vendredi 23 mars 2007

Sciences, scientifiques et religion

Retour sur quelques chemins battus

Il semble curieux, quand on est peu informé en ces matières, de voir des scientifiques de renom apporter leur caution scientifique à des thèses religieuses – l’opposition au darwinisme et la défense de l’« intelligent design » – voire à des divagations sur le « paranormal » – les plus anciens se souviennent du fameux « colloque de Cordoue » qui devait confronter la physique quantique à la « transmission de pensée » et autres phénomènes paranormaux de la même farine. L’explication habituellement donnée est la suivante : le scientifique dans son laboratoire est un « matérialiste inconscient » mais rentré chez lui il retombe sous le poids de l’idéologie dominante donc les idées religieuses constituent un élément fondamental. Cette explication – empruntée en gros à Lénine – et toutes les explications de la même famille me semblent d’une faiblesse insigne et manifestent plutôt une croyance naïve dans « la Science », dans la puissance et la vérité du discours scientifique.

2- Je voudrais montrer 1) que si les sciences ne peuvent rien dire en faveur des croyances religieuses, elles ne peuvent rien non plus contre ces mêmes croyances car sciences et religions ne parlent pas de la même chose, elles ne considèrent pas les mêmes questions sous le même rapport ; 2) que le libre penseur ordinaire méconnaît la faible cohérence, les importantes zones d’ombre et les limites des discours scientifiques ; 3) que les représentations idéologiques de « la » science dans ses rapports avec la technique entretiennent l’obscurantisme et donnent un poids démesuré au discours religieux, surtout quand il se prétend « scientifique ».
3- Commençons donc par le plus simple. Quand un scientifique de renom (ou pas !) vient cautionner une réunion de fondamentalistes engagés dans la défense d’un nouveau créationnisme baptisé « intelligent design », ils n’apportent pas un seul argument en faveur de la doctrine qu’ils prétendent défendre. Et donc prétendre que cette doctrine est « vraie » parce que le professeur X, spécialiste de biologie, la défend, c’est une imposture pure et simple. C’est sur ce genre d’imposture que reposent, par exemple, les activités de UIP tant dans le domaine de la biologie que dans celui de la physique — voir la publicité qu’ils offrent à l’ouvrage Science et quête de sens sous la direction de Jean Staune, déjà remarqué pour ses exploits en matière d’anti-évolutionnisme. Quand on affirme que « c’est bien la science et non la philosophie qui nous habilité à nous voir comme l’une des parties d’un modèle cosmique qui ne fait que commencer à se révéler » et que « la science provoque une réouverture des chemins du sens » (Bernard d’Espagnat), ce sont de véritables escroqueries intellectuelles. La science ne montre rien de tel – tant est-il qu’il y ait quelque chose comme « la science » — puisque, précisément, les sciences modernes évacuent par construction la question du « sens » en limitant leur objet à la description des lois régulières qui lient les phénomènes et en vue de fournir des prédictions et des prévisions.[1] Pourquoi les lois de la nature sont-elles ce qu’elles sont ? « je ne fais pas d’hypothèses », répondait Newton.
On ne doit pas confondre le procès de travail scientifique proprement dit (formulation des hypothèses, détermination des expériences à monter, validation des résultats et formulation de la loi) avec le contexte de travail. Ainsi les croyances religieuses ou métaphysiques déterminent souvent les orientations et les intuitions du savant. Par exemple, on sait l’importance de l’invention du calcul différentiel dans l’évolution de la physique moderne. Leibniz a joué un rôle central dans cette invention. Or il est impossible de séparer, chez cet auteur de génie, théologie et physique. Dans mon La matière et l’esprit, j’avais noté ceci : « Le Dieu de Leibniz est un Dieu calculateur, semblable à un « excellent géomètre », à un « bon architecte qui ménage sa place et le fonds destiné pour le bâtiment de la manière la plus avantageuse » ou encore à « un savant auteur qui enferme le plus de réalité dans le moins de volume qu’il peut »[2]. Si, comme l’explique Leibniz, « la raison veut qu’on évite la multiplicité dans les hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est toujours préféré en astronomie », ce n’est pas en raison d’un préjugé arbitraire en faveur de la simplicité, mais parce que cette manière de procéder est la plus conforme à la sagesse divine. D’où cette conclusion : « Dieu ne fait rien hors d’ordre et il n’est même pas possible de feindre des évènements qui ne soient point réguliers »[3]. Il n’est rien qui soit irrégulier absolument ; certains phénomènes peuvent semble n’obéir à aucune règle en raison d’un défaut de notre connaissance. Leibniz noue en un tout le principe de raison (une des formulations possibles du déterminisme) et l’hypothèse d’analycité en les fondant sur une théologie qui, seule, pourrait les légitimer. La question est de savoir si le lien qu’établit Leibniz est un lien logiquement nécessaire ou s’il est possible de distinguer la méthode scientifique leibnizienne de la théologie. Encore faut-il préciser : la manière dont Leibniz pense cette question et la manière dont nous la pouvons penser sont très différentes. Pour nous, c’est bien la dernière solution qui s’impose. »[4]
Mais bien évidemment, ce n’est pas parce que chez Leibniz théologie et mathématiques sont étroitement liés, que le calcul différentiel pourrait prouver que « la nature a horreur du vide » et que Dieu existe ! On pourrait aussi se livrer à des considérations du même genre sur le Dieu d’Einstein, la géométrisation radicale du monde physique que propose la théorie de la relativité générale et le refus obstiné d’Einstein d’admettre l’indéterminisme de l’interprétation standard de la mécanique quantique : « Dieu ne joue pas aux dés », répond Einstein à Heisenberg.
Inversement, si comme je le crois (voir encore La matière et l’esprit) une philosophie matérialiste monisme constitue l’arrière-plan métaphysique le plus favorable au travail scientifique, les sciences ne prouvent en rien que le matérialisme soit plus « vrai » que l’idéalisme. L’un n’est pas plus vrai que l’autre, parce que matérialisme et idéalisme sont soutenus par des thèses qui échappent à toute expérience possible. En bon matérialiste, je préfère penser que l’univers est incréé – à la manière du cosmos d’Aristote – et j’ai quelques préventions contre la théorie du « big bang » qui me semble très mystique et souvent peu intelligible, mais évidemment je ne dispose pas plus de preuve que n’en ont ceux qui datent le « commencement » de l’univers à 13 ou 15 milliards d’années et ce pour une raison qui n’a rien à voir avec les limites contingentes de nos connaissances mais dépend de cette « dialectique de la raison pure » qu’a étudiée Kant quand il montre que les idées cosmologiques (par exemple celle du début et de la fin de l’univers) ne sont susceptibles d’aucune sorte de vérification théorique.
4- Vue en quelque sorte de l’extérieur, une théorie scientifique apparaît comme un ensemble homogène. En fait, il n’en est rien. On doit distinguer au moins deux catégories de théories scientifiques : des théories locales solides et à peu près « insubmersibles » et des théories beaucoup plus larges qui comportent une large partie conjecturale assez fragile. À la première catégorie appartient, par exemple, la cinétique des gaz. Les grandes théories cosmologiques, comme les diverses variantes du « big bang », ou encore la théorie standard de l’évolution font partie de la deuxième catégorie. L’énoncé de l’équation du gaz parfait – (1) PV/T= constante – qui lie température volume, et pression pour un gaz monoatomique n’a pas du tout le même statut que l’énoncé affirmant que (2) l’âge de l’univers est approximativement de 15 milliards d’années. L’énoncé (1) est, en un sens, absolument certain. Dans un champ donné et moyennant des approximations maîtrisées, cet énoncé est « éternellement vrai », du moins si on admet que les lois de la nature ne changeront pas dans le futur. L’énoncé (2) est une conjecture éminemment contestable.
Ce qui sépare ces deux genres d’énoncés, ce n’est pas seulement une question de « vérité ». Par exemple, lorsqu’il étudie la chute des corps, Galilée en arrive à la formule x = – ½gt2 qui lie distance parcourue par un corps en chute libre dans le vide et temps écoulé. La théorie de Newton démontre que, stricto sensu, la formule de Galilée est fausse puisque l’accélération que subit un corps en chute libre n’est pas constante mais varie en proportion inverse du carré de la distance entre le centre de gravité du corps en question et celui de la Terre… Mais relativement à la masse de n’importe quel corps qu’on peut étudier dans une expérience de physique, la masse de la Terre est si grande et les variations des distances entre centre de gravité si faibles, qu’on peut faire « comme si » la formule de Galilée était valable. Théoriquement fausse, elle est pratiquement tout à fait fiable et donne une approximation largement suffisante pour les applications classiques. Par contre, ce qui pose problème dans un énoncé de type (2), portant sur l’âge de l’univers, ce n’est pas que 15 milliards d’années soit une bonne ou une mauvaise approximation ; c’est tout simplement la question de savoir si la recherche de l’âge de l’univers est une question sensée !
5- Il apparaît donc que les savants, quand ils donnent la caution de la science à la religion, le font parce qu’ils surestiment le pouvoir des sciences. Ils donnent, à partir de vérités (provisoires) établies par les sciences, des interprétations concernant l’univers et les fins ultimes de l’humanité, lesquelles peuvent avoir leur utilité dans une réflexion philosophique et mais ne sont jamais « scientifiques ». Sans doute, les croient-ils « vraies », mais qu’un grand mathématicien voit dans la beauté des mathématiques une expression de Dieu, cela ne concerne que lui et ne fait pas de son affirmation concernant Dieu un corollaire des théorèmes mathématiques qu’il a établis sans le moindre recours à l’existence de Dieu.
Si on admet ma façon de voir les choses, il apparaît maintenant que scientisme (l’idée que la science a réponse à tout et qu’elle est potentiellement toute puissante) et la religion ne s’opposent pas, mais se complètent admirablement et s’épaulent l’un l’autre. Au demeurant, quand on regarde le « spectacle de la science », le spectacle télévisé, le spectacle qu’on donne à voir aux élèves des établissements scolaires, on peut facilement constater qu’il fonctionne exactement sur le mode religieux : le scientifique, autant de possible avec tous ses attributs classiques, énonce la Vérité et exhibe les miracles. Le scientifique est convoqué à tout propos : c’est lui qui doit fixer les normes de la vie sociale. Il est bien le nouveau grand prêtre. Pour permettre à tous de communier dans la foi nouvelle, il faut évidemment se débarrasser de tout ce qui fait la grandeur de l’activité scientifique et notamment de l’esprit de doute. Il suffit pour s’en persuader de voir comment les sciences sont enseignées dans nos établissements scolaires. Les dernières hypothèses sont intégrées à toute hâte dans les programmes et enseignées comme des vérités intangibles. Pas un élève n’entendra parler des doutes de plus en plus nombreux qui pèsent sur la génétique, présentée comme une science alors qu’elle n’est qu’une théorie de la reproduction, contestable et contestée. [5] Si on parcourt les sites internet des académies, tous y présentent le « big bang » comme la vérité et déroulent les récits mythiques qu’en tirent ses partisans de la même façon que les croyants devaient s’imprégner de la torah.[6]
6- Le culte de la science, au mépris de l’esprit scientifique, la transformation des résultats des sciences en « grand récit » procèdent d’une confusion redoutable qui alimente à son tour et par réaction le retour du spiritualisme et de la religiosité. Il s’agit de la confusion entre science et technique, confusion épinglée ou glorifiée sous le nom de « technoscience ». La technique moderne procède effectivement des sciences – c’est sûrement pour cette raison que le mot « technologie » remplace progressivement celui de « technique », ou, encore plus daté, « l’art ». Les « arts mécaniques » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sont bien loin ! Reste une différence essentielle : la recherche scientifique vise le vrai alors que la technique vise l’utile. La science a sa fin en elle-même, la technique n’a aucune autre fin que celle que les hommes lui assignent. Confondre les deux, c’est détruire sûrement la valeur de la science. Or c’est malheureusement ce que l’on voit faire systématiquement quand les sciences sont vulgarisées dans certaines revues … ou à l’école avec la semaine de la science qui est le plus souvent essentiellement l’occasion d’exposer les derniers gadgets techniques.
Il suffit d’en donner quelques exemples pour voir de quoi il s’agit. Les ordinateurs sont des « machines quantiques » (puisque leurs composants sont construits en utilisant les propriétés quantiques de la matière) mais la maîtrise de l’utilisation des ordinateurs n’a aucun rapport avec la mécanique quantique ! Mais dans la mesure où le grand-public ne comprend rien à la manière donc fonctionnent ces étranges machines, les voilà dotées d’un véritable pouvoir magique. C’est pourquoi la pénétration des technologies de pointe s’accompagne sans mal de toutes sortes de superstitions nouvelles ou de la rénovation des anciennes. Il y a un autre exemple qui nous porte dans l’actualité la plus conflictuelle : celui des ogm. Un peu partout on voit des défenses des ogm au nom de la science et par conséquent les opposants aux ogm seraient des obscurantistes dangereux. Qu’il y ait des obscurantistes dans les adversaires des ogm, je n’en doute pas une minute. Le problème est qu’on en trouve au moins autant dans leurs partisans. Car 1) l’expression ogm n’a aucun sens ; 2) les ogm n’ont rien à voir avec la sciences puisque ce sont des applications techniques que l’agrobusiness, notamment états-unien cherche à imposer pour contrôler « l’arme alimentaire ».
Quiconque a quelques lumières en matière de biologie sait que les organismes se modifient génétiquement spontanément à chaque génération et que la domestication et la sélection des plantes et des animaux a utilisé cette propriété depuis les temps immémoriaux. Mais les ogm sont tout autre chose : ce sont des « chimères » au sens précis que ce mot a en biologie puisqu’on greffe par exemple un gène de résistance au froid prélevé sur un poisson sur une plante et que, comme l’assemblage ne tient pas très bien on greffe quelques autres gènes pour compléter la fabrication de la chose. Ces chimères sont construites en vue de réaliser certaines fonctionnalités qui sont jugées désirables par les « acteurs économiques » mais elles n’ont pas de rapport avec la recherche de la vérité. Il est vrai que le but de très nombreux laboratoires n’est plus depuis longtemps la recherche de la vérité mais le profit maximum et la domination mondiale des trusts comme Monsanto[7]. Dans cette affaire, les intérêts de la science et de la santé publique sont méprisés. On a du mal à croire qu’une plante qui génère un insecticide est inoffensive pour la santé humaine mais peut-être ces doctes « savants » ont-ils remplacé le champagne par un verre de tue-mouche dans leurs cocktails mondains… Puisque l’on trouve des scientifiques pour tenter de faire prendre des vessies pour des lanternes et pour apparaître comme les complices de ceux qui veulent achever l’extermination de la petite paysannerie, il est tout à fait normal que ceux qui ne veulent pas passer sous la coupe des rois de l’industrie chimique ou qui ne veulent pas faire les frais de leurs innovations accusent « la science » en général et qu’ainsi les marchands d’opium religieux retrouvent des clients. Ce sont les scientifiques imprudents ou stipendiés sont la cause de cette hostilité nouvelle envers la science. Évidemment, en confondant l’hostilité à certaines techniques avec une critique de la science, on commet une erreur, mais le terrain de cette erreur est préparé par l’organisation institutionnelle d’une science soumise aux intérêts du capital.
7- En conclusion, dans cette affaire, on ne devrait jamais oublier que le monde de la marchandise trouve son complément idéal dans la religion. Que la soumission de la vérité aux impératifs du R.O.I.[8] aille de pair avec le retour de la bigoterie, cela ne devrait donc pas nous surprendre. L’erreur serait de transformer cette question en querelle idéologique. On ne fait par reculer les superstitions religieuses en défendant une rationalité abstraite, mais en s’attaquant aux conditions matérielles qui leur donnent force. « La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l’homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l’homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même. »[9]

© Denis COLLIN
Le 8 février 2007
(Ce texte a été publié dans Les libres pensées de Marianne, périodique du groupe "Marianne" de la Libre Pensée, n°25, mars 2007)


[1] La distinction entre prédiction et prévision est assez simple : les prédictions concernent les phénomènes non encore observés, mais qui devraient l’être si la théorie est « vraie » : par exemple Le Verrier, en étudiant les anomalies de la trajectoire d’Uranus a prédit l’existence d’un autre planète, Neptune, découverte finalement une trentaine d’années plus tard par Gall. Les prévisions concernent, elles, l’état d’un système connu à un temps t0 + dt en fonction des paramètres initiaux à t0.
[2] Leibniz : Discours de métaphysique, §V
[3] Leibniz, op. cit. §VI
[4] Denis Collin : La matière et l’esprit, A.Colin, 2004
[5] Voir Ni Dieu ni gènes de Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo (Seuil)
[6] Pour une discussion de cette question, voir J-C Pecker ; L'univers exploré, peu a peu expliqué (Seuil)
[7] Rappelons que cette sympathique entreprise philanthropique états-unienne était spécialisée dans « l’agent orange », un défoliant qui continue de tuer des milliers de Vietnamiens chaque année, plus de trois décennies après la fin des bombardements US…
[8] Return on investment : le critère favori des financiers.
[9] K. Marx : Introduction à la critique de la philosophie du droit (1843)

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