mercredi 10 décembre 1997

Notes sur la Généalogie de la morale


La "généalogie de la morale" donne un résumé presque dans la forme philosophique classique - trois dissertations - du point où en est arrivé Nietzsche à la fin de son itinéraire philosophique. La "GM" noue les fils tendus dans le "Gai Savoir", dans "Zarathoustra" ou encore dans "Par delà le Bien et le Mal" dont elle constitue explicitement une défense et illustration.
Les deux premières dissertations constituent une réfutation classique chez Nietzsche des valeurs morales classique: "Bon et méchant, bon et mauvais" tel est le thème de la première qui oppose le couple des valeurs du ressentiment au couple des valeurs des maîtres. La deuxième dissertation recherche l'origine de "la faute, la mauvaise conscience et ce qui leur ressemble". La troisième dissertation pose la question "Quel est le sens de l'idéal ascétique?" et montre l'identité profonde qui unit la religion des prêtres et la science. Elle se clôt par une mise en cause qui clôt la philosophie bien plus sûrement que les tentatives hégéliennes ou marxiennes puisque Nietzsche nie la valeur supérieure de la vérité.
Le point de départ de la réflexion nietzschéenne est la soumission des valeurs morales au questionnement philosophique : quelle est la valeur des valeurs morales? Au départ le propos nietzschéen apparaît comme un retournement des valeurs morales traditionnelles: dans le non-égoïsme, la pitié, le renoncement, Nietzsche voit d'abord des valeurs retournées contre la vie et en fin de compte la source du nihilisme. C'est le problème de la pitié qui constitue le point de départ de la critique nietzschéenne du système des valeurs. Comment ce sentiment qui est considéré comme mauvais par les plus grands philosophes (Platon, Spinoza[1], La Rochefoucauld, Kant) devient-il un sentiment moral?
La méthode nietzschéenne de la généalogie consiste à remonter à l'engendrement historique de la morale. A la différence des anglo-saxons qui cherchent une origine abstraite aux valeurs morales (l'utilité, l'habitude,..) Nietzsche fait appel à l'histoire, non à l'histoire des historiens mais à l'histoire des mots. C'est l'étymologie des mots "bon" et "mauvais" qui va révéler le sens primitif des valeurs morales. Sur cette base, Nietzsche peint une histoire ancienne mythique, faite des "races nobles", de "fauves déchaînés", la "superbe brute blonde en quête de proie et de victoire" qui doit retourner à son fond de bestialité. Nietzsche dérape complètement à plusieurs reprises dans un délire pseudo-historique - dont la psychanalyse pourrait sans doute nous dire beaucoup de choses! - en mettant à l'origine d'une culture faite pour "domestiquer les fauves", une culture du ressentiment et de la vengeance des humiliés - les "résidus pré-aryens", "ceux qui en Europe ou ailleurs étaient nés pour l'esclavage". Nietzsche procède avec aussi peu de sens historique que les Anglo-saxons qu'il critique: à une origine abstraite il substitue une origine mythique fondée sur des récits filtrés eux-mêmes par trois millénaires de tradition (ainsi quand Nietzsche défend Homère contre Platon). Lui qui réclame une histoire expérimentale de la morale, renonce à toute expérience et se base uniquement sur ses études de philologie pour faire l'histoire. Dans l'histoire concrète, il aurait rencontré des Juifs se conduisant comme des "fauves déchaînés" et des héros produisant de la "morale du ressentiment" à qui mieux-mieux. Car sont bien les Athéniens amollis par la culture qui furent les grands conquérants et non les Spartiates. Et ce sont les nobles romains qui furent les adeptes enthousiastes du stoïcisme, doctrine qui, sur le plan moral, préparait le triomphe du christianisme. Nietzsche oublie aussi les brutes pas blondes du tout, de  Attila à Gengis Khan, aussi pré-aryens que possible mais parfaitement disposés à aller par delà le bien et le mal. De même s'il n'avait pas été aveuglé par ses préjugés aristocratiques, il aurait du reconnaître dans les révolutionnaires de 1789 bien autre chose que le ressentiment et la vengeance des esclaves.
Mais l'intérêt de la GM ne réside pas dans l'aspect par lequel Nietzsche pourtant croit avoir trouvé les preuves décisives de sa doctrine. L'intérêt de la GM réside dans la mise en oeuvre d'une psychologie qui fait de la frustration et de la répression des instincts la base de toute culture et se retrouve ainsi étonnamment proche de Freud (en particulier dès qu'il parle de la sexualité) et dans une philosophie qui en présentant la métaphysique classique comme représentation hypostasiée de l'individu cherche la voie d'une nouvelle doctrine de la subjectivité, non de la subjectivité au sens du "Moi" ou du "Sujet philosophique", mais d'une subjectivité corporelle, réelle, dont la conscience n'est qu'une des manifestations.


[1]Voir l'Éthique par exemple:
Qui sait droitement que tout suit la nécessité de la nature divine et arrive suivant les lois et règles éternelles de la Nature, ne trouvera certes rien qui soit digne de haine, de raillerie ou de mépris, et il n'aura de commisération pour personne, mais autant que le permet l'humaine vertu, il s'efforcera de bien faire comme on dit, et de se tenir en joie. A cela s'ajoute que celui qui est facilement affecté de commisération et ému par la misère ou les larmes d'autrui, fait souvent quelque chose de quoi plus tard il se repent; d'une part en effet, nous ne faisons rien sous le coup d'une affection que nous sachions avec certitude être bon; de l'autre nous sommes facilement trompés par les fausses larmes.(p.267)


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