Atelier philosophie animé par Marie-Pierre Frondziak
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vendredi 27 novembre 2020
jeudi 16 avril 2020
Éthique médicale ou éthique tout court?
Ces temps-ci, on parle beaucoup de l’éthique médicale. On a
même entendu un médecin l’invoquer pour condamner le traitement du Covid-19
prescrit par le professeur Raoult de l’IHU de Marseille. On entend beaucoup
moins le mot « éthique médicale » quand il s’agit des rapports qu’entretiennent
certaines sommités bureaucratico-étatiques de la médecine avec les grands
laboratoires pharmaceutiques privés. Mais bon, laissons là l’actualité. Ce qui
me semble problématique, c’est la notion d’éthique médicale elle-même.
C’est entendu : depuis l’Antiquité, il existe un code
de déontologie médicale, le serment d’Hippocrate, revu et corrigé aujourd’hui,
qui prescrit les règles de l’exercice de la médecine. De même, il existe un
code de déontologie des avocats ou des journalistes. Ces codes ont d’ailleurs
une reconnaissance légale, même si celle-ci est parfois conflictuelle. Mais
l’éthique est très différente d’un simple code de déontologie. L’éthique est un
domaine de la réflexion philosophique qui concerne les valeurs qui doivent nous
guider, les actions que nous devons entreprendre et celles qui nous sont
interdites ; elle suppose, de fait, une certaine idée des finalités de la vie
humaine. Il n’y a là-dedans rien de spécifiquement médical.
Prenons quelques exemples. Le respect de la personne et de
son autonomie, que l’on enseigne dans les quelques formations à l’éthique
médicale dans les facultés de médecine, n’a rien de spécifiquement médical.
C’est un principe moral essentiel dont Kant a dégagé le caractère fondateur et
que l’on retrouve juridiquement établi dans la Déclaration des droits de
l’homme et dans ses divers prolongements dans le système du droit. Pourquoi la
torture légale est-elle abolie (depuis Louis XVI) ? Tout simplement parce
que la torture dégrade en la personne du torturé autant qu’en celle du
tortionnaire l’humanité en tant que telle. Ce n’est pas une affaire de
sensiblerie. C’est une conception de la valeur sacrée de l’homme en tant que
tel, qui a été progressivement dégagée dans la civilisation européenne occidentale.
De cette conception se tirent toutes sortes de règles qui s’appliquent dans la
vie ordinaire autant que dans le cadre du soin. Utiliser son patient comme un
cobaye, c’est une violation de ce principe de respect, quels que soient les
bénéfices attendus de cette expérimentation ! Mais c’est exactement le même
problème qui se pose au policier qui n’a pas le droit de torturer le suspect,
même si cette torture pouvait arracher des informations susceptibles d’éviter
de nouveaux crimes. Dans un monde où le fantasme de toute-puissance règne en
maître, nous avons des difficultés à accepter qu’il nous faille supporter des
limites et éventuellement pâtir du respect de ces limites.
Il est un autre principe éthique assez facile à
comprendre : entre deux maux, choisir le moindre, puisqu’en bien des cas,
hélas, nous ne pouvons pas choisir le bien mais seulement le moindre mal. C’est
ainsi que l’on admet la légitime défense. Choisir le moindre mal suppose qu’on
soit capable d’évaluer les maux, de trancher entre des solutions différentes
mais toutes indécidables avec certitude. Vladimir Jankélévitch a longuement
traité de cette question. Un certain « purisme moral » pourrait nous conduire à
ne rien faire, à une coupable abstention, et à tuer la liberté et la vérité au
nom de principes devenus inapplicables. Ainsi, on ne doit pas mentir (en
général) et pourtant on est fondé à mentir au bourreau nazi pour sauvegarder la
possibilité d’un monde où la sincérité soit possible. Si les principes moraux
formaient un tout harmonieux, il n’y aurait pas de problème moral, mais ce
n’est pas le cas, car les principes moraux peuvent entrer en conflit. Ainsi le
médecin doit parfois arbitrer entre ce qu’il pense vrai et ce qu’il se sent le
droit de dire à son patient. Entre un traitement qui n’est pas certain mais
seulement probable, ou l’assurance d’une lourde dégradation qui peut conduire à
la mort, le patient choisira librement la première solution et le médecin qui
le soigne respecte et son serment et la liberté du patient, bien que le choix
ne soit pas absolument certain, absolument garanti.
On peut continuer à aligner les exemples, l’éthique c’est
l’éthique, médicale ou pas, c’est exactement la même, elle se heurte aux mêmes
« cas de conscience » qui, outre des principes, entrainent la nécessité d’une
casuistique. Pas besoin d’un médecin pour connaître l’éthique médicale :
Platon, Épictète, Spinoza, Kant ou Jankélévitch et des dizaines d’autres nous
aident à répondre à nos questions. On arguera qu’il existe des problèmes
spécifiques à la médecine. Mais lesquels ? L’expérimentation d’un traitement
sur des patients ne nécessite rien d’autre que la mise en œuvre de principes et
de réflexions comme celles que nous avons abordées.
La méthode mise en œuvre pour valider les traitements, la
fameuse expérimentation randomisée en double aveugle n’est pas une méthode
éthique par elle-même, mais une méthode d’expérimentation qui permet d’éliminer
les « effets placebo » dans l’utilisation d’un médicament. Une technique
d’expérimentation qui n’est pas sans poser des problèmes éthiques sérieux
puisqu’une personne accepte qu’on lui administre un traitement réel ou un placebo
sans savoir ce qu’il en est réellement. Elle a donc remis provisoirement aux
mains du « système » sa propre liberté. Peut-être est-ce indispensable, pour
garantir l’objectivité des résultats, comme il peut être nécessaire
d’enfreindre le sixième commandement (« tu ne tueras point ») en période de
guerre. Mais surtout qu’on ne vienne pas dire que c’est le comble de l’éthique !
Le patient a consenti à être un cobaye, nous dit-on, c’est-à-dire qu’il a
consenti à prendre éventuellement un placebo qui ne le guérira pas. Soit, mais
si le consentement suffisait, il n’y aurait plus d’éthique. La mode est à
l’éthique minimale, justement celle du consentement, promue par Ruwen Ogien,
Marcella Iacub et quelques autres libertariens. Mais l’éthique minimale n’est
pas l’éthique du tout (voir La force de la morale, de Denis Collin et
Marie-Pierre Frondziak, à paraître aux éditions « Rouge et Noir » à l’automne 2020).
Si l’éthique joue un rôle dans l’expérimentation en double aveugle, c’est uniquement
pour éviter les abus, mais en elle-même cette expérimentation n’a pas de valeur
éthique, elle ne vise qu’à déterminer l’utile et non le juste ou le bien. Que
l’on confonde l’utile et le bien est révélateur du fait que la seule éthique
véritable qui se présente comme « éthique médicale » est l’éthique utilitariste
à la Bentham.
Nous avons en France un « Comité consultatif national d’éthique
pour les sciences de la vie et de la santé » (CCNE), créé en 1983 par François
Mitterrand. L’intitulé est en lui-même étrange puisque les sciences de la vie
comme telle ne posent aucun problème éthique (elles disent ce qui est) et que
seules en posent les applications de ces sciences à la médecine ainsi que
l’expérimentation sur les humains. Le CCNE a été présidé systématiquement par
des médecins à l’exception de Jean-Pierre Changeux, chercheur en neurobiologie.
On ne saurait mieux indiquer que l’application de l’éthique à la médecine est
affaire de médecins. Le CCNE, au milieu d’une escouade de médecins et de
scientifiques comprend aussi quelques juristes, quelques représentants de
religions et quelques philosophes égarés. Mais c’est bien la médecine qui donne
le « la ». Mais pourquoi l’avis du CCNE est-il plus pertinent éthiquement, par
exemple en matière de PMA, que l’avis de n’importe quelle assemblée de citoyens
un tant soit peu éclairés ? Car la question de la PMA n’est pas une question
médicale, puisque faire les enfants ne relève pas d’une indication
thérapeutique ! On pourrait donner beaucoup d’autres exemples du même genre. En
réalité, les médecins peuvent bien sûr donner des avis sous la forme « Si l’on
fait X alors cela entrainera Y » ou « si on veut X alors il faut faire Y » mais
en aucun cas le savoir médical du médecin ne lui donne aucune autorité pour
dire qu’il faut « faire Y » ! On mélange les faits (que la science peut
connaître) et les valeurs qui, dans une société démocratique, renvoient à
l’éthique de la discussion entre citoyens éclairés.
Les médecins en général n’ont aucune prédisposition particulière
en matière d’éthique. Ils n’ont aucune formation réelle à l’éthique dans leurs
études tout simplement parce que la réflexion philosophique n’y a pratiquement
aucune importance sérieuse — un peu de psychologie et un peu de sociologie de
la santé, du droit et de l’économie de la santé, ce n’est pas une réflexion
philosophique. L’expérience montre d’ailleurs que, dans leur grande masse, les
médecins n’ont aucun rapport sérieux avec la philosophie — soit qu’ils
regrettent de ne pas s’y être intéressés en Terminale, soit qu’ils pensent que
c’est du baratin inutile aux hommes pratiques. Ils sont évidemment confrontés
aux questions éthiques et doivent y réfléchir face à leurs patients — du moins
pour une grande majorité d’entre eux, nous laissons de côté ceux pour qui la
médecine est surtout un métier qui gagne pas mal d’argent et de la notoriété
sociale. Mais l’éthique ordinaire du médecin est celle qu’il se fabrique, le
plus souvent tout seul dans son coin, souvent celle qui l’a poussé à devenir
médecin et l’éthique médicale officielle n’y joue qu’un rôle mineur.
On a beaucoup de mal à penser que le CCNE est autre chose
qu’un de ces « comités Théodule » dont la république ne manque pas. L’absence
radicale du CCNE dans la crise sanitaire du Covid-19 le montre de manière
éclatante. Le gouvernement a eu besoin de se créer un comité d’experts — il n’y
en a donc pas à la direction de la santé publique ? — et l’éthique médicale n’est
guère qu’un hochet entre les mains de certains clans. En outre, alors que l’on
sait que le « tri » des patients se fait, que certaines personnes jugées « irrécupérables »
sont laissées aux soins palliatifs, c’est-à-dire dirigées vers la case « mort »
parce qu’on n’a pas assez de place dans les hôpitaux et que les probabilités de
guérison de ces personnes sont jugées trop faibles, alors que règne sans
partage le principe utilitariste qui donne plus ou moins de valeur aux vies
humaines suivant les besoins du moment, le CCNE se tait prudemment sur ces euthanasies
à peine cachées — et encore, puisqu’euthanasie veut dire « mort heureuse », il
n’est pas certain que cette mort loin de siens soit vraiment heureuse.
En résumé, nous n’avons pas besoin d’éthique médicale, mais d’éthique
tout court, cette éthique qu’on appelait jadis morale. Quand des ministres, des
médecins responsables de la santé publique mentent comme des arracheurs de
dents, où est l’éthique ? Où est la morale ? Les citoyens ne sont pas des
enfants, ils peuvent entendre la vérité et on la leur doit. Et ensuite, chacun
à sa place doit faire son devoir. Non pas protéger sa petite rente de
situation, mais faire son devoir.
Plus généralement, on peut s’interroger sur ces éthiques « régionales »
qui se sont multipliées (éthique des affaires, par exemple) avec les
professions qui s’ensuivent, les « éthiciens », une bizarrerie bien propre à
notre monde insensé. Ne s’agit-il pas de rendre acceptable ce qui autrement,
sans ce badigeonnage d’éthique, n’aurait jamais été accepté par des populations
où le bon sens continuait à guider, à peu près, la majorité des gens ? Dans un
monde d’où la décence commune est impitoyablement traquée, il faut des
éthiciens, nouvelle variété de l’immense cohorte des communicants.
Denis Collin — 9 avril 2020
(Ce texte a été publié le 14/4/20 sur les "billets" de Marianne.)
samedi 25 janvier 2020
Sagesse païenne, à propos de livre de Thibault Isabel
Thibault Isabel, animateur de l’intéressante revue en ligne L’Inactuelle, « revue d’un monde qui
vient » nous propose son Manuel de sagesse païenne (Le Passeur,
éditeur). Le titre peut surprendre : qu’est-ce qui pourrait faire l’unité
d’une chose appelée « sagesse païenne » ? Quel point commun entre Confucius et Épicure ?
Ou entre Plotin et Aristote ? Et comment faire place à Giordano Bruno et Spinoza
qui, à l’évidence ne peuvent être classés parmi les païens et que Thibault
Isabel convoque parmi les maîtres de sagesse auquel il se réfère. Mais, foin
des pinaillages ! Le but de l’auteur n’est pas de proposer une histoire
savante de la philosophie antique et moderne mais bien un « manuel de
sagesse », c'est-à-dire un ensemble de préceptes, une conception cohérente
de la vie bonne qu’il s’agit d’expérimenter, en usant pour cette tâche d’un
syncrétisme très large. Et si cette sagesse est païenne, c’est parce qu’elle se
tient soigneusement à l’écart de la tradition du christianisme, comme du
judaïsme et de l’islam. L’auteur voit dans ces religions monothéistes l’expression
des pouvoirs autoritaires centralisés, dont il se méfie comme la peste, lui
dont le penseur moderne préféré en matière de philosophie politique est
Pierre-Joseph Proudhon auquel il a consacré récemment un ouvrage, Pierre-Joseph
Proudhon : L'anarchie sans le désordre (éditions Autrement, 2017).
Je ne suis pas certain que le lien qu’établit Thibault
Isabel entre monothéisme et États centralisés autoritaires soit aussi clair qu’il
le pense. L’Empire romain n’a pas attendu le christianisme pour devenir une
grosse machine bureaucratique ; les « despotismes asiatiques »
étaient polythéistes et les très tumultuaires républiques italiennes du Moyen
Âge étaient très chrétiennes. Tout cela devrait sûrement être débattu, mais
dans une autre cadre. Encore fois, ce n’est pas le propos central. Et sur le
propos central, je dois dire que je suis d’accord pour l’essentiel. Car l’auteur
du Manuel de Sagesse païenne nous propose de revenir une inspiration
grecque antique au sens de ce qui est commun à tous ces philosophes, c'est-à-dire
une « éthique de la mesure », une éthique du metron contre l’hybris.
Trouver la juste milieu entre l’excès et le défaut, voilà ce qui guide toute la
philosophie morale d’Aristote, et c’est aussi ce que propose Thibault Isabel.
Quand on croit à l’existence d’un monde au-delà de notre monde, quand on croit
à quelque transcendance divine, on peut être dans une position absolutiste :
si Dieu existe, après tout, tout est permis. Mais si, comme l’auteur, on s’en
tient à la vie terrestre et si on sait que l’on n’a pas d’autre vie que celle-là,
qu’il nous faudra accepter le vie et la mort, la mort aussi comme condition de
la perpétuation de la vie – les vieux doivent partir pour faire de la place aux
jeunes – alors on se gardera de croire aux vérités absolues, immuables dans le
temps et l’espace, mais sans s’abandonner au scepticisme, ni, ajouterais-je, au
relativisme, car évidemment l’auteur d’un manuel propose des prescriptions
valables pour tous.
Il s’agit de choisir le bonheur comme souverain bien, nous
dit Thibault Isabel. Cela pourrait sembler une sorte de truisme, puisque, en philosophie,
le bonheur est décrit le plus souvent comme le souverain bien. Nous cherchons
en effet le bonheur pour lui-même et non comme moyen d’autre chose. Mais cela
mérite d’être précisé : si Dieu, tout-puissant, est le Souverain Bien, je
ne choisis pas le bonheur ici-bas, mais Dieu et je suis même prêt à renoncer au
bonheur dans cette vallée de larmes qu’est notre monde pour atteindre une vie
éternelle qui ne viendra qu’après la mort. Encore fois, cette croyance qui nous
promet l’absolu nous détourne de la vie. À l’inverse, le bonheur, mot-clé de
tous les eudémonismes grecs, au premier chef celui d’Aristote, des épicuriens
ou des stoïciens, ne peut résider que dans ce qui est à notre portée, dans ce
qui dépend de nous ici et maintenant. Et il dépend de nous de nous instruire et
de nous éduquer, de nous tenir en bonne santé en cultivant notre corps. Il dépend de nous de profiter sans excès pénible
ou nuisible des jouissances que nous offre la nature, les jouissances de la
nourriture ou de la vie sexuelle au premier chef. Mais le corps et l’esprit
vont toujours ensemble et l’esprit trouve dans l’amour de l’art des joies
intenses. Mener une vie bonne, voilà ce à quoi nous invite la sagesse exposée dans
les seize chapitres du livre de Thibault Isabel.
Le tempérament conciliateur de Thibault Isabel trouve à s’exprimer
de manière particulièrement heureuse sur deux sujets capitaux pour notre
époque. Accorder les différences : voilà sa manière de traiter les conflits
d’identités qui empoisonnent tant notre existence. Nous devons accepter que tous
les hommes n’aient pas les mêmes façons de vivre et de regarder le monde et finalement
que l’universalité de l’espèce humaine s’exprime dans ces différences qu’il
faut chercher à concilier. Ce qui, soit
dit en passant, est une conception très universaliste ! Concernant les
rapports des hommes et des femmes, on trouvera dans le Manuel une
réfutation résolument à contre-courant des théories du genre. L’humanité est
double, elle est sexuée, rappelle l’auteur et les deux sexes ont, en gros, des
vertus différentes qu’il faut faire jouer de manière complémentaire et, s’il
faut en finir avec le patriarcat et le machisme, ce ne peut pas être en les
remplaçant par l’indistinction des « genres ». À ce propos, Thibault
Isabel cite longuement Luce Irigaray, auteur féministe importante, bien qu’elle
ait un peu disparu de la scène intellectuelle aujourd’hui. Je ne suis pas
certain qu’Irigaray soit vraiment « isabeliste », mais Thibault
Isabel en tire en tout cas le meilleur et il faut l’en remercier.
Je n’ai qu’un regret : Thibault Isabel n’étend pas suffisamment
son sens de l’autre à la tradition du républicanisme moderne, présentée parfois
de manière un peu caricaturale. La laïcité n’est pas la version « athée »
du christianisme, puisqu’elle n’est pas une philosophie ni une religion mais seulement
un principe juridique qui permet d’accorder les différences ! Kant est
moins rigide qu’on le croit ou que ne pense l’auteur : il préférait Épicure
au « fanatisme moral » des stoïciens et il nous a donné de beaux
éloges du vin ou de la promenade et c’est aussi chez lui que nous pourrons
trouver de bonnes pistes pour résoudre cette épineuse question de l’éducation à
la liberté.
Nous nous retrouvons cependant pour célébrer Giordano Bruno
et Spinoza. Remercions aussi Thibault Isabel d’aller chercher son inspiration
du côté des auteurs chinois anciens, comme les confucéens et les taoïstes, que
je connais trop peu. La proximité de ces penseurs avec ce qui se pensait en
Grèce à la même époque confirme bien l’idée proposée par Jaspers d’un « âge
axial » de l’humanité car c’est bien partout le même esprit qui se
manifeste, chacun selon sa propre complexion.
Denis Collin, le 23 janvier 2020.
dimanche 5 janvier 2020
Affaires de pédophilie : un nécessaire retour à la décence commune
Quelques considérations à partir de "l'afffaire Matzneff". [Une version courte de cet article a été publiée le 30 décembre sur le site du journal Marianne]
La pédophilie a toujours fait partie des mœurs des
puissants. Sade donne sur ce plan un témoignage terrible. Dans la Philosophie
dans le boudoir, il rappelle : « Néron, Tibère, Héliogabale
immolaient des enfants pour se faire bander ; le maréchal de Retz, Charolois
l’oncle de Condé, commirent aussi des meurtres de débauche : le premier avoua
dans son interrogatoire, qu’il ne connaissait pas de volupté plus puissante que
celle qu’il retirait du supplice infligé par son aumônier et lui sur de jeunes
enfants des deux sexes. » Sade et combien d’autres ? Toujours le « divin
marquis » donne la clé : « il n’est point d’homme qui ne
veuille être despote quand il bande ».
La domination sur les femmes trouve son prolongement dans la
domination sur les enfants. Et la racine de toutes ces formes de domination
n'est rien d'autre que la mise en esclavage de l'homme par l'homme. Lire ou
relire Engels, même si on vous répète que c’est dépassé. On trouvera ces affirmations
bien schématiques, mais on ne peut pas séparer en tranches distinctes les
différentes formes de domination. Quand apparaît la domination de l’homme sur l’homme ?
Nous n’en savons rien. Avec le néolithique, pensait-on et l’apparition d’un
surplus social relativement important, peut-être avant – Brian Hayden la fait
remonter quelques dizaines de milliers d’années plus tôt, avec les premières
formes de sédentarisation (l’âge des cabanes cher à Rousseau). Mais quoi qu’il
en soit, les systèmes de domination n’apparaissent qu’à un certain stade du
développement de l’humanité et ne sont pas ancrés dans la différence chromosomique
des sexes comme semblent le soutenir certaines féministes de l’école d’Antoinette
Fouque. Que les femmes et les biens deviennent des biens dont on peut jouir à
volonté, c’est propre à la société de classes, c'est-à-dire aux sociétés
évoluées qui permettent la stabilisation d’une couche de dominants. Le trafic
des humains en général et le trafic des femmes en particulier ne peuvent pas
épargner les enfants. Bien au contraire : ils sont les plus faibles et leur
vie ne vaut rien.
Évidemment, pendant des millénaires, on s’en est peu soucié.
L’enfant étant « celui qui n’a pas la parole » (en latin l’infans
est celui qui ne parle pas – fari) n’est presque pas un humain. On
commence à se soucier des enfants à l’époque moderne et la pédophilie n’est
devenue criminelle que tardivement et surtout dans les pays chrétiens bourgeois
où sont proclamés « les droits de l’homme » comme droits « innés ».
Situation du reste très contradictoire puisque dans son développement le
capital va avaler la chair fraîche des enfants jusqu’à ce que les premières
lois sociales du XIXe siècle.
Les contes avec ogres et grands méchants loups racontent
aussi cette situation précaire des enfants. Et le peuple, de long temps, soupçonna
vite, et parfois à juste titre, les puissants d’abuser sexuellement des enfants
– ils les mangent symboliquement. Le puritanisme protestant a contribué à déplacer
les accusations de pédophilie vers les classes intellectuelles et artistiques
aux mœurs dissolues. Matzneff n’est vraiment pas un cas isolé. On se souvient d’un
chanteur français célèbre, homosexuel, accusé d’avoir un amour immodéré des
petits garçons. La grosse différence avec Matzneff est que cette pédophilie est
revendiquée et qu’elle fut longtemps défendue par toute une frange de l’intelligentsia,
principalement de gauche, mais pas seulement, puisque Matzneff mangeait à tous
les râteliers.
Précisons encore un point : la pédophilie n’est pas
réservée aux classes dominantes. On a de bonnes raisons de penser que le viol
des enfants et l’inceste sont aussi bien répandus dans les classes populaires. La
différence est ceux qui s’en prennent aux enfants sont très mal vus – le sort
des violeurs d’enfants dans les prisons est bien connu – et qu’il n’y a de
présentateurs de télévision et de doctes intellectuels pour défendre les
coupables.
On peut éclairer autrement ces questions. L'immense mérite
de Freud est d'avoir montré que la civilisation repose sur l'interdit et
l'ordre de la Loi qui définit la « logique des places ». L'Œdipe
indique que les pères ne peuvent être les partenaires sexuels des enfants et
pas plus les mères et que l’amour des enfants pour le père, la mère ou l’un de
leurs substituts doit être refoulé pour être converti en désir de devenir
adulte et d’aimer quelqu’un de son âge. Horrible apologie de la société
patriarcal, lit-on ici et là. Et d’ailleurs, tout le monde branché sait
ça : Freud est obsolète.
Le démontage systématique de Freud par le « libéralisme
libertaire » et l'exaltation des « machines désirantes » accompagnent
le mot d’ordre fameux, « il est interdit d’interdire », et un autre
non moins fameux, « Jouir sans entraves, vivre sans temps morts ». Les
propagateurs de ces absurdités sont encore vivants et « du côté du
manche », c'est-à-dire du pouvoir. C’est le bouillon de culture où se sont
fabriquées les horreurs dont on feint de s'offusquer maintenant. Pousser des
cris d'orfraie aujourd'hui contre Matzneff (qui ne l’a pas volé) et se réjouir
de toutes les nouvelles transgressions qu'on nous propose là où domine
l'idéologie « trans » (du transgenre au transhumanisme, toutes les
frontières doivent être franchies), tout cela est assez étrange. Dieu se rit des
hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », fait-on
dire à Bossuet. Quand des philosophes à la mode, loués sur France-Culture,
célèbrent la zoophilie (Donna Haraway), « l'avortement post-natal »
(Peter Singer) et l'euthanasie des vieux dont la vie n'a plus de valeur (encore
Singer), au nom de quoi peut-t-on condamner la pédophilie ? On invoquera
le consentement, comme dans l’éthique minimale, mais le consentement n’est
souvent que l’alibi de toutes les servitudes – voir Michela Marzano, Je
consens donc je suis, qui démonte clairement cette idéologie du
consentement (PUF, 2006). Si le corps n'est qu'une matière à notre disposition,
pourquoi certains corps, celui des enfants par exemple, garderaient-ils leur
caractère « sacré » ? Encore une fois, la pédophilie n’est pas
un produit de la folie post-moderne, mais celle-ci développe toutes les
prémisses de sa justification théorique et de sa pratique en toute « bonne
conscience ». Le libéralisme libertaire, plutôt « de gauche »,
peut d’ailleurs faire facilement sa jonction avec la mentalité élitiste libérale
d’une certaine « droite » qui se pense comme « la race des
seigneurs » et s’accorde facilement les privilèges qu’elle refuse au
commun des mortels – Matzneff, idéologiquement de droite, a su faire la
fonction de ces deux tendances.
Bref si on était sérieux, si on n'était pas dans un énième
gadget médiatique, les affaires Matzneff, Cohn-Bendit, le rappel des
déclarations de soutien à la pédophilie dont nombre d’intellectuels parmi les
plus prestigieux n’ont pas été avares (par exemple les pétitions de soutien à
trois pédophiles, parues dans Libération et le Monde en 1979 et signées
en par tout le gratin de l’intelligentsia française), les protestations contre
les « people », devraient servir à une mise en question générale des
mœurs de notre époque. Retrouver des idées simples : les enfants et les
adultes ne sont pas sur le même plan, ils n’ont pas le même statut ; ce
qu’on autorise entre adultes ne doit pas englober les enfants ! On n’est
pas obligé de sur-sexualiser l’instruction en développant des prétendus enseignements
sur les « phobies » modernes. On ne peut faire des leçons de morale
tout en promouvant comme symbole de la culture des « chanteurs »
(sic) qui ne parlent que de « sucer des bites » et « enculer »
tel ou tel. On interdit la vente d’alcool aux mineurs, pourquoi se refuse-t-on
à leur interdire la pornographie ? Pourquoi peut-on vendre tranquillement,
et non dans les sexshops, des magazines pour adolescentes ou des sites qui leur
sont destinés et qui indiquent tous les moyens de procurer du plaisir aux
garçons – entre « connaître sa famille pour Noël » et quelques
recettes de cuisine, on peut facilement apprendre comment réussir une
fellation. Il y a dans la dénonciation médiatique de la pédophilie de grandes
manifestations de tartufferie.
Le livre de Vanessa Springera qui est à l’origine de l’affaire
Matzneff s’intitule Le consentement. La jeune fille qu’était à l’époque
l’auteur était consentante. Au sens strict du terme, elle n’a pas été violée et
Matzneff peut même s’offrir le luxe de parler d’histoire d’amour. Qu’une jeune
fille puisse être amoureuse d’un écrivain qui était pour elle un homme
prestigieux et un substitut paternel et qu’un homme de la cinquantaine puisse désirer
cette « jeune fille en fleurs », on le comprend facilement. Mais le
passage à l’acte était et reste interdit : car ni le désir ni le
consentement ne font pas loi et seule la loi fait la loi ! Les mineurs
sont mineurs et doivent être protégés, y compris et peut-être d’abord contre
eux-mêmes. Du coup les partisans de la « morale minimale », à la
Ruwen Ogien (RIP !) devraient profiter de l’occasion pour faire leur examen
de conscience. La morale minimale, c’est tout simplement le droit du plus fort
d’imposer, par la force ou par la persuasion, sa loi au plus faible.
Contre l’indécence généralisée, il faudrait retrouver la
décence commune, c'est-à-dire la force de la morale.
Le 5 janvier 2020 – Denis Collin
vendredi 8 mars 2019
Rechercher la vie bonne : Aristote
Primum vivere, deinde
philosophare ? Vivre d’abord, philosopher ensuite : cet adage plein
de bon sens est peut-être radicalement faux. Vivre, mais de quelle
vie ? Voilà la question qui se pose
nécessairement dès lors qu’on survit. Et vivre une vie réduite à la survie, une
vie semblable à celle des bêtes ce n’est pas vivre une vie humaine. Pour mener
une vie vraiment humaine, il faut pouvoir choisir de mener une vie vraiment
humaine, cette « vie bonne » qui se trouve au centre des méditations
des philosophes antiques. La philosophie ne vient pas après la vie, elle doit
devenir un mode de vie. Telle est la leçon la plus importante que nous ont
laissée les philosophes grecs antiques, la leçon de Platon, celle d’Aristote,
celle des stoïciens ou des épicuriens. Choisir quelle voie suivre entre celles
proposées par tous ces grands penseurs à qui nous devons tant, c’est bien
difficile. Suivons aujourd’hui la voie d’Aristote, tant est-il que l’Éthique à Nicomaque est sans aucun
doute un des livres majeurs de toute l’histoire de la philosophie.
Il y a trois traits majeurs qui caractérisent l’éthique
aristotélicienne. Le premier est la place centrale accordée à la fois à la
justice et à la juste mesure. Le deuxième : il s’agit d’une éthique
sociale et non d’un guide pour la vie de l’individu confronté à un monde en
train de se défaire – et c’est cela qui distingue le plus nettement Aristote de
ceux qui viennent après lui, stoïciens et épicuriens. En troisième lieu, en
éthique comme en toutes choses qui tombent dans le champ de l’examen
philosophique, Aristote se garde bien de trancher trop nettement. Il laisse
toujours sa part au problématique, au presque ça mais pas tout à fait, au
mixte. Par ces trois traits, l’éthique aristotélicienne nous est plus
indispensable que toute autre.
jeudi 4 octobre 2018
Note de lecture : Libérons-nous du féminisme ! par Bérénice Levet, éditions de l’Observatoire, 2018
Sa critique de la « théorie du genre » avait valu
une certaine notoriété à Bérénice Levet (voir ma recension
sur ce blog). Philosophe, mais surtout préoccupée des liens entre philosophie
et littérature (c’était le thème de sa thèse de doctorat sur Hannah Arendt),
elle s’intéresse tout particulièrement à la configuration des idées (et des
idéologies) dans le monde contemporain. Son dernier ouvrage, Libérons-nous du féminisme ! Sous-titré Nation
française galante et libertine ne te renie pas ! (éditions de l’Observatoire).
Ce livre présente une sorte de tableau des mœurs de notre époque. Le féminisme
impose sa loi et soumet une par une par une toutes les institutions sociales et
organise le contrôle des bonnes mœurs. Si l’ouvrage précédent s’intéressait
à l’aspect théorique de la question, ici on a travail plus journalistique qui
établit la réalité de cette emprise du nouveau féminisme, à travers les lois prétendument
contre le harcèlement, une notion qui a pris une telle extension que la plus
innocente drague, voire un simple sourire peut être assimilé à du harcèlement.
L’auteur met clairement en relief les conséquences de ce nouveau féminisme
ardemment défendu par les derniers gouvernements français (celui de Hollande et
celui de Macron) : un incroyable retour au puritanisme, une tentative d’éliminer
les hommes de sexe masculin en tant que tels – il faut vraiment que les hommes
deviennent des femmes comme les autres – et enfin un véritable séparatisme. Il
y a des choses que l’on savait (notamment tous les délires qui ont suivi le mouvement
#metoo et #balancetonporc. Elle analyse aussi comment les nouveaux censeurs
sont à l’œuvre pour épurer la littérature et les Beaux-Arts de tout ce qui
pourrait être en contradiction avec la nouvelle religion : réécrire la fin
de Carmen, faire décrocher des musées
les tableaux de Balthus, liquider Baudelaire, Breton et Aragon dont les
errances dans Paris les conduisent au bordel, etc. Elle montre aussi la
complémentarité totale, bien qu’en apparence paradoxale, entre l’islam et ce
féminisme-là. Si les hommes sont des
violeurs en puissance, il faut bien cacher les femmes pour éviter de susciter
cet abominable désir !
Bérénice Levet n’aborde pas le sujet du point de vue
réactionnaire. Elle est d’accord avec Simone de Beauvoir, les rôles sociaux des
femmes ne sont déterminés par le sexe biologique, mais en même temps demeure
une différence essentielle entre hommes et femmes, une polarité qui est la vie
elle-même, manière dialectique de poser le problème. Pour elle l’égalité des
hommes et des femmes dans tous les domaines de la vie sociale est un acquis
tout comme le droit des femmes au plaisir et au libertinage. Son idéal est à la
fois celui de la galanterie à la mode de l’Ancien régime – son siècle rêvé est
visiblement le xviiie
siècle – et l’idéal républicain universaliste. On pourra lui reprocher une
vision un peu naïve et irénique même de l’idéal français des rapports entre
hommes et femmes et d’oublier que l’amour courtois (une forme raffinée de la
drague !) a aussi des sources arabo-andalouses qu’appréciait tant Aragon. Mais tout cela est un
secondaire. Après avoir dressé l’état
des lieux, il faudrait maintenant essayer d’en comprendre les racines
anthropologiques, psychanalytiques et sociales. Que signifie cette véritable
éradication des pères qui est cours et risque d’aller beaucoup plus loin encore
avec la PMA pour toutes ? Quel sens a cette manie de l’indifférenciation ?
Une approche globale s’impose qui mériterait d’être vraiment engagée. Philosophe,
Bérénice Levet doit maintenant aller plus loin.
vendredi 26 février 2016
La haine de la nature
La haine de la nature est la marque de notre civilisation. Il y a un paradoxe apparent à parler de la haine de la nature, alors que les préoccupations environnementales occupent une large place dans l’espace public. Le « développement durable », la préservation de la planète, la protection de la biodiversité, autant de thèmes rebattus. Partout on lave plus vert ! Il est pourtant facile de montrer que, dans tous les domaines, ce qui domine, c’est le refus d’une nature qui n’est perçue que comme l’objet d’une technique, de l’intelligence que l’on voudrait artificielle aux biotechnologies qu’il faudrait plutôt appeler « thanatotechnologies ». Cette pulsion qui domine notre « monde de la vie » mérite d’être analysée.
samedi 19 septembre 2015
Le communisme de Marx, une théorie du bien commun
Le mot « communisme » a été si galvaudé qu’on ne sait plus exactement ce qu’il pourrait recouvrir. Les partis communistes membres de l’Internationale Communiste se réclamaient du communisme tel que Marx l’avait défini dans le Manifeste du Parti Communiste (1848). Cependant, aucun des gouvernements des pays du « socialisme réel » n’a jamais considéré que l’un de ces pays ait pu être communiste. D’un autre côté, le communisme n’est pas l’invention de Marx et Engels. Le communisme de Babeuf, celui des « partageux », ce communisme grossier que Marx brocarde très tôt, n’est pas celui des auteurs du Manifeste du Parti Communiste.
Préhistoire du communisme de Marx. Après être devenus communistes – c’est Engels qui fait le pas le premier – Marx et Engels adhèrent à la « Ligue des Justes » qu’ils vont transformer en « Ligue des Communistes ». Cette transformation est capitale. Il ne s’agit plus de faire régner la justice dans le monde mais de reconstruire une société fondée sur le bien commun entendu dans un sens radical. En effet, les premières sociétés révolutionnaires, comme la Ligue des Justes liée originairement au blanquisme français, sont unies sur la base de mots d’ordre de nature morale, dans lesquels d’ailleurs les réminiscences des mouvements chrétiens dissidents sont fort nombreuses. L’égalité, la fraternité, la justice, le triomphe de l’humanité, ce sont ces grands mots qui servent d’étendard à ces mouvements. Avec la création de la Ligue des Communistes en 1847 qui confie à Marx et Engels le soin de rédiger un Manifeste, on change de point de vue. Il s’agit maintenant de comprendre le « mouvement réel » et non plus de s’orienter à partir d’idées utopiques. Et c’est pourquoi il faut partir de l’étude de la dynamique des rapports sociaux de production, et de leur expression politique, la lutte des classes et, quant à l’action, en finir avec les traditions des sociétés secrètes.
Le mouvement réel. Ainsi le communisme n’est-il plus un « projet » ni un idéal, mais le processus historique lui-même. Dans le Manifeste on lit : « Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle [la bourgeoisie] a noyé tout cela dans l’eau glacée du calcul égoïste. » La domination bourgeoise a impitoyablement brisé toutes les formes anciennes de communautés, ne laissant plus que des individus isolés, les « atomes » égoïstes des modèles de l’économie politique bourgeoise. Mais la destruction des communautés anciennes n’est pas à regretter. Il s’agissait de communautés fermées, empêchant le développement de toutes les potentialités de l’individu. Le mode de production capitaliste, en brisant les anciennes relations de dépendance des individus a posé comme une exigence la véritable émancipation humaine, celle de l’homme comme être social. En même temps, en développant la division du travail, en multipliant les relations d’interdépendance des individus dans le processus même de la production qui brise toutes barrières anciennes, le mode de production capitaliste crée les conditions de la construction d’une véritable communauté des hommes libres. Si le communisme est le mouvement réel, c’est parce que le capital lui-même abat les barrières à son propre développement. Et c’est pourquoi, comme le dit encore le Manifeste : « les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu’exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. »
Ainsi, la destruction de la propriété capitaliste qui est souvent citée comme le point nodal du « programme » communiste, n’est-elle rien d’autre que ce que le mouvement même du capital accomplit chaque jour. Dans Le Capital, Marx précise comment ce processus s’accomplit. L’expropriation du capital n’est pas un coup de force qui sera fait un beau matin par le prolétariat au pouvoir (vision chimérique de la révolution), mais que c’est un processus qui se déroule à l’intérieur même du mode de production capitaliste. Les intérêts à long terme du capital exigent des lois de protection des ouvriers, mais ces lois contribuent à l’expropriation de milliers de petits capitalistes et indiquent la possibilité réelle de l’expropriation générale du capital. Le communisme n’est pas un projet à mettre en œuvre demain, un plan d’ingénieurs sociaux, mais le processus même qui se déroule sous nos yeux. Le principal obstacle au développement du capital, c’est donc le capital lui-même ! On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence théorique des notions clés du marxisme historique du XXe siècle et au premier chef l’élection du prolétariat en classe consciente de soi, en sujet révolutionnaire. Le sujet révolutionnaire (mystifié), c’est le capital lui-même, si l’on veut bien se souvenir que le capital n’est pas une chose, mais un rapport social.
Une association d’hommes libres. Cette expropriation ne doit pas être confondue avec la « nationalisation », c’est-à-dire l’étatisation des grands moyens de production et d’échange qui figurait en bonne place dans les programmes des partis socialistes et communistes de jadis. Le Manifeste avait défini le but de cette nouvelle organisation sociale : « une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous. » Dans le livre I du Capital (Le caractère fétiche de la marchandise et son secret), la société communiste est décrite comme celle des « producteurs associés » : « Représentons-nous enfin, pour changer, une association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale. Toutes les déterminations du travail de Robinson se répètent ici, mais de manière sociale et non plus individuelle. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel exclusif, et donc immédiatement pour lui des objets d’usage. Le produit global de l’association est un produit social. Une partie de ce produit ressert comme moyen de production. Elle demeure sociale. Mais une autre partie est consommée comme moyen de subsistance par les membres de l’association. Elle doit être partagée entre eux. Ce partage se fera selon une modalité qui change avec chaque modalité particulière de l’organisme de production sociale lui-même, et avec le niveau de développement historique correspondant atteint par les producteurs. Supposons, simplement pour établir le parallèle avec la production marchande, que la part de moyens de subsistance qui revient à chaque producteur soit déterminée par son temps de travail. Le temps de travail jouerait alors un rôle double. D’un côté, sa répartition socialement planifiée règle la juste proportion des diverses fonctions de travail sur les différents besoins. D’autre part, le temps de travail sert en même temps à mesurer la participation individuelle du producteur au travail commun, et aussi, par voie de conséquence, à la part individuellement consommable du produit commun. Les relations sociales existant entre les hommes et leurs travaux, entre les hommes et les produits de leurs travaux, demeurent ici d’une simplicité transparente tant dans la production que dans la distribution. »
L’épanouissement des individus dans la vie commune. Mais si cette organisation, cette association d’hommes libres est la condition nécessaire du communisme, elle n’en est épuise pas la définition. Le but du communisme n’est pas une organisation sociale rationnelle se substituant à une organisation sociale irrationnelle. Le but est l’émancipation des individus. La rationalisation de la production et des échanges que permet l’organisation commune du travail permettra, soutient Marx, une réduction drastique du temps de travail nécessaire. La suppression du travail est certes impossible dit encore la conclusion du livre III du Capital : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. » L’homme ne peut donc ni se libérer par le travail, ni se libérer du travail. Car le travail apparaît comme une nécessité et une contrainte éternelles. L’homme ne peut se débarrasser de la nécessité, il peut seulement en organiser les formes autrement, dans des conditions conformes à sa nature. Il reste que cette liberté, acquise sur le terrain de la production matérielle, n’est qu’une liberté limitée : « C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »
Le communisme au-delà de la justice. Le problème essentiel est donc celui du rapport entre nécessité et liberté. Tant que les hommes sont soumis à la pénurie, « le vieux fatras » de la société bourgeoise s’impose. Si les biens sont rationnés, il faut trouver une clé de distribution de biens. Dans la société bourgeoise, c’est plutôt « à chacun selon sa propriété » ; dans la société communiste telle qu’elle sortira du capitalisme, le grand progrès serait que soit donné « à chacun selon son travail ». Mais immédiatement, on doit faire de nombreuses exceptions : les enfants, les handicapés, les personnes âgées ne peuvent pas travailler, les étudiants doivent être dispensés de travail productif pour faire leurs études, etc. Les aptitudes au travail des uns sont différentes de celles des autres et il n’est pas aisé de comparer et de ramener à une commune mesure tous les travaux concrets différents. En réalité donc, le principe « à chacun selon son travail » n’est que l’expression du « droit bourgeois », celui de l’équivalence de tous les travaux concrets ramenés à une abstraction. Avec une telle conception de la justice, les individus restent isolés de la vie commune : ils raisonnent d’abord en fonction d’eux-mêmes et ne se considèrent pas spontanément comme membres du corps social. C’est pourquoi, selon Marx, le communisme ne se réalisera qu’en dépassant cette première phase et en prônant comme principe de justice : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Les formules de Marx, que l’on trouve dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand. Mais ces formules « algébriques » mériteraient d’être remplies d’un contenu plus précis. « À chacun selon ses besoins », cela signifie que chacun est suffisamment sage pour ne prendre dans le « pot commun » ce qui excède ses besoins. Pour que cela soit possible, il faut donc que la production ne soit pas simplement une production pour la satisfaction des besoins qui vont sans cesse en s’élargissant, mais surtout une production de besoins nouveaux, c’est-à-dire d’un nouveau rapport de l’homme à ses besoins. En second lieu, la formule « de chacun selon ses capacités » demande que chacun soit prêt à donner à la vie commune sans calculer ce que cela lui rapportera à lui. Le communisme tel que Marx l’envisage est donc un idéal communautaire fort. On peut estimer cette perspective utopique et susceptible d’ouvrir la voie à toutes les formes de tyrannie bureaucratique – comme on a pu le voir en URSS et dans les autres pays dits « socialistes ». Mais ce serait commettre là une erreur logique. Dans ces pays, ce qui a existé, ce n’est pas une société communiste où l’homme est libéré de la nécessité, mais au contraire la pénurie et la misère « socialisée » sur la base desquelles la bureaucratie a pu assurer son emprise et justifier ses privilèges.
Communisme, commune et biens communs. La difficulté posée par le communisme de Marx est l’articulation entre la perspective d’une émancipation des individus et l’affirmation forte de l’homme comme être social. Il y a un fondement anthropologique à cette question. Non seulement l’homme est un « animal social » mais encore il ne peut se développer comme individu riche en potentialités que par le développement de ses liens sociaux. Les petites sociétés traditionnelles écrasent l’individu parce que ce sont des sociétés fermées, dans lesquelles l’emprise d’un homme sur un autre peut être terrible. Si, comme l’affirme Marx, l’individu est la somme de ses relations sociales, la puissance individuelle de chacun – puissance à entendre au sens de Spinoza – se développe en même temps qu’il s’insère dans un réseau plus vaste de relations sociales : c’est pourquoi le mode de production capitaliste à la fois mutile l’individu en le transformant en simple vendeur de force de travail arraché à sa propre vie et, dans le même temps, crée la possibilité d’un changement radical, d’une véritable émancipation qui ne peut être un retour vers les communautés archaïques idylliques.
Si le communisme n’est pas une utopie, il faut en dégager les voies politiques. Pour Marx, la première tentative de s’engager dans la voie du communisme fut la Commune de Paris de 1871. Traditionnellement, aussi loin que l’on remonte – et peut-être faut-il remonter à la cité grecque – le gouvernement de la cité (de la polis) et le gouvernement des hommes libres et égaux et toujours s’y est posée la question de la répartition des richesses. Déjà Aristote discutait les propositions de type communiste qui était défendues à son époque – à commencer par celles de son maître Platon. Il serait donc absurde de couper l’histoire du communisme moderne de cette longue tradition où l’idéal communautaire se couple avec l’aspiration à la liberté. La Commune de Paris, démocratie semi-directe, semblait renouer avec la démocratie grecque. L’appareil d’État bureaucratique mis à bas, c’est le peuple, mobilisé, dans l’action quotidienne, qui devient l’État. Ce civisme commun poussé à l’incandescence pousse évidemment au radicalisme social comme l’a montré la brève expérience du printemps 1871. Ainsi le communisme peut-il prendre une figure politique : c’est l’autogouvernement communal généralisé.
Il y a un dernier point. En renonçant au « grand soir » et en pensant le communisme comme processus, on peut en suivre la marche embryonnaire dans la société bourgeoise elle-même. La notion religieuse et thomiste du bien commun est redescendue sur terre. La vie civile suppose de nombreux biens communs, partagés par tous les citoyens selon des modalités variées. En France, le système de la protection sociale mis en place essentiellement à la Libération peut être vu comme un système communiste : chacun cotise en fonction de ses capacités et chacun reçoit des soins selon ses besoins. Idéalement, l’école laïque républicaine procède des mêmes principes, même si, pratiquement, la règle subit de nombreuses entorses.
Rendu à sa radicalité, débarrassé des scories de l’histoire qui semblent l’avoir englouti, le communisme de Marx pourrait bien se révéler comme une pensée et une politique opératoires pour le XXIe siècle.
Repères bibliographiques
Marx, K. : Manifeste du parti communiste (1848), in « Œuvres », tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1963, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard.
Marx, K, Le Capital, livre I (1875), PUF, « Quadrige », traduit de l’allemand sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre.
Marx, K, Le Capital, livre III, in « Œuvres », tome II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1968, traduit de l’allemand par Michel Jacob, Maximilien Rubel et Suzanne Voute.
Marx, K, Critique du programme du parti ouvrier allemand (1875), in « Œuvres », tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1963, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard.
lundi 2 décembre 2013
Faut-il vraiment enseigner la "morale laïque"?
On nous dit que l’école devrait enseigner la morale laïque. Mais avant de se demander si c’est bien là la tâche de l’école, il convient de se demander si la « morale laïque » existe vraiment, ou encore s’il est possible de penser une morale laïque qui prendrait place à côté des morales non-laïques, c’est-à-dire religieuses ou encore qui les engloberait toutes dans un vaste projet syncrétique. Cette présentation des choses me semble erronée pour plusieurs raisons :
1) Il n’y a pas à proprement parler de morale religieuse mais seulement des préceptes moraux inclus dans des corpus dogmatiques ;
2) Il n’y a pas à proprement parler de morale spécifiquement laïque mais tout simplement une morale humaine qui peut légitimement prétendre à l’objectivité et à l’universalité.
3) La laïcité ne peut être réduite à un principe de tolérance ; elle s’inscrit au contraire dans la visée républicaine de l’émancipation.
On peut et on doit se passer des morales religieuses
La loi morale semble, au moins dans la tradition judéo-chrétienne, s’annoncer d’abord sous la forme de la loi religieuse. Le Décalogue est le modèle de cette conception : la loi s’impose à tous parce qu’elle n’a pas une origine humaine. Et cette transcendance est nécessaire pour que la loi puisse s’imposer car, sans cela, les hommes n’auraient aucune raison de l’adopter. Bien au contraire, sans l’autorité de la loi, ils ne peuvent que se jeter dans la débauche et dans l’idolâtrie, ainsi que le constate Moïse, de retour du Sinaï. Le corollaire de cette conception, c’est la puissance de châtier dont dispose Dieu. Il peut châtier les hommes de leur vivant, comme il le fait à Sodome et Gomorrhe. Mais le châtiment, dans la conception chrétienne, vient plutôt après la mort où les âmes des pécheurs sont livrées aux tourments éternels de l’enfer. Même si la théologie fait de l’amour de Dieu le mobile de l’obéissance à la loi, c’est essentiellement dans la crainte de Dieu que s’enracine la moralité. Cette question hante Les frères Karamazov de Dostoïevski : « si Dieu n’existe pas, tout est permis. »L’idée d’un fondement de la morale dans l’autorité transcendante d’une intelligence ordonnatrice du monde se retrouve dans les doctrines providentialistes du xviie siècle et dans la théologie naturelle. Chez Locke, par exemple, la loi morale est une loi naturelle, et c’est pourquoi il refuse la vision hobbesienne de l’homme à l’état de nature comme un être qui ne connaît que son « droit de nature » sur tous et sur toutes choses. Mais cette loi naturelle qui interdit à l’homme de disposer de sa propre vie et de celle des autres ou encore qui fonde la séparation du tien et du mien, c’est-à-dire de la propriété, selon Locke, c’est dans le Nouveau Testament qu’on en trouve l’expression la plus achevée.
On pourrait critiquer ce besoin de fondement théologique de la morale par l’examen de ses conséquences. Nos sociétés sont pluralistes et admettent la liberté de conscience, par conséquent la liberté de ne pas croire en Dieu. Ainsi, nous aurions un fondement de la morale qui ne vaudrait que pour les croyants. Une telle morale suspendue à la foi perdrait toute autorité. Dans les critiques modernes de la morale en général, on retrouve d’ailleurs cette même problématique mais inversée : puisque la morale découle de la religion et que la religion n’est que superstition, destinée à intoxiquer les hommes au profit des tyrans et des parasites, la morale elle-même n’est qu’une superstition dont on devrait se débarrasser au plus vite. L’argument du nécessaire fondement théologique de la morale se retourne contre lui-même.
Il y a également un argument de fait : si la foi pouvait fonder la morale, cela se saurait ! Les sociétés où la foi garde une très grande importance ne sont ni plus ni moins immorales que les sociétés où le scepticisme à l’égard de la religion est très ancien. Les citoyens des États-Unis sont généralement très religieux – c’est peut-être même le plus religieux des pays développés – et pourtant ils ne semblent pas très bien placés pour donner l’exemple de la régénération morale aux libres penseurs goguenards de l’autre côté de l’océan. Une question soulevée depuis fort longtemps : déjà Pierre Bayle montrait que l’athée vertueux était de loin préférable au bigot superstitieux[1].
En troisième lieu, les défenseurs du fondement théologique de la morale font comme si la révélation religieuse était unique et comme si ses leçons étaient univoques. Mais quelle foi peut donc servir de fondement à la morale ? Celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau Testament, celle du Coran ? Faut-il plutôt suivre les leçons de Bouddha ? Les esprits syncrétistes affirment que toutes ces religions partagent un fond moral commun. Admettons cela – qui est tout sauf évident. Alors il s’ensuit que l’aspect moral de ces religions n’a aucun rapport avec les croyances proprement religieuses qu’elles imposent. Ce qu’elles ont de commun, ce sont quelques préceptes raisonnables que tous les hommes peuvent partager indépendamment de la question de savoir si Marie a été conçue sans pêché originel ou si c’est bien Gabriel qui a révélé à Muhammad les vérités du Coran. L’argument syncrétiste loin de revaloriser le rôle de la foi montre finalement qu’on peut fort bien s’en passer.En quatrième lieu, les morales religieuses si elles existent sont en fait des prescriptions de vie qui débordent de très loin le champ de la morale. Peut-on trouver un quelconque sens moral aux interdits alimentaires ? Manger de la viande le vendredi saint ou manger du porc, sont-ce là des pêchés au même titre que le vol ou le parjure ? Peut-on mettre le meurtre et la fornication sur le même plan ? Il suffit de poser ces questions pour avoir la réponse. Le mélange de la diététique et de la moralité a quelque chose d’inconvenant.
Est-il vrai que si Dieu n’existe pas, tout est permis ? Norberto Bobbio analyse la signification de la parole des chevaliers de l’ordre teutonique, « Dieu le veut ». « C’est le revers du nihilisme : si Dieu existe et que je combats à ses côtés, alors toute atrocité est possible ».[2] Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de « l’homme occidental », sans valeur en dehors de cet horizon ?
Le développement, à nouveau, des diverses formes de fanatisme religieux, jusque sous ses manifestations les plus monstrueuses, nous oblige à poser cette question. Si Dieu existe, d’une part le croyant est justifié dans sa croyance et l’autre est dans l’erreur absolue qu’il faut extirper pour la plus grande gloire de Dieu. Si Dieu existe, la vie terrestre n’est qu’une vie misérable qui ne saurait en rien être comparée avec la vie dans l’au-delà et, par conséquent, la mort n’est pas à craindre, ni pour soi, ni pour les autres, puisque de toutes façons, c’est Dieu qui décide de rappeler à lui les mortels. C’est pourquoi dans les religions cohabitent si facilement les préceptes moraux les plus incontestables et l’utilitarisme le plus prosaïque et le goût du sacrifice le plus terrifiant. Credo quia absurdum ! En effet, il faut croire parce c’est absurde, car sinon comment croire pour des raisons morales à des dogmes qui enseignent que les bébés non baptisés erreront éternellement dans les limbes ? Comment admettre une justice divine qui condamne les enfants pour les fautes des parents ? Comment l’amour pourrait-il ordonner l’extermination des infidèles ?Il y a une morale humaine universelle que l’on peut fonder sur la raison
Inversement, si Dieu n’existe pas, la responsabilité morale nous incombe intégralement. Pas de justice ni de miséricorde divine dans l’au-delà. Trouver nos propres limites, c’est notre affaire. Déterminer ce que nous devons nous interdire, cela nous concerne et la réponse est dans l’usage de notre jugement et nulle part ailleurs. Autrement dit, on pourrait renverser la proposition commune sur l’amoralisme de notre époque désenchantée. C’est parce que la religion a déserté les esprits et les pratiques sociales que nous avons besoin de morale et c’est parce que nous pouvons entrer dans l’âge de la majorité – pour parler comme Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? – que la morale, une morale autonome, humaine, rien qu’humaine, est véritablement possible.
Cette possibilité postulée semble se heurter aux impératifs d’une « laïcité ouverte » qui laisserait leur place aux « morales religieuses » dans un grand projet syncrétique. L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre[3], semble conduire directement à ces conclusions relativistes lesquelles conduisent, de fait, à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle communauté. Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus fondamentaux inclus dans « les droits universels de l’homme » et c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs éthiques qui posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIe siècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.
On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une morale guidée par la recherche du bonheur, alors, comme « chacun voit midi à sa porte », chacun a sa propre conception du bonheur et donc une morale fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la morale dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la morale kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ. Dans des directions différentes, Apel[4], Habermas[5] ou Tugendhat[6] nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement transcendantal. Mon Morale et justice sociale[7] s’aventure sur cette même voie.
Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel. Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on pouvait aimer la vertu et que cette passion serait suffisamment forte pour contrebalancer nos autres passions. Posons encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux. Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en fait un « maximisateur » rationnel, on voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.La laïcité n’a de sens que dans la perspective de l’émancipation
Ce qui nous amène au fond de la question. La morale – une morale humaine dans laquelle tous pourraient se reconnaître – est inséparable d’un certain ordre politique. La conception républicaniste qui soutient l’idéal de la liberté comme non domination offre le terreau social qui rendrait effective une telle morale. Il s’agit ici d’affirmer que l’homme ne peut être libre que dans une cité libre, c’est-à-dire une cité à la fois indépendante – par exemple de puissances étrangères qui voudraient lui dicter sa loi – et protégée contre la tyrannie des « grands » qui naturellement cherchent à opprimer le peuple, pour reprendre ici un schéma machiavélien dont la pertinence reste parfaitement actuelle.L’idéal républicain, tel que le défendent les républicanistes, est fondamentalement émancipateur. La laïcité s’inscrit tout naturellement comme une des composantes essentielles de cet idéal. Car il s’agit évidemment de la très vieille revendication de la liberté de conscience (nul ne peut être inquiété pour l’expression de ses opinions même religieuses), mais plus encore de l’émancipation intellectuelle des citoyens des obscurantismes en tous genres, non parce que nous croirions en la promotion d’une raison abstraite (la déesse Raison !) mais parce que la liberté ne peut pas vivre quand l’espace politique est soumis aux pressions incessantes de groupes de pression religieux dont le mot d’ordre commun est « soumission », soumission à Dieu, soumission à un prétendu ordre naturel immuable, soumission à l’injustice (qui ne serait que le prix que nous devrions payer pour nos péchés).
Si nous abordons les choses de ce point de vue, le regard que nous devrions porter sur l’enseignement de cette « morale laïque » change radicalement. Nous n’avons pas besoin d’une morale laïque, mais d’une école laïque apte à former des citoyens capables de juger par eux-mêmes. Ce qui veut dire une école qui instruit réellement. Pas cette école qui a broyé les programmes d’histoire au nom de fumeuses considérations méthodologiques ou épistémologiques, privant les jeunes gens de la connaissance de la continuité historique qui est aussi la continuité des luttes émancipatrices (de 1789 à 1945 ou 1968 pour la France). Il serait nécessaire aussi de se demander si on doit bien continuer d’enseigner aux élèves de sixième l’histoire racontée par la Bible comme si c’était vraiment de l’histoire. Si l’on veut que l’école soit laïque, il faut enfin refuser obstinément l’envahissement des programmes scolaires par les « grands enjeux du monde contemporain » et autres questions sociétales qui touchent jusqu’aux programmes de SVT (la question du genre ou celle du plaisir sexuel sont au programme de SVT en première). La laïcité de l’école exige également que les groupes de pression économiques soient tenus en lisière, alors même que toutes les réformes successives des dernières décennies tendent de plus en plus à leur ouvrir la porte du sanctuaire. L’école ne peut rester laïque que si elle est préservée, autant que faire se peut, de l’intrusion des affrontements idéologiques et des groupes de pression. Bref si le savoir reste au centre de la relation pédagogique. Le savoir et rien d’autre. Pas même l’introuvable morale laïque.
On n’en déduira pas qu’il faut rejeter tout « l’héritage » des religions. L’Ancien et le Nouveau Testament peuvent parfaitement être lus et étudiés mais comme des œuvres humaines, simplement humaines, méritant par là un examen critique comme celui que Spinoza leur a déjà fait subir voilà trois siècles et demi. S’il faut enseigner le « fait religieux » comme fait social, historique et philosophique, il n’y aucun problème. C’est d’ailleurs ce que l’école laïque a toujours fait, avec une bienveillance et une ouverture d’esprit que l’on chercherait en vain du côté des adversaires de la laïcité et de la pensée libre. Tous les élèves, bon gré mal gré ont entendu parler de Pascal, mais pratiquement jamais de ses adversaires libertins…
Plutôt que la morale laïque, nous aurions besoin que l’État respecte complètement le principe de laïcité. Est-il possible de donner des leçons de morale laïque quand la laïcité est méconnue dans les départements placés sous le statut concordataire ? Pour ne rien dire de Mayotte. La réponse est évidente. Soit la laïcité est véritablement un principe constitutionnel et alors elle doit s’appliquer sur tout le territoire de la république « une et indivisible ». Soit elle n’est qu’une vague référence morale, voire moralisante, et alors on serait tenté de comprendre l’enseignement de la morale laïque comme le mauvais cache-misère d’un recul grave sur le principe de la laïcité elle-même.
Enfin, la laïcité n’est pas équivalente au principe de tolérance. La tolérance religieuse, telle qu’elle fut défendue aux XVIIe et XVIIIe siècle marqua sans doute un important progrès. Mais elle se limite à la tolérance des diverses religions. Locke, par exemple, excluait les athées du principe de tolérance, au motif que ceux qui ne croient pas en Dieu ne craignent point l’enfer et par conséquent sont plus prompts que les croyants à trahir leur parole… La tolérance s’accompagne fort bien de la soumission de l’espace public aux groupes religieux. Le Royaume-Uni est tolérant mais l’anglicanisme est religion d’État. Les États-Unis sont tolérants mais les présidents prêtent serment sur la Bible et on ouvre la session du Congrès par une prière. Au nom de la tolérance et des « arrangements raisonnables », le Canada a fini par « sous-traiter » une partie du droit civil aux communautés musulmanes appliquant sur le territoire canadien la loi islamique. La laïcité au contraire, sans jamais remettre en cause la liberté de conscience, cantonne la religion dans l’espace privé et permet aux individus de s’émanciper de la tutelle religieuse, quelle qu’elle soit.
La défense de la « laïcité à la française » n’est pas le fait de quelques anticléricaux fanatiques auxquels il faudrait opposer une « laïcité ouverte » que réclament à corps et cris tous les partisans de l’embrigadement religieux et de l’obscurantisme. Elle est tout simplement l’accomplissement des promesses émancipatrices contenues dans les œuvres des grands philosophes des Lumières, comme Spinoza, Diderot ou même Rousseau – chez qui le déisme s’accompagne d’une vigoureuse polémique contre les religions instituées. En montrant que l’espace public se passe fort bien de la soumission religieuse, la laïcité à sa manière montre que les hommes peuvent se gouverner eux-mêmes, démocratiquement et pour cela « ni Dieu, ni César, ni tribuns » ne sont nécessaires.
Denis Collin
[1] Voir Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, GF-Flammarion, 2007
[2] Interview de Noberto Bobbio par Otto Kallsteuer, “Die Zeit” (29/12/1999), reprise dans “La Stampa” (30/12/1999).
[3][3] Voir en particulier Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident,I et II, Fayard, 1999 et 2006
[4] Karl-Otto Apel, Discussion et responsabilité, Le Cerf, 1996
[6] Ernst Tugendhat, Conférences sur l’éthique, Puf, 1998
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