jeudi 24 décembre 2020

Résolument conservateur


En France, il n’est pas bien vu d’être conservateur. Le mot commence mal et donc tout le monde ou presque est pour la réforme, pour aller de l’avant, pour évoluer, pour accepter le progrès… Conservateur ? Voilà une véritable injure que l’on réserve aux syndicats, aux Français d’en bas, à ces maudits « Gaulois réfractaires » ou à des écrivains qu’on ne lit plus.

Il est donc bien difficile de se dire résolument conservateur ! Il est bien plus facile de se dire révolutionnaire. Tout le monde, du moins le monde qui mérite attention, se veut révolutionnaire. Révolutionnaire dans la mode, dans l’art, dans l’écriture, dans la technique, dans tout ce que l’on veut — sauf évidemment dans les rapports sociaux, il ne faut tout de même pas exagérer.

Il existe pourtant un grand nombre de bonnes raisons philosophiques, morales et politiques d’être conservateur. La première de ces raisons ? Toutes les grandes révolutions, les révolutions sérieuses, c’est-à-dire les révolutions sociales commencent parce que le peuple veut conserver ce qu’il a et qu’on veut lui prendre. Conserver son pain, son toit, son mode de vie, son travail, ses traditions nationales ou locales, ses acquis sociaux. Tous le savent : un bon « tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras ». Les intellectuels construisent volontiers des républiques qui n’existent nulle part, ils sont les spécialistes des châteaux en Espagne ; ils ont des plans plein leur cartable ou leur disque dur d’ordinateur. Les lendemains doivent impérativement chanter ! Mais, le plus souvent, ils déchantent. L’ivresse des mots se termine en gueule de bois.

J’ai passé quelques années de ma vie dans une organisation révolutionnaire qui n’était ni pour l’autogestion, ni pour les réformes sociétales, ni pour la révolution sexuelle, mais simplement pour la défense de l’école laïque, pour la défense de l’indépendance des syndicats, fondée sur la charte d’Amiens (1905), pour la défense des droits sociaux et des conventions collectives, etc. Je ne regrette absolument rien de cet engagement qui est encore le mien dans ses grandes lignes. Certes, ce n’était pas « mieux avant », mais assurément c’est pire maintenant que les retraites et la sécu sont en voie de démantèlement accéléré et que l’école n’est plus qu’un tas de ruines. Il y a donc des raisons révolutionnaires pour être conservateur. Tout cela, d’ailleurs, Régis Debray l’a déjà dit et bien mieux que moi.

Mais il y a bien d’autres raisons d’être conservateur. Des raisons que l’on n’ose plus avouer en ces époques de politiquement correct et de « cancel culture ». Ces acquis sociaux, ces libertés sociales auxquelles nous sommes encore très nombreux à être attachés, tout cela n’est pas tombé du ciel et ce n’est pas seulement le produit des luttes sociales, car ces luttes sociales elles-mêmes sont un des fruits de toute une civilisation dont nous sommes les héritiers que nous regardons, impuissants, se défaire sous nos yeux. Des Grecs nous héritons de la liberté de la pensée ; des Romains nous héritons le droit qui est l’exact contraire de l’arbitraire des tyrans. Du judaïsme, nous héritons ce goût de la contestation, même de la parole de Dieu ! Et du christianisme nous gardons l’égalité, la fraternité et la liberté de conscience ! Même nos plus extravagantes utopies sont nées de ce terrain. Quand Moïse guide les Hébreux hors de la servitude, il donne le mot d’ordre : laisse mon peuple aller ! Les Noirs américains le chantent : Let my people go ! On pourrait reprendre tout ce que dit Ernst Bloch dans Athéisme dans le christianisme pour montrer que les insurrections paysannes (par exemple la guerre des paysans de Thomas Münzer), les révolutions populaires en Angleterre et France, les aspirations socialistes et anarchistes ont toutes à voir de très près avec cette tradition qui n’est pas une religion au sens classique du terme en sociologie, mais une culture dont nous étions imprégnés parce que nos maîtres, les Rousseau et les Marx en étaient si profondément imprégnés. Ce qu’il faut bien appeler la culture occidentale est dans son essence une culture de la liberté et de l’émancipation et c’est pourquoi la défense de la culture occidentale, la défense de la « grande culture » autant que la « culture populaire », tout qui ce qui est aujourd’hui marqué au sceau de l’infamie rétrograde, passéiste, ringarde et réactionnaire, toute cette nostalgie de la culture du « mâle blanc hétéronormé », est tout simplement la conservation d’un possible monde meilleur.

Car ce dont il s’agit, ce n’est pas de faire table rase du passé mais de conserver le monde, c’est-à-dire le monde de l’homme, un monde dans lequel la nature est la condition ultime de notre survie et où les rapports d’amitiés entre les hommes et les femmes puissent encore avoir toute leur place, loin de la furie des censeurs, des excommunicateurs, des identitaires de tous poils qu’il s’agisse de l’identité « de genre » ou de religion.

Il s’agit donc aussi de conserver ce qui rend possible cette conservation du monde, afin que les « nouveaux », les Nachgeborenen dont parlait Brecht, puisse venir et vivre. Et pour que cette transmission, ce passage de témoin d’une génération à l’autre puisse se faire, il est nécessaire que les plus âgés soient les conservateurs d’un monde où les nouvelles générations pourront être révolutionnaires. La destruction de l’autorité — dont parle Hannah Arendt — est une des conséquences de l’avènement d’un monde social dans lequel tout doit en permanence être révolutionné et où toutes les valeurs cèdent le pas à la valeur, sonnante et trébuchante, qui circule sur le marché. Dans un tel monde l’autorité des parents ou des professeurs ne possède plus aucune légitimité. Combien valez-vous ? Telle est la seule question que les jeunes générations apprennent à poser à leurs aînés. Une affaire très révélatrice : le représentant de la CGC au conseil supérieur de l’éducation, René Chiche, dépose un amendement à la charte de l’enseignement précisant que l’autorité des professeurs face aux élèves et aux « parents d’élèves » doit être respectée. Cet amendement qui procède du simple bon sens a été très largement rejeté. Il est devenu incongru d’évoquer l’autorité dans les sphères dirigeantes de ce qu’il est encore convenu d’appeler « éducation nationale ». Cette perte de l’autorité naturelle de ceux qui doivent élever la jeune génération s’accompagne d’une montée sans précédent d’un autoritarisme tatillon fondé sur la multiplication des lois.

Dans le monde d’où l’autorité a disparu au profit du contrôle social, le simple bon sens, le sens commun s’est effondré : surtout ne plus dire « bonjour Madame » à une dame, car celle-ci pourrait être dans un état d’esprit tout provisoire où elle se sent un homme. Dans le film de Truffaut Baisers volés, Delphine Seyrig enseigne le jeune Jean-Pierre Léaud de la distinction entre le tact et la politesse : un homme entre par inadvertance dans une salle de bain où une dame nue fait sa toilette. L’homme poli referme la porte en disant : « pardon, Madame ». Celui qui sort en disant « Pardon, Monsieur » a du tact. Voilà un subtil distinguo qui échappe à notre époque où les hommes publics parlent comme des charretiers et où se montrer prévenant à l’égard d’une femme vous fait passer au mieux pour un gros « relou » quand ce n’est pas un violeur potentiel. Dire qu’il faut un père et une mère pour faire un enfant (un papa et une maman, dira-t-on dans le langage mièvre de l’époque) vous vaut d’être illico presto assimilé à la droite réactionnaire et aux nostalgiques des heures les plus sombres de notre histoire… Face aux délires, être conservateur c’est simplement essayer de rester raisonnable.

Être conservateur, ce n’est pas refuser l’innovation ou les idées nouvelles. C’est seulement refuser de céder au « bougisme » pour reprendre l’expression de Pierre-André Taguieff. Refuser cette danse de Saint-Guy devenue la loi imposée par les sommets du capital « high tech ». Le capital a besoin d’individus tous interchangeables, des mêmes ramenés à quelques équations des spécialistes du marché. Le nouveau capitalisme est sans foi ni loi, il est partout et donc nulle part. Il est tout-puissant. Il est le nouveau Dieu. Mais alors que l’ancien était parfaitement inoffensif (le soupir de la créature opprimée, disait Marx) le nouveau Dieu a besoin continuellement de sang frais pour nourrir son impérieux mouvement d’accumulation. S’il fallait vraiment choisir, je préférerais encore le Dieu des chrétiens, ce Dieu humble qui s’est fait homme, est né dans une étable et devant qui les puissants, symbolisés par les rois mages sont venus s’agenouiller.

Ce que nous devons conserver, c’est aussi un certain sens de la beauté des choses, ce que l’Italie d’avant les horreurs post-modernes a cultivé avec constance et génie. Beauté des œuvres d’art quand elles n’étaient pas des « performances » de propres à rien en pleine crise. Lire et méditer ce que nous dit Jean Clair dans L’hiver de la culture. Se souvenir d’Adorno et Horkheimer : « Aujourd’hui, la barbarie esthétique réalise la menace qui pèse sur les créations de l’esprit depuis qu’elles ont été réunies et neutralisées en tant que culture. Parler de culture a toujours été contraire à culture. » (T.W. Adorno et M. Horkheimer, La production industrielle des biens culturels) On ne saurait mieux résumer le discours sur la culture courant de nos jours : un discours qui détruit toute culture. Il ne s’agit pas que des créations de l’esprit. La nature est mise à sac par les aménageurs, les bétonneurs — pensons aux hideuses surfaces commerciales des villes — et la campagne est défigurée, transformée en site industriel par l’invasion des éoliennes, géants de béton et d’acier qu’aucun Don Quichotte ne se risque à combattre.

Conserver le passé, c’est le seul moyen de rendre vivable le présent et d’entrevoir une lueur dans le futur. Les révolutionnaires en peau de lapin à la Mélenchon, qui considère que le passé n’a rien à nous apprendre et que nous sommes les héritiers du futur, ne font que ressasser comme des élèves un peu idiots la leçon du capital : « faites-vous vous-mêmes », « soyez des vrais self made men » et les voilà qui volent au secours de toutes les aberrations ultramodernes. Avant de terminer leur course, misérablement, oubliés dans un coin de l’histoire ou aplatis comme des carpettes où les oligarques se frottent les pieds — ainsi Tsipras en Grèce ou Iglesias en Espagne. Tous ces « progressistes » sont de fieffées canailles. Et avec eux les intellectuels qui presque tous ont sombré dans l’abjection. On peut admettre qu’il fut un temps où les intellectuels « de gauche » ont joué un rôle utile, précieux pour le genre humain. Mais ce temps est passé. Conserver l’espoir d’une société décente : voilà ce qui nous reste.

Le 24 décembre 2020

PS: Cet article est illustré par une photo de l'admirable groupe dû a Bernini, représentant Enée qui fuit Troie en portant son père Anchise sur son dos et tenant par la main son fils Ascagne. Pierre Legendre a attiré notre attention sur l'inestimable valeur symbolique de cette œuvre. Tout le destin de l'homme s'y trouve résumé. Et cela que l'on veut refouler aujourd'hui. 



mercredi 9 décembre 2020

La science, ça sert à faire la guerre

On apprend que le comité d’éthique de l’armée française vient de donner son feu vert à la recherche en vue de fabriquer un « soldat augmenté », mais « éthique ». La plupart des grandes armées au monde sont déjà activement engagées dans la production de « superhéros » à la Marvel. Américains, Chinois et Russes font toutes sortes d’expérience pour améliorer la vision nocturne des soldats, grâce à des greffes sur la rétine, des essais d’exosquelettes pour permettre de porter de lourdes charges, des drogues permettant de supprimer, autant que faire se peut, le besoin de sommeil, la greffe de puces pour la géolocalisation, la coordination entre le regard et la visée des canons, voilà quelques-unes des pistes de l’homme augmenté. L’armée française refuse, pour l’heure, toutes les techniques « trop invasives » et qui pourraient mettre en cause le libre arbitre du soldat. Mais, comme toujours, ces précautions de langage du comité d’éthique des armées n’ont d’autre justification que de donner des coups de pinceau de moraline sur ce qui est largement engagé et qu’il faudrait poursuivre, pour la bonne raison que l’armée française ne saurait se laisser distancer sur ce terrain par les autres armées.

Le transhumanisme est en route et, comme toujours, c’est l’industrie de la guerre qui sert de volant d’entrainement. Il est loin le temps où l’on faisait monter les soldats à l’assaut en les droguant à la gnole ! La science est passée par là. Il ne s’agit pas seulement de la guerre que sont les ethnies, les tribus, les empires ou les nations. Il s’agit de la guerre que mènent les puissants contre les peuples. La science sert à surveiller, contrôler, manipuler et réprimer. Mais il s’agit aussi de la guerre qui est menée à l’humain comme tel. Car ces soldats augmentés préfigurent l’humanité de demain, une humanité qui ne méritera plus ce nom, puisque partout on remplace l’homme par toutes sortes de dispositifs mécaniques : robotisation, « intelligence artificielle », biotechnologies. Il ne s’agit plus d’utiliser la science pour alléger la peine des hommes, mais d’asservir l’humanité à la logique du capital qui n’est rien d’autre que du travail mort. Les humains deviennent de simples rouages indispensables de la grande machinerie. Les analyses de Marx, qui ont plus d’un siècle et demi, trouvent une confirmation éclatante dans notre ère du « capitalisme absolu ». Car, bien sûr, ce qui se teste dans le domaine militaire a d’ores et déjà des applications civiles. Le « puçage » des individus à des fins de reconnaissance et d’identification a déjà été expérimenté dans une entreprise suédoise. En repoussant les bornes du sommeil, on pourrait aussi mettre à profit la journée entière pour la production de plus-value. Faire sauter les barrières physiques de la journée de travail est un vieux rêve des capitalistes (voir encore Marx, Capital, livre I, chap. VIII). Le travail en réseau permet l’accaparement de toute la vie par la production de valeur. Plutôt que dépenser des fortunes pour mettre au point des robots qui ne remplaceront jamais l’habilité et la capacité de décision d’un humain, c’est la robotisation de l’homme qui est à l’ordre du jour.

Certes, le progrès scientifique et technique nous apporte des bienfaits (plus limités qu’on ne croit d’ailleurs) qui viendraient contrebalancer les menaces que le « progrès » fait peser sur nous. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ! Mais on atteint d’ores et déjà un certain nombre de limites : l’espérance de vie n’augmente plus et le frein à l’accroissement démographique (une absolue nécessité) entraine un vieillissement de la population dont on est loin d’avoir exploré toutes les conséquences. L’épuisement des ressources d’énergie fossile va contraindre l’humanité à moins compter sur ses prothèses mécaniques. Enfin, l’utilisation massive des biotechnologies appliquées à l’humain nous mène au bord de l’abîme. L’optimisme technologique n’est décidément plus de mise. Mais le perfectionnement impressionnant des moyens de la guerre indique dans quelle direction se précipite, aveuglée, la majeure partie des élites dirigeantes. Une bonne guerre, il n’y a rien de tel pour « dégraisser » la machine capitaliste et obtenir la soumission des individus.

Denis Collin, le 9/12/2020

lundi 30 novembre 2020

L’IA et la restructuration du capital à l’échelle mondiale

Antonio A. Casilli : En attendant les robots — Enquête sur le travail du clic (Le Seuil, 2019, collection « La Couleur des idées »)


Antonio Casilli produit avec ce livre une analyse remarquable des soubassements de l’économie de l’internet et des transformations en profondeur qu’elle fait subir au mode de production capitaliste. Au lieu de s’ébahir sur les miracles des machines ou de dénoncer les GAFAM, il montre les mécanismes qui permettent aux grands propriétaires des plateformes de centraliser la plus-value. Ce mécanisme est généralement masqué derrière « l’intelligence artificielle » qui n’est rien d’autre que le moyen de mettre les hommes au service des machines. La meilleure métaphore de cette intelligence artificielle, c’est le joueur d’échecs mécanique du baron von Kempelen (1769) un pseudo-automate représentant un ottoman jouant aux échecs, animé par un nain caché dans les mécanismes et dirige les mouvements de la marionnette grâce à un système de miroirs qui lui montre l’échiquier. Significativement, Amazon a baptisé son organisation de distribution de « digital labor » « Mechanical Turk », révélant ce qu’est la réalité du traitement massif de données (« big data ») par la soi-disant « intelligence artificielle ».

Le livre de Casalli est centré sur l’étude des « tâcherons » du clic, tout ce travail invisible qui fait fonctionner les plateformes. « Cette dynamique technologique et sociale pointe la métamorphose du geste productif humain en micro-opérations sous-payées ou non payées, afin d’alimenter une économie informationnelle qui se base principalement sur l’extraction de données et sur la délégation à des opérateurs humains de tâches productives constamment dévaluées, parce que considérées comme trop petites, trop peu ostensibles, trop ludiques ou trop peu valorisantes. » (14) Le « digital labor » produit « l’externalisation du travail et sa fragmentation. » Les plateformes sont l’organisation de cette nouvelle division du travail qui produit une nouvelle forme du « travail en miettes » que dénonçait jadis Georges Friedmann.

Casalli commence par mettre en question le grand récit de l’automation qui aboutirait selon ses hérauts à la fin du travail (Sur ce même sujet, j’ai écrit en1997, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale). « Plutôt qu’à la disparition programmée du travail, on assiste à son déplacement ou à sa dissimulation hors du champ de vision des citoyens, mais aussi des analystes et des décideurs politiques, prompts à adhérer au storytelling des capitalistes des plateformes. » (25) De manière presque provocatrice, il montre que les humains non seulement se mettent au service des robots, mais sont même appelés à les remplacer — il retrouve ici les analyses de Marx dans le livre I du Capital qui montre que les capitalistes n’ont aucune obsession pour l’automation dès lors que le « coût du travail » est suffisamment bas. Bien au contraire, à certains égards, ils préfèrent les « automates humains » qui coûtent finalement beaucoup moins cher. En outre, les machines n’apprennent pas toutes seules, il faut des humains pour leur apprendre à penser. Des travailleurs (payés au lance-pierre) et des usages travaillant gracieusement fournissent aux machines les éléments indispensables au fonctionnement de la « machine learning ». « les “machines ne peuvent exister sans le concours des humains prêts à leur enseigner comment penser. » (32) Ainsi « l’artificialité de l’intelligence artificielle réside justement en cela : que, tout en ne nécessitant aucun discernement, ces tâches produisent, pour autant, telle une propriété émergente, un semblant d’intelligence. » (33) Les exemples sont nombreux : reconnaissance de caractère par les clics sur le reCAPTCHA, validation des traductions dites automatiques, validation de la reconnaissance d’image, etc. : « Le programme scientifique de l’intelligence artificielle devient alors indissociable d’une certaine cybernétique, c’est-à-dire d’un art de contrôler les êtres humains et de discipliner l’exécution de leurs activités. »

Il n’y a donc pas de « grand remplacement » : « Les chiffres, en effet, vont à l’encontre de la thèse défendue par les tenants du “grand remplacement automatique. Ce paradoxe est particulièrement visible dans le secteur de la robotique. Une enquête portant sur dix-sept pays entre 1993 et 2007 ne trouve pas d’effets significatifs des robots industriels multifonctions sur l’emploi global en termes de nombre total d’heures travaillées. » (41) Il faut évidemment faire entrer en ligne de compte la résistance… de la matière ! « Une étude comparative de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) menée sur vingt et un pays en 2016 démontre la surestimation de l’automatisabilité des professions actuelles. »

S’il y a un « grand remplacement », c’est celui des salariés par les usagers : « Ce sont surtout les usagers, les consommateurs, les clients qui prennent la responsabilité de faire fonctionner les machines. Désormais, ce sont eux, et non pas les guichetiers, qui s’identifient; eux, et non pas les guichetiers, qui réalisent les transactions; eux, et non pas les guichetiers, qui comptent l’argent. Il en va de même d’autres technologies qui facilitent le libre-service, telles les bornes d’autoenregistrement ou les caisses automatiques dans les grandes surfaces. » (46)

Ainsi, commence à affleurer la notion de «travail du consommateur». Il faut donc oublier la menace des robots et regarder la véritable menace, celle de « la fragmentation des emplois en tâches externalisées et le démantèlement des salaires par des micropaiements. » De la même manière que le philosophe Markus Gabriel considère l’IA comme une « mise en scène » (voir Pourquoi la pensée humaine est inégalable), Casilli affirme que « l’automation est avant tout un spectacle, une stratégie de détournement de l’attention destinée à occulter des décisions managériales visant à réduire la part relative des salaires (et plus généralement de la rémunération des facteurs productifs humains) par rapport à la rémunération des investisseurs. » (52) Idéologie et religion (nouvelle théologie), tel est l’essence du discours sur l’IA, la puissance des « big data », etc. « Mais dans le cadre de la réflexion sur l’automation à l’heure du numérique, il est vraisemblablement possible de retourner la métaphore : c’est le matérialisme historique, l’attention pour les conditions matérielles d’existence des producteurs de valeur, qui est rabougri, réduit au rôle d’homuncule “prié de ne pas se faire voir, et qu’on enferme dans une croyance abstraite en une intelligence réellement artificielle, dans la théologie du machine learning. » (58)

Il ne faut pas croire que les employeurs ne rêvent que de machiniser la main-d’œuvre. L’homme chassé d’un endroit finit toujours par réapparaître ailleurs ! « Parfois, les plateformes adoptent des réflexes d’entreprises classiques quand elles “communiquent au sujet de leur valeur économique, par exemple à l’occasion de leur entrée en bourse ou de leur rencontre avec de potentiels investisseurs. Il leur arrive également d’insister sur les facteurs techniques de leur réussite (le nombre de leurs serveurs, la qualité de leurs solutions algorithmiques, la puissance de calcul de leurs processeurs, etc.). Mais la source de leur valeur demeure quoi qu’il en soit la qualité et la quantité des données personnelles qu’elles exploitent, le dynamisme de leurs communautés, la pertinence des services que celles-ci permettent de développer. » (87)

Casilli procède ensuite à une typologie du « digital labor ». Il analyse en particulier le microtravail tel qu’il a été façonné par Amazon Mechanical Turk qui montre à l’évidence qu’une intelligence véritablement et entièrement «artificielle» n’est qu’un mirage. Si l’on prend le moteur de recherche de Google qui est l’application de l’IA la plus connue de tous (bien qu’en l’occurrence elle ne se présent pas sous ce nom, on remarque : « chaque requête adressée à Google a deux effets : le premier résultat visible est que l’utilisateur reçoit une série de réponses à sa requête, classées par “pertinence”; le second effet, plus discret, est que l’entrée d’une requête produit essentiellement un vote attestant de la popularité de la chaîne de recherche. » (157) L’imaginaire contemporain est nourri de fantasmes algorithmiques — de ce point de vue le monde de l’informatique fait un peu penser à celui des schtroumpfs : quand un mot manque, on le remplace par « schtroumpf ». Les informaticiens semblablement utilisent le mot « algorithme » à la place de tous les mots qui leur manquent.

Autre fantasme que traque Casilli : celui de la gratuité qui fait du monde des plateformes un véritable Eden. En vérité, « Une énorme quantité de travail rémunéré finit par innerver les usages soi-disant “gratuits. » (189) L’analyse de certains programmes d’IA destinés au dialogue homme-machine [tous les programmes qui descendent de la fameuse Elyza, un programme de dialogue qui a une quarantaine d’années] montre que, laissée à elle-même, la « machine learning » apprend surtout ce que les utilisateurs lui apprennent, tant est-il que l’IA est toujours animée par des humains. L’analyse de ces expériences montre aussi que, si ces programmes ne sont soutenus gracieusement par des humains, ils sont financièrement insoutenables.

Il y a un autre aspect du travail en réseau, celui gens payés pour être « followers » ou « likeurs ». La vente de faux « followers » est un commerce lucratif. Il existe, notamment en Chine, des « fermes à clics ». On sait l’importance que toutes ces techniques prennent pour influencer le corps électoral. Les « fake news » ne sont pas un produit d’internet — elles sont aussi vieilles que le monde — mais le monde des réseaux et des plateformes est bien l’empire du faux.

Les plateformes produisent donc deux effets. D’une part, elles restructurent profondément le mode de production capitaliste puisqu’elles sont des mixtes unissant les fonctions et celles du marché et subordonnant les deux espaces traditionnels du capital à leurs propres objectifs. Elles permettent une parcellisation accélérée du travail autrefois accompli par des cols blancs et sa délocalisation virtuelle [notamment en Afrique et en Asie]. Les pays les plus pauvres comme Madagascar sont complètement intégrés dans l’économie de plateforme. D’autre part, elles produisent en abondance l’idéologie qui justifie leur domination sur nos vies.

La colonisation du temps libre par le capital, déjà largement abordée par Theodor Adorno dans sa critique de « l’industrie culturelle » trouve ses prolongements dans les horizons du « digital labor » que Casilli explore. Le travail passe maintenant hors du travail. La « ludification », caractéristique de notre monde mérite à elle seule un long développement. Est apparu quelque chose qu’on appelle le « playbor », le « jeu-travail » : « L’importance du playbor dans le secteur numérique reflète d’ailleurs peut-être une tendance plus générale que l’on observe dans les entreprises traditionnelles, dont l’organisation s’inspire depuis plusieurs décennies d’une philosophie managériale fondée sur le développement personnel, l’émulation créatrice, la convivialité des espaces de travail, l’horizontalité des relations hiérarchiques, la collaboration par équipes, la conversion des objectifs en “défis et en dynamiques de jeu.. » [229] Il s’agit d’une colonisation totale de l’existence : « D’après le critique Jonathan Crary, le capitalisme à l’heure d’Internet instaure une existence à flux tendu qui sonne la “fin du sommeil”. » (230) En effet, « En donnant une illusion de maîtrise, de victoire et d’appropriation, le jeu stimule des pulsions et des appétits spécifiques qui intensifient la production d’informations 24 heures sur 24. » Le digital labor » s’inscrit ainsi dans un processus d’«asservissement machinique généralisé» de l’homme. Le « digital labor » fonctionne à la « surveillance douce », mais d’autant plus efficace : « La “surveillance douce, auto - imposée et réalisée de manière coopérative, du digital labor n’abolit pas la volonté de l’usager; au contraire, elle puise à l’intérieur de celle ci les ressources pour conduire les opérations nécessaires à sa mise en œuvre. La surveillance participative réinvente ainsi entièrement l’architecture panoptique. Loin de libérer le travail, le digital labor s’impose en définitive comme un “bénévolat forcé87 ou une “servitude volontaire. (263)

Les plateformes permettent la mise en place de nouvelles relations de travail fondées sur la désagrégation du salariat. “La multiplication de ces situations de travailleurs formellement indépendants, mais économiquement dépendants est attestée par l’émergence, notamment en Europe, de statuts intermédiaires de ‘para - subordonnés’ : co. co. co. [contrats de ‘collaboration coordonnée et continuée] en Italie, TRADE [‘travailleurs autonomes dépendants économiquement] en Espagne, Arbeitnehmerähnliche Personen [‘personnes quasi salariées] en Allemagne, etc.” (268) On connait bien l’exemple des conducteurs Uber, des livreurs Deliveroo, etc., qui sont prototypiques des ces indépendants entièrement dépendants.

La plateformisation est une dimension essentielle de la mondialisation dans la phase actuelle et, loin de répéter l’ancienne colonisation, il procède progressivement à un nivellement par le bas. Face aux contraintes du mode de production capitaliste d’hier, la plateformisation a représenté une issue en instaurant “une liberté de circulation virtuelle de la main-d’œuvre planétaire. Il y a encore quelques décennies, une offre de travail localisée et profondément enracinée dans des lieux physiques faisait face à un capital toujours mouvant. Dans l’économie des plateformes, l’offre de travail est, au contraire, géographiquement dispersée et répartie le long de chaînes logistiques numériques en constante reconfiguration. À l’importation de main d’œuvre des siècles passés succèdent aujourd’hui des transferts non présentiels de populations, par l’entremise de services d’intermédiation numérique opérant comme des systèmes technologiques d’immigration64’.) (288)

Cette vision d’ensemble de rapports de rapports sociaux de production remet à leur juste place les discours dithyrambiques sur l’intelligence artificielle. En vérité nous n’avons pas beaucoup progressé vers une machine ‘intelligente’. Cet objectif est d’ailleurs peut-être à peu près dénué de sens. Nous avons seulement progressé dans la puissance de calcul des machines et dans le stockage des données disponibles sur tout le réseau mondial. Il est vrai que ces discours sur l’IA valorisent ceux qui l’organisent et vendent leurs logiciels : ‘Tout d’abord, c’est le travail même des ingénieurs, des scientifiques et des industriels que justifie cette idéologie. Déclarer être en train de mener des recherches pour simuler l’intelligence humaine est avant tout une manière pour les producteurs de technologies d’être en paix avec leur propre identité au travail, de se représenter non pas comme une classe vectorialiste dont la fonction est de gérer un trafic planétaire de clics ou de mettre sur pied des chaînes de sous-traitance qui aboutissent quelque part dans les sweatshops numériques de zones péri - urbaines de pays en voie de développement, mais comme une élite qui contribue au progrès de l’humanité en œuvrant à l’innovation de pointe.’ (294)

La fin du livre est consacrée à une discussion sur l’IA et les obstacles qu’elle rencontre. L’auteur ne semble pas écarter à l’avenir des progrès décisifs dans le domaine de l’IA, même s’il faut bien constater qu’on a recours, et de plus en plus, aux humains pour pallier les failles importantes des systèmes d’IA et du fameux ‘machine learning’. Il est vrai que le ‘deep learning’ — l’apprentissage profond, c’est-à-dire un procédé par lequel la machine elle-même est programmée pour changer son propre code en fonction des succès et des échecs qu’a rencontrés le programme — semble ouvrir des perspectives fascinantes. On s’extasie : la machine produit des résultats qu’aucun humain n’avait prévus et on ne sait pas comme ‘elle fait’. Le problème est que la machine ‘ne fait’ rien. Elle produit des résultats qui sont les effets d’un enchaînement non maîtrisé de processus physiques. Et donc on n’a aucune idée de la validité de ces résultats. Il est impossible, quoi qu’on fasse, de sortir de cette embrouillamini. Il y a des raisons de fond à cet échec : ‘C’est avant tout un problème de complexité : un modèle mathématique traditionnel peut avoir quelques dizaines de paramètres, mais un réseau de neurones en a des millions. L’apprentissage non supervisé fournit des résultats sans nécessairement expliquer comment la machine les a obtenus, ni donner d’indications précises sur leur niveau de pertinence et d’utilisabilité.’ (300)

 

Une fois qu’on est sorti des fantasmes, il faut remettre les pieds sur terre. ‘Tâcheronnisation et datafication occupent, dans le contexte de l’IA, la même place que le séquençage et le chronométrage des tâches pour le taylorisme : non pas des innovations techniques majeures, mais une sophistication de la division capitaliste du travail visant à contrôler une main-d’œuvre constamment décrite comme oisive, insouciante et potentiellement récalcitrante.’ (297)

Puisque les progrès du machine learning sont conditionnés à une production humaine de données accrue, la perspective d’une autonomisation du premier qui marquerait la cessation de la seconde est un horizon inatteignable.

Conclusion Que faire? La question est posée de l’action qui pourrait s’opposer aux conséquences désastreuses de la plateformisation. Casalli écarte l’hypothèse ‘luddiste’ — on ne va pas casser les machines. Il pèse la possibilité de construire un mouvement coopératif, des plateformes qui renoueraient avec l’origine du mot — la plateforme est la base sur laquelle s’entendaient niveleurs et bêcheurs lors de la révolution anglaise. Ces plateformes coopératives pourraient-elles résister à la récupération par les grandes firmes ? La réponse de l’auteur n’est pas très encourageante, mais il n’y a pas d’autre choix.

 

vendredi 27 novembre 2020

John Rawls et le libéralisme politique

 

Extrait de l'introduction

(...) Cependant, quel que soit son impact, Rawls pourrait bien donner une nouvelle confirmation de ce passage fameux de Hegel, dans la préface à la Philosophie du droit : « quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’au crépuscule ». En effet, la théorie de la justice paraît précisément au moment où la longue période d’expansion des « Trente Glorieuses » va prendre fin et les espoirs (peu raisonnables, il est vrai) qu’on pouvait mettre dans un rapprochement pacifique et progressif des deux systèmes allaient s’évanouir. La philosophie ne peut pas enseigner comment le monde doit être, dit Hegel, parce qu’elle vient toujours trop tard. Sans être hégélien, on peut tout de même se demander si les contradictions du monde réel qui constituent l’arrière-plan de la théorie de la justice et qui ont conduit aux gigantesques bouleversements de la fin du « court xxe siècle » (pour reprendre l’expression d’Éric Hobsbawm) ne sont pas aussi les contradictions de la théorie de la justice elle-même. L’indifférence de Rawls à l’analyse des structures sociales particulières, son refus constant d’articuler la réflexion sur les normes avec une théorie de la société moderne et avec l’histoire effective pourrait bien donner la clé pour au moins une partie des faiblesses ou des thèses les plus critiques de la théorie de la justice. On pourrait aussi parler d’un échec du formalisme rawlsien qui exprimerait finalement le déclin d’une phase historique exceptionnelle.

Rawls, comme tous les grands créateurs de systèmes, est un guide plus sûr dans les problèmes qu’il pose que dans les réponses qu’il donne. Et tout compte fait, ce qu’il y a peut-être de plus utile pour le progrès de la pensée, ce sont les questions que nous laisse la théorie de la justice, bien plus que les développements particuliers. Et en ce sens, la lecture de Rawls demeure éminemment féconde.

Table des matières 

I. Biographie et contexte de l’œuvre 2

II. Le « cahier des charges » 8

la justice et les théories du contrat 9

La question de l’utilitarisme 11

Morale et politique 12

III. Les principes de base 15

La société. 15

Une société bien ordonnée 16

Les principes de base 21

Explicitations du premier principe 23

Explicitation du second principe 25

La critique du mérite 29

L’ordre lexical 31

IV. La justification procédurale : le voile d’ignorance 33

Voile d’ignorance et contrat social 33

Ignorance et justice 35

La stratégie du maximin 35

Les conditions de la situation initiale 38

V. Les biens sociaux premiers 43

Définitions 43

Les droits et libertés de base 45

La liberté de mouvement et le libre choix de son occupation 46

Les pouvoirs et les prérogatives attachés aux fonctions et aux positions d’autorité et de responsabilité 48

Les revenus et la richesse 48

Les bases sociales du respect de soi 49

VI. Les institutions 51

La constitution. Hiérarchie des principes 51

La question de la liberté 52

La justice politique 54

Organisation des rapports sociaux et de propriété 55

Biens publics. Remarque additionnelle 57

Un libéralisme radical ? 58

VII. Prolongements : la théorie de la justice appliquée au droit des peuples 60

Rappel de la position de Kant 60

Les clauses de la société des peuples rawlsienne 62

Le droit des peuples 65

Extension de la Société des peuples 66

La question des droits de l’homme 67

La guerre 68

Conclusion 69

VIII. Questions de méthode 71

L’équilibre réfléchi 71

Le consensus par recoupement 72

La raison publique 74

IX. Étude de cas : la tolérance à l’égard des intolérants. 76

La tolérance à l’égard des intolérants 76

Les intolérants sont-ils fondés à se plaindre de l’intolérance ? 77

Faut-il interdire les sectes intolérantes ? 80

La stabilité des sociétés justes 82

X. Étude de cas :  la désobéissance civile 84

Quand se pose le problème de la désobéissance civile ? 85

Un acte public 86

La désobéissance civile comme acte politique 87

La clause de non-violence 88

La justification de la désobéissance civile 89

XI. La théorie de Rawls face à ses critiques et ses concurrentes 91

La justification procédurale tombe dans un cercle vicieux 91

Le principe de différence est indéterminé 92

On ne peut se passer d’une conception substantielle du bien 95

La théorie de la justice dans ses rapports avec l’utilitarisme 96

On peut aussi critiquer la théorie de la justice en la rabattant sur une morale du calcul. 100

Dépasser l’opposition entre la théorie de la justice et l’utilitarisme ? 101

Liberté des Anciens et liberté de Modernes 103

La Théorie de la Justice face au républicanisme 105

En conclusion 112

XII. Annexes 113

Le vocabulaire de Rawls 113

Conception englobante ou compréhensive du bien 113

Consensus par recoupement 113

Égale liberté pour tous 113

Équilibre réfléchi 113

Équité 114

Pluralisme raisonnable 114

Position originelle 114

Principe de différence 115

Priorité du juste sur le bien 115

Procédure 115

Société 115

Structure de base 115

Utilitarisme 116

Bibliographie 116

Œuvres de Rawls 116

Débat avec et contre Rawls 116

XIII. Index des noms cités 118

XIV. Table des matières 119



Pouvons nous nous passer des autres?

 Atelier philosophie animé par Marie-Pierre Frondziak



Mai 68, deux mouvements contradictoires

Présentation d'un article à paraître dans le numéro 3 de la revue "Front populaire".


Sur les droits des animaux

 Intervention sur les droits des animaux à partir de mon livre "L'animal", éditions Bréal.

lundi 23 novembre 2020

Préface à l'édition roumaine du livre de Diego Fusaro, L'Europe et le capital

Diego Fusaro est un philosophe qui prend Marx au sérieux. Si les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, il s’agit aujourd’hui de le transformer et Diego Fusaro ne fait pas de la philosophie pour passer le temps. Il fait de la philosophie pour mieux comprendre la réalité sociale qui est la nôtre et pour aider à la transformer. Fusaro a annoncé le retour de Marx (Bentornato Marx) et dans L’Europe et le capitalisme, il montre que le spectre de Marx hante encore la vieille Europe.

Pour comprendre ce qu’est l’Union Européenne, il faut prendre la question dans toute son ampleur. L’UE est la matrice de ce que Fusaro analyse comme le « capitalisme absolu », mettant en œuvre à sa manière les catégories hégéliennes du développement de l’esprit. C’est en effet dans l’espace de l’UE que la « gouvernance économique » s’impose face au gouvernement politique, et c’est encore dans cet espace qu’est poussée l’entreprise de destruction des États-Nations au profit de la toute-puissance du capital financier. Le programme de « dépolitisation » mis en œuvre par les gouvernements d’Europe vise à éradiquer l’idée que la politique puisse quelque chose pour endiguer la puissance du capital. L’euro, monnaie unique de la majorité des pays de l’UE, exprime parfaitement la nature de l’entreprise. On a souvent l’idée que la monnaie est un instrument des échanges et comme telle, elle serait neutre. À juste titre, Fusaro montre qu’il n’en est rien : l’euro est le fondement du capitalisme absolu et loin d’être un moyen neutre, il est une arme, meurtrière, contre les peuples.

Il ne s’agit pas d’être « contre l’Europe ». Cela n’aurait aucun sens et à bien des égards il n’y a guère plus européen que les penseurs comme Diego Fusaro. Comme tous les philosophes, il est nourri de la pensée philosophique de tous les pays d’Europe, Kant, Fichte, Hegel et Marx pour la grande tradition de la philosophie idéaliste allemande, mais aussi la philosophie grecque, Descartes, Spinoza, les philosophes italiens, de Machiavel à Gramsci, et tant d’autres à qui nous sommes infiniment reconnaissants. Pour Fusaro, il s’agit de dénoncer cette « Union Européenne » entièrement occupée à la destruction des meilleures traditions de l’Europe, à la destruction des États-Nations qui lui ont donné chair et sang, à la destruction des langues européennes remplacées par une langue fonctionnelle au monde de la marchandise, le business english (le globish).

Comment rouvrir le futur ? Voilà la question épineuse, celle où l’on attend Fusaro au tournant. L’histoire n’est pas écrite d’avance car « les hommes font eux-mêmes leur propre histoire » (Marx) ou encore Le futur est nôtre (Fusaro). Mais une fois convaincus que nous pouvons agir, que faut-il faire ? Le plus important peut-être est de comprendre que les schémas politiques du passé ont perdu toute valeur. Le clivage droite/gauche, le plus souvent, fut un trompe-l’œil. Le véritable clivage est entre le haut et le bas. Et c’est résolument aux côtés de ceux du bas qu’il faut se tenir, seule position d’où l’on peut bien connaître ceux d’en haut, ces « grands » qui ont pour seule obsession de dominer le peuple (Machiavel). Diego Fusaro a soutenu le « Mouvement Cinq Etoiles » jusque dans l’alliance avec la Lega de Matteo Salvini, parce qu’il y a vu un moyen de résister au capitalisme absolu, celui que défend le « centre-gauche » du PD aussi bien que le centre-droit de Berlusconi, un moyen d’ancrer une résistance populaire de la nation italienne contre l’UE, afin de défendre les droits sociaux. Quel que soit l’avenir de la coalition, la prise de position politique de Fusaro est claire et doit être méditée par tous ceux qui combattent pour l’émancipation des travailleurs : « Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat.  Fou qui songe à ses querelles au sein du commun combat » (Louis Aragon, La Rose et le Réséda).

samedi 21 novembre 2020

Projet de travail sur la dialectique

 La philosophie est dialectique, par nature pourrait-on dire. Sous ce terme cependant on entend des choses en apparence fort diverses. La dialectique chez Platon est cette méthode du questionnement qui vise l’idée vraie. La dialectique chez Hegel est la logique elle-même en tant qu’elle exprime le mouvement de la pensée et le mouvement de l’être. Il y a une dialectique chez Aristote et Kant. Mais toutes ces « dialectiques » paraissent si différentes qu’on ne voit quelles leçons générales on en pourrait tirer. D’autant que la dialectique est souvent associée à la sophistique, c’est-à-dire à un art d’embrouiller les esprits.

Or une histoire de la dialectique nous permettrait de découvrir une unité profonde qui n’est rien d’autre que l’unité même de l’histoire de la philosophie. Ce travail mené à bien, il serait possible d’aborder les lois les plus générales de la pensée, cette logique dialectique qu’il ne s’agit pas d’opposer à la logique formelle, mais qui en constitue au contraire le fondement ultime. Ce pourrait constituer le fil directeur d’une histoire de la philosophie, renouvelant les Leçons de Hegel sur l’histoire de la philosophie.

Le travail qui suit est plus modeste. Il est le fruit des réflexions inspirées par une longue expérience de l’enseignement de la philosophie, principalement en classes de Terminale et en classes préparatoires : ce que vise l’exercice de la dissertation de philosophie, tant décrié dans certains milieux en raison de sa difficulté intrinsèque, ce n’est pas l’érudition philosophique – qu’on attendra d’un étudiant en philosophie ou d’un candidat aux concours de l’enseignement — ni la manifestation des opinions des élèves, fussent-elles critiques, c’est exercer les esprits à la pensée dialectique.

Réfléchir sur ce qu’est la dialectique, c’est tenter de penser la pensée, de définir un chemin pour « s’orienter dans la pensée », comme le disait Kant. J’avais entrepris quelque chose de ce genre dans À dire vrai qui visait à rétablir l’ambition caritative de la philosophie et à entamer une critique systématique de la « pensée procédurale » ou encore de la pensée mécanique, de cette pensée « unidimen­sionnelle » qui tend de plus en plus à s’imposer dans le monde ambiant de la modernité technologique. Cet effort recoupait largement le travail d’Herbert Marcuse dans L’homme unidimensionnel.

La première difficulté est de ne pas tomber dans les erreurs et même les errements dont le « matérialisme dialectique » nous a accablés : réduire la dialectique à quelques lois dont on doit ensuite montrer qu’elles s’appliquent dans les phénomènes sociaux, dans la nature et dans la pensée elle-même. En effet, si les lois de la nature semblent suivre les lois de la dialectique, ce n’est sans doute pas parce que la nature serait en elle-même dialectique : dire que la nature est dialectique est une affirmation dénuée de sens. C’est parce que notre pensée pour saisir les phénomènes naturels dans leur mouvement et dans leur vie est une pensée dialectique.

La seconde difficulté est d’éviter de réduire la dialectique à une méthode passe-partout, thèse, antithèse, synthèse qui n’est le plus souvent que la méthode thèse, antithèse, foutaise ! Le dépassement de la contradiction dialectique n’est pas la motion de synthèse d’un congrès radical, ni le « en même temps » qui fait cohabiter les deux termes d’une contradiction sans penser leur lien ; ce dépassement n’est pas non plus la disparation pure et simple par dissolution de la contradiction.

La troisième difficulté est d’éviter d’appeler dialectique n’importe quelle tournure de pensée pourvu qu’elle soit un peu tarabiscotée ou purement sophistique. Dans le langage courant, le dialecticien est souvent une sorte de sophiste et Kant n’a pas peu fait pour démonétiser la dialectique en nommant ainsi les apories de la raison pure quand elle excède son champ de compétence. L’obscurité de certains passages de Hegel et plus encore de philosophie allemande idéaliste post-hégélienne ont aussi contribué à cette méfiance à l’égard de la dialectique. Russell, qui fut un temps hégélien, résume l’attitude générale de la philosophie analytique : si on essaie de clarifier ses énoncés, on voit qu’elle est absurde. Cependant, il ne semble pas que Russell ait fait ce travail qui lui sembla sans doute superflu… Hegel n’a pas voulu, comme de la croire Russell, remplacer la logique traditionnelle par une logique plus personnelle. Il a cherché à comprendre le mouvement de l’esprit dans sa totalité, percevant assez nettement que la simple logique « formelle » était impuissante à le faire. Du reste, Russell et après lui Wittgenstein après avoir mis leurs espoirs dans la logique formelle ont dû constater ses limites et se remettre à faire de la philosophie qui ne soit pas un simple éclaircissement des opérations de la logique.

La quatrième difficulté est de ne pas se perdre dans l’histoire de la philosophie. Si tous les vrais philosophes sont des dialecticiens, tous n’ont pas accordé à la réflexion sur la dialectique la même importance. On a pris aussi la mauvaise habitude d’opposer la logique formelle et la logique dialectique, mauvaise habitude parce que non dialectique. La dialectique ne nie pas le principe d’identité, elle en explicite la place et le mouvement. Père putatif de la logique formelle, Aristote est pourtant un grand dialecticien et sa logique ne visait pas à remplacer la pensée par le calcul, comme le fait la logique formelle moderne, celle que l’on appelle parfois « logistique », mais bien à penser les conditions dans lesquelles se meut toute pensée.

Comme on ne peut pas faire comme si les autres n’avaient pas existé, il faudrait faire leur place aux grands philosophes et aux grandes œuvres, celles dans lesquelles on peut venir se ressourcer, celles qui ne vous font jamais défaut, et que l’on reconnaît sans être capable de donner un critère permettant de les reconnaître. En espérant que tout cela soit instructif. Mais comme nous n’avons pas pour but de réécrire l’histoire de la philosophie, nous nous contenterons de réflexions assez générales sur les sujets que propose la pensée de la pensée, laquelle est le cœur même de la philosophie.

jeudi 19 novembre 2020

Bicentenaire d'Engels: réponse à quelques questions

1/ Quelle a été l’influence de Marx sur Engels ?


Il n’est pas certain que l’on puisse aborder la question en termes d’influence. Engels reconnait qu’il n’a été que le premier violon alors que Marx était le chef d’orchestre ! Mais si Engels suit Marx dans sa « critique de l’économie politique », il a ses propres élaborations sur toute une série de questions – historiques, sociales, anthropologiques, mais aussi concernant la connaissance de l’état d’avancement des sciences de la nature. Ses travaux sur L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, ses textes sur les questions militaires ou sur La guerre des paysans sont des produits de sa propre réflexion. En même temps, dans la critique philosophique proprement dite, il laisse à Marx la conduite des opérations. La Sainte Famille, règlement de comptes avec la philosophie allemande des années 1840, bien que signée des deux amis, est presqu’entièrement l’œuvre de Marx. La critique de Proudhon et les bases du « matérialisme historique », c’est encore Marx.

2/ Inversement quelle a été l’influence d’Engels sur Marx et les marxistes ? Est-il responsable du « marxisme idéologique » comme certains le disent ?

En effet, il faudrait d’abord parler de l’influence d’Engels sur Marx. C’est Engels qui devient athée et communiste le premier. C’est lui qui s’intéresse le premier à la situation des classes laborieuses. Tout jeune (il n’a que 19 ans), il écrit Les lettres de Wuppertal qui dénoncent la misère des ouvriers allemands, alors qu’au même moment Marx, qui est plus âgé pourtant, s’intéresse à la philosophie hellénistique ! Bien souvent Engels devance Marx, tant théoriquement que dans l’engagement politique.

Répétons-le : Engels a sa propre pensée. Il n’est pas un double de Marx. En outre, entre le jeune Engels matérialiste intransigeant et le vieil Engels qui fait un retour net à la dialectique de Hegel et dénonce le « matérialisme métaphysique » des Anglais et des Français, il y a un monde.

Selon moi, le « marxisme » qui serait la pensée de « Marx-Engels » est un monstre assez improbable, un monstre qu’Engels à son corps défendant a contribué à former, mais qui est surtout devenu un dogme (une « orthodoxie ») avec Kautsky, Plekhanov et quelques autres de moindre envergure.

3/Selon Michel Henry, que vous citez beaucoup, « le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx ». Est-ce la faute d’Engels ? A-t-il dénaturé les propos de Marx ?                    

Le contresens premier est d’abord d’avoir fait du « marxisme » une grande théorie du tout ! Il y a chez Marx, et principalement dans Le Capital, une philosophie radicalement neuve et dont on n’a pas encore exploré toutes les potentialités, mais dont l’objet est apparemment très limité : la critique de l’économie politique. Engels ne peut être accusé d’avoir déformé Marx que précisément parce que l’on a voulu ne voir en lui qu’un vulgarisateur ! Mais Engels suit sa voie propre. Sa défense de la « dialectique », à partir principalement de l’Anti-Dühring est indépendante des élaborations de Marx. Bref, si on dit « Engels, c’est Marx », alors on peut dire qu’Engels dénature Marx. Mais si on se dit que « Engels, c’est Engels », on pose le problème très différemment. Reste ensuite à évaluer la philosophie d’Engels, en tant que telle, ce que j’ai tenté de faire dans mon petit livre.

Il y a effectivement toute une tradition qui rend Engels responsable de la transformation de la pensée de Marx en dogme : Lukács, Sartre, Rubel et bien d’autres ont apporté leur pierre sur le tombeau d’Engels. Leur critique philosophique d’Engels est parfois très pertinente. Mais nous sommes là dans un débat philosophique « pur », englobant ontologie et théorie de la connaissance, et tout cela n’a pas beaucoup de rapport avec la fossilisation du marxisme telle qu’on peut la trouver dans le « marxisme orthodoxe » diffusé par les partis socialistes d’avant 1914, et ensuite par les partis communistes ou même trotskistes.  

 4/ Anti-Dühring qui détaille le marxisme a été relu par Marx lui-même. Finalement, a-t-il été un vulgarisateur de Marx ?

 L’Anti-Dühring n’est pas un ouvrage de vulgarisation de la pensée de Marx, mais un ouvrage polémique dirigé contre le nommé Eugen Dühring, représentant typique de cette caste intellectuelle qui veut prendre la direction du mouvement ouvrier et le canaliser dans les voies permises par l’ordre bourgeois. Des Dühring, il y en a eu de très nombreux exemplaires depuis ! Marx a supervisé tous les chapitres concernant la critique de l’économie politique et donné son accord au reste, mais faut-il en déduire que l’Anti-Dühring est un exposé de la pensée de Marx ? C’est aller vite en besogne ! C’est un peu comme l’histoire de la traduction française du Capital par Joseph Roy : Marx l’a validée en précisant que c’était de fait un ouvrage original, distinct de la version allemande. Le compliment est fait cum grano salis !

C’est Engels qui a publié les livres II et III du Capital à partir des brouillons laissés par Marx. Mais les chercheurs de la MEGA 2 (l’association indépendante qui a repris l’édition des œuvres de Marx et Engels) ont montré que les choix d’Engels dans les manuscrits de Marx pourraient être sérieusement contestés. Il y a là tout un travail scientifique à faire qui nous mènera à réviser encore nos jugements sur les rapports Marx-Engels.

5/ La situation de la classe ouvrière en Angleterre est l’un ouvrages les plus importants d’Engels. S’agit-il d’un ouvrage majeur pour la théorie socialiste ?

Si on veut chercher les origines des pensées de Marx et d’Engels, c’est incontestablement un ouvrage important puisqu’il va contribuer à placer la classe ouvrière au centre des réflexions des deux hommes. On rappellera ici le rôle de Mary Burns devenue la compagne d’Engels qui l’a introduit dans les milieux ouvriers. Mais ce n’est pas un ouvrage majeur de la théorie socialiste. Le mouvement socialiste et communiste s’est développé d’abord indépendamment de Marx et Engels, qu’il s’agisse du socialisme français avec la figure de Proudhon, des Allemands de la Ligue des Justes ou du mouvement chartiste anglais. Quant à la théorie socialiste, Engels en donne de nombreuses versions jusqu’à la fin de sa vie avec des variantes très intéressantes : quelle place donner à la démocratie parlementaire dans le passage au socialisme ? Faut-il ou non se préparer à une confrontation violente entre les classes ? Comment penser la question nationale ? On voit qu’Engels explore des pistes stratégiques très différentes et semble même parfois se contredire puisqu’on peut trouver des textes qui soutiennent la possibilité d’une voie pacifique au socialisme et d’autres qui la réfutent. Là encore, il faut éviter de figer une pensée qui tente de saisir la diversité des conjonctures.

Denis Collin, Friedrich Engels, philosophe et savant, éditions Bréal, 2020, 120 pages


Il n'y a pas de politique scientifique

 Le «   socialisme scientifique   » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...