Car l’honneur et la louange est une espèce de récompense, et il n’y a rien que ce qui dépend de la volonté qu’on ait sujet de récompenser ou de punir.

Il me reste encore ici à prouver que c’est de ce bon usage du libre arbitre, que vient le plus grand et le plus solide contentement de la vie ; ce qui me semble n’être pas difficile, parce que, considérant avec soin en quoi consiste la volupté ou le plaisir, et généralement toutes les sortes de contentement qu’on peut avoir, je remarque, en premier lieu, qu’il n’y en a aucun qui ne soit entièrement en l’âme, bien que plusieurs dépendent du corps ; de même que c’est aussi l’âme qui voit, bien que ce soit par l’entremise des yeux. Puis je remarque qui puisse donner du contentement à l’âme, sinon l’opinion qu’elle a de posséder quelque bien, et que souvent cette opinion n’est en elle qu’une représentation fort confuse, et même que son union avec le corps est cause qu’elle se représente ordinairement certains biens incomparablement plus grands qu’ils ne sont ; mais que si elle connaissait distinctement leur juste valeur, son contentement serait toujours proportionné à la grandeur du bien dont il procéderait. Je remarque aussi que la grandeur d’un bien, à notre égard, ne doit pas seulement être mesurée par la valeur de la chose en quoi il consiste, mais principalement aussi par la façon dont il se rapporte à nous ; et qu’outre que le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d’autant qu’il nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter de lui être sujets, et que, par conséquent, son bon usage est le plus grand de tous les biens, il est aussi celui qui est le plus proprement nôtre et qui nous importe le plus, d’où il suit que ce n’est que de lui que nos plus grands contentements peuvent procéder. Aussi voit-on, par exemple, que le repos d’esprit et la satisfaction intérieure que ressentent en eux-mêmes ceux qui savent qu’ils ne manquent jamais à faire leur mieux, tant pour connaître le bien que pour l’acquérir, est un plaisir sans comparaison, plus doux, plus durable et plus solide que tous ceux qui viennent d’ailleurs.

La philosophie est, pour les philosophes depuis la Grèce antique, une discipline essentiellement pratique, c’est-à-dire qu’elle se propose de déterminer quel genre de vie doit choisir « le sage », l’homme qui veut vivre bien. La correspondance de Descartes avec la princesse Elisabeth ou avec Christine de Suède s’inscrit pleinement dans cette tradition. Il s’agit de déterminer en quoi réside le « souverain bien », le « summum bonum », ce bien que l’homme sage ou prudent place au-dessus de tous les autres biens, ce bien dont la possession suffit pour définir le bonheur. À la différence de ceux qui, les uns, font résider le bien dans le plaisir ou, les autres, dans la vertu, Descartes présente une hypothèse qui pourrait les mettre tous d’accord. Si on place le souverain dans la « ferme volonté de bien faire », alors on aura à la fois le plus grand des contentements et la réalisation des véritables vertus. Seront ainsi réconciliées les doctrines des épicuriens et des stoïciens et même celle des aristotéliciens.

En premier lieu, il s’agit de donner une définition générale du bien : un bien est quelque chose que nous possédons ou que nous pouvons posséder : « Je considère que nous ne devons estimer biens, à notre égard, que ceux que nous possédons ou que nous avons le pouvoir d’acquérir. » Ce premier point est aussi évident qu’essentiel. Comment pourrions-nous vivre heureux si nous devions passer notre vie à courir après des biens inaccessibles ? C’est ce que l’on a vu plus haut, sous une autre forme dans le Discours de la méthode, en énonçant la « troisième maxime » de la morale « par provision ». La citation, plus complète est plus éclairante :

tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. (IIIe partie)

Maxime stoïcienne  comme on l’a dit, mais qui rejoint aussi ce précepte épicurien qui nous met en garde contre les « désirs vains », ce qu’on ne peut pas satisfaire et nous recommande de nous en tenir à ce qui est à notre portée.

En deuxième lieu, cette définition très générale n’épuise évidemment pas le sujet. « Il me semble », dit Descartes, c’est-à-dire si on se contente d’observer ce que les hommes considèrent comme le souverain bien, qu’on trouvera un « amas » de biens ou un assemblage de tous les biens « tant de l’âme que du corps et de la fortune » : être en bonne santé (un bien du corps), posséder de vastes connaissances (ce que peut posséder une âme) et de, surcroît être riche et honoré par ses concitoyens (un bien que seule la fortune peut procurer quand elle est bonne fortune), seuls quelques hommes le sont. Mais ce ne peut être un idéal que chacun puisse se donner. La santé du corps et la science ne sont pas données à tous. La fortune – cette capricieuse déesse romaine – les distribue sans raison particulière et sans que les mérites individuels y soient pour grand-chose. Tel qui mène une vie sobre et saine mourra fauché par une maladie ou un accident et tel autre, noceur surtout occupé aux plaisirs et à la débauche fera un gaillard centenaire. Descartes évidemment est tout prêt à admettre que l’on puisse souhaiter être honoré et en bonne santé, mais comme il s’agit d’un bien qu’on ne peut jamais être assuré de posséder, ce ne peut pas être le souverain bien.

Si on écarte les idées communes sur le souverain bien, alors, affirme Descartes, il ne reste plus qu’un seul bien qui soit à la fois au-dessus de tous les autres et facile à obtenir et à conserver : « une ferme volonté de bien faire » qui produit le « contentement ». Le souverain bien ainsi défini présente donc un double aspect : il réside dans un comportement (« ferme volonté de bien faire ») et dans son résultat (« contentement »). La formule réconcilie deux conceptions de l’éthique : celle qui juge l’action morale à son principe (ici la volonté de bien faire) et celle qui la juge à ses résultats (ici le contentement). Là encore, la première partie de la formule serait plutôt stoïcienne et la seconde plutôt épicurienne. Toujours ce syncrétisme dont Descartes se targue un peu plus loin dans la lettre à Christine : « Et par ce moyen, je pense accorder les deux plus contraires et plus célèbres opinions des anciens, à savoir celle de Zénon, qui l’a mis en la vertu ou en l’honneur, et celle d’Épicure, qui l’a mis au contentement auquel il a donné le nom de volupté. »

Descartes justifie maintenant cette affirmation. C’est là le souverain bien car, premièrement, aucun bien n’est aussi grand et aucun n’est aussi entièrement au pouvoir de chacun. Ce qu’une comparaison avec les biens de cet « amas » de biens qui désirent généralement les hommes permet d’établir aisément.

Commençons par le second aspect. Les biens du corps et de la fortune ne dépendent « point absolument de nous ». Absolument, cela veut dire en aucune manière. On peut évidemment suivre un bon régime, faire de l’exercice, etc., la santé et la vie ne sont pas pour autant garanties. Quant à la fortune, c’est par sa définition même qu’elle est indépendante de nous. Donc ces biens sont à peine des biens si l’on s’en tient à la définition donnée au début du texte.

Les biens de l’âme sont des biens réels puisqu'on peut les posséder, durablement et ils dépendent plus directement de notre liberté. Or ces biens doivent immédiatement être divisés en deux. Ceux qui relèvent de la connaissance et « vouloir ce qui est bon ». Descartes distingue clairement entendement et volonté. Mais la volonté peut être la volonté de mal faire, la volonté de dominer, de faire souffrir ou de se damner. Donc relativement au vouloir, on peut appeler « bien » seulement la « volonté de bien faire » ou encore la bonne volonté. Donc le souverain bien cartésien est un bien de l’âme. Pourquoi est-il le plus grand ? Descartes donne ici la réponse : « La connaissance est souvent au-delà de nos forces ». Notre entendement est fini et donc notre connaissance est toujours finie, étroitement bornée. Au contraire nous n’éprouvons jamais de limite à notre volonté. Notre volonté n’est certes pas toute-puissante. Et nous pouvons vouloir des choses qui ne se réaliseront pas, mais le vouloir lui-même ne rencontre aucune limite. Je ne suis pas assuré de toujours posséder la vérité en quelque chose, mais il m’est toujours possible de suspendre mon jugement, de refuser de donner mon assentiment à l’idée qui se présente à moi. Nous faisons donc directement, en nous-même et donc de manière absolument incontestable l’expérience de la supériorité de la volonté par rapport à l’entendement. Nous pouvons donc bien, comme le dit Descartes « absolument disposer » de notre volonté – même si nous ne disposons évidemment pas des résultats des actions dictées par cette volonté. Il n’est donc rien qui soit meilleur qu’une « ferme et constante résolution de faire exactement toutes les choses que l’on jugera être les meilleures et d’employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître. » Certes, pour faire les choses les meilleures, il faut les connaître.  On peut se tromper, prendre pour une chose excellente ce qui se révélera catastrophique. Mais dès lors qu’on s’est efforcé de cerner ce qui est le meilleur, dès lors qu’on n’a été ni négligeant ni indifférent, dès lors qu’on a fait preuve de sa volonté de connaître le meilleur, on peut être assuré qu’on a fait le bien. « Fais ce que tu dois, advienne que pourra » dit l’adage que Kant reprendra à son compte : nous sommes comptables de nos engagements et non de leurs résultats.

Reste un dernier point à éclaircir : comment cette morale du devoir, cette morale qui pose au sommet de la hiérarchie des biens la bonne volonté, peut-elle encore se présenter comme une morale du bonheur ? Descartes reprend en fait – mais sur ce point Kant ne le suivra pas – la notion de bonheur moral. Le bonheur réside dans la pratique de la vertu et cette pratique de la vertu est aussi ce qui procure le plaisir (le contentement) le plus pur, une position que l’on trouvait déjà dans l’éthique aristotélicienne. En effet, la bonne volonté concentre toutes les vertus (celui qui n’agit qu’en vue de faire de son mieux, sera honnête, courageux, généreux, etc.) du même coup rend méritant – la vertu ne procure pas forcément les louanges ou la gloire (on peut être un vertueux ignoré) mais elle en rend digne celui qui la possède. Or, conclut Descartes, « de cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de la vie. »

Il y a donc une morale du devoir qui est en même temps une morale du bonheur. Le bonheur le plus grand est celui qu’on trouve dans l’accomplissement du devoir. Il n’est pas la récompense du devoir accompli, la médaille remise au brave, car cette récompense ne dépend pas de nous mais de la fortune ! Le bonheur réside tout simplement dans l’accomplissement même du devoir, de la « volonté de toujours faire bien ». En ce sens il est un bien facile à posséder : il suffit de vouloir se bien conduire pour éprouver le contentement moral, ce qu’on appelle « la satisfaction du devoir accompli ».  Ainsi Descartes pourrait réconcilier non seulement Zénon et Épicure mais encore Aristote puisque cette union de la bonne volonté et du contentement apparaît bien comme un eudémonisme.

Pour autant, on ne peut pas être certain que le contentement résultant de l’accomplissement du devoir soit le plus grand des contentements possibles. Il est bien possible que la conception cartésienne du souverain bien soit d’un faible secours face à l’attrait des plaisirs égoïstes et même que le contentement et le devoir n’aillent pas toujours très bien ensemble. Il est même à craindre qu’une bonne volonté qui trouve du plaisir dans son accomplissement ne soit pas aussi bonne qu’elle pourrait le sembler. C’est la « dialectique de la raison pratique » qu’exposera Kant : la morale ne rend pas heureux et une action dont la recherche du bonheur est la cause n’est pas une action morale. Cette union du devoir et du bonheur peut aussi susciter le soupçon à l’encontre de la bonne conscience satisfaite. Le contentement qu’on éprouve à la contemplation de sa propre vertu n’est-il pas tout simplement la bonne vieille vanité, l’amour exagéré de soi-même.  Bref, on pourrait soumettre la morale de Descartes à la critique d’un La Rochefoucauld.

Le 12 janvier 2023

 

 

 

 

 

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...