lundi 1 décembre 2008

Leçons sur l'histoire



Introduction: penser l'histoire

Les sociétés modernes semblent prises dans une double contrainte (double bind, disent les psychologues) qui laisse perplexe l’observateur. D’un côté, l’impératif du progrès veut nous tendre vers l’avenir, seul chargé d’une valeur positive : « du passé faisons table rase » demandent maintenant à l’unisson les conservateurs autant que les progressistes. « Il faut évoluer ! », « il faut s’adapter ! » : voilà les injonctions adressées à celui qui voudrait conserver les choses en l’état. La nostalgie du passé est transformée en « passéisme », un terme aux connotations péjoratives indiscutables. D’un autre côté, nous sommes obsédés par le passé. Nous conservons avec acharnement toutes les traces du passé, les chefs-d’œuvre comme les choses les plus communes, les palais comme les humbles masures. Les musées, jadis territoires du conservateur de musée, se transforment en parcs d’attractions. Et ils se multiplient : la moindre bourgade construit son musée des arts et traditions populaires ou son musée écologique. Les clubs de généalogie prospèrent. Pas une trace du passé ne doit être perdue. La mémoire est le maître mot et se confond avec l’histoire et notre géographie se couvre de « lieux de mémoire ». Tel Janus, le dieu romain aux deux visages, l’homme moderne regarde obstinément dans les directions à la fois, vers le temps passé dont la perte l’angoisse et vers cet avenir fascinant ou terrifiant.
C’est que l’homme est un être historique. On doit, certes, admettre que la nature a une histoire : l’univers n’est pas aujourd’hui ce qu’il était il y a 100 000 ans ou un million d’années. Les espèces vivantes ont une histoire : elles apparaissent à des moments singuliers, se transforment et disparaissent. L’immuabilité des astres et l’éternel retour du même appartiennent à des figures historiques auxquelles nous ne croyons plus guère. Mais cette histoire naturelle n’est pas celle d’êtres qui ont une histoire. Les animaux n’ont pas de rapports avec les générations passées, ils ne font qu’en reproduire, plus ou moins, les caractères biologiques hérités. Au contraire, les hommes se rapportent aux générations passées et les ancêtres jouent un rôle central dans la structuration des groupes humains. La mémoire individuelle et collective contient des récits qui se transmettent. La vie immédiate des hommes n’est pas naturelle, en ce sens qu’elle ne se rapporte pas à une nature qui demeure mais au monde humain déjà créé qui doit à la fois être conservé, transformé ou que l’on s’efforce d’effacer.
Mais la mémoire n’est pas l’histoire. L’histoire suppose déjà une pensée réfléchie, une mise en cohérence des récits du passé et l’émergence de concepts qui permettent aux hommes d’arriver à la conscience historique d’eux-mêmes, c’est-à-dire de comprendre les faits du passé en tant qu’ils sont des résultats des actions humaines. C’est pourquoi l’histoire n’est pas le passé, ni la mémoire, mais la pensée de ce devenir historique de l’humanité. Penser l’histoire, c’est donc procéder à l’analyse de la formation de cette conscience historique et la construction lente d’un discours qui n’est plus un simple récit mais se présente comme la vérité de l’homme.
Chapitre I
L’histoire est d’abord une enquête. C’est le sens du mot en grec : quand Hérodote (484-425 AC) écrit une Historia, il se veut l’histor, celui qui sait, celui qui donc peut témoigner. Le premier paragraphe de cette œuvre fondatrice de l’histoire le dit :
Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête afin que le temps n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises.[1]
Témoigner pour que le temps n’abolisse pas le passé. Voilà ce qu’est d’abord l’histoire. Mais cette connaissance des faits ne résume pas le travail de l’historien. Il lui faut aussi chercher la raison, c’est-à-dire, en suivant le texte grec au plus près, ce qui a engendré les évènements historiques. Le récit est une mise en ordre qui constitue l’histoire proprement dite.

Qu’appelle-t-on histoire ?

C’est que l’histoire en effet se présente sous une double face. On a coutume de dire que le mot a deux sens : la réalité de l’ensemble des évènements passés et la connaissance que nous avons de cette réalité. Il faudrait donc éviter de confondre les deux plans et même on pourrait employer deux termes différents.
L’homme, être historique
En allemand, il y a deux termes : Historie qui désigne la connaissance des faits et Geschichte pour l’histoire qui advient. Cette façon de voir satisfait notre goût des classements et la revendication de l’unicité de sens des mots sans laquelle nous serions voués à la confusion, au malentendu et à l’erreur. Mais même en allemand, les choses ne sont pas aussi claires. Les Allemands utilisent aussi Geschichte pour parler de la connaissance historique. Si un Historiker est bien un spécialiste de l’histoire, historisch est très souvent employé comme un synonyme de Geschichtlich. Pour Hegel (1770-1831), cette distinction n’a pratiquement aucun sens. L’histoire est philosophique parce qu’on ne peut pas comprendre les évènements du passé sans en chercher la raison immanente (voir chapitre III). C’est que la distinction entre la réalité et sa connaissance convient mal pour l’histoire. On peut en effet admettre que la nature existe indépendamment de sa connaissance : le réquisit de la physique est que la nature physique existe en dehors de nous, indépendamment de la connaissance que nous en avons. Il n’en va pas de même pour les hommes. Sans la conscience d’être « historiques », c’est-à-dire sans ce rapport si particulier avec la mémoire et le récit de leur propre passé, les hommes n’existeraient que comme les choses de la nature. Mais si l’homme est un être historique, ce n’est pas un caractère qui s’ajouterait à ses caractères naturels (mammifère plantigrade, etc.), c’est parce qu’il est esprit et existe « pour soi », pour reprendre une expression de Hegel.
Histoire et évènement
Autrement dit, les hommes n’ont une histoire que parce qu’ils la pensent et la racontent. Mais cette nécessité de raconter l’histoire tient à une autre raison. Sans le récit, les évènements du passé sont irrémédiablement perdus, car ce qui fait que l’existence humaine est proprement historique, c’est qu’elle est constituée d’évènements absolument singuliers, d’évènements qui ne se répètent pas. Rien ne se répète à l’identique – Marx (1818-1883) dit ironiquement que l’histoire se répète toujours deux fois, la première comme tragédie et la seconde comme farce. À la différence des processus physiques, l’évènement historique est un imprédictible et personne n’a de maîtrise sur le cours de l’histoire. Certes, les hommes sont les sujets de l’histoire en ce sens qu’ils agissent en fonction de leurs désirs et des calculs qu’ils effectuent en vue d’atteindre leurs propres objectifs : on pourrait se dire qu’en connaissant la nature humaine et les lois de ces calculs humains, il serait possible de prédire le futur. Mais même si l’action ou la réaction des individus étaient susceptible de prédiction, l’action de chaque individu entre en collision avec les actions des autres hommes et le cours des choses naturelles, ce qui fait que, comme le dit Engels (1820-1895), ce qui advient dans l’histoire, c’est ce que personne n’a voulu.

Histoire naturelle et histoire humaine

Précisons : quand on parle d’histoire naturelle, on n’emploie pas seulement le mot « histoire » dans son sens grec d’enquête – comme dans l’Histoire des animaux d’Aristote (382-322 a.c.). Depuis le xviiie siècle, on a largement admis que la nature ne pouvait être conçue simplement sur le mode de l’éternelle répétition du même. Kant (1724-1804) entame pratiquement sa carrière philosophique avec une Histoire de la nature et théorie du ciel, qui vise deux objectifs :
Découvrir le lien systématique qui réunit, dans toute l’étendue de l’infinité, les éléments de grande dimension de la création, déduire la formation des corps célestes eux-mêmes et l’origine de leur mouvement, à partir du premier état de la nature au moyen de lois mécaniques … [2]
L’immense Histoire naturelle de Buffon (1707-1788), qui couvre la géologie, l’ensemble du vivant et même la démographie humaine, prend en compte cette dimension historique. Buffon est l’un des premiers à affirmer que l’âge de la Terre est de loin supérieur à celui que donnait la Bible et que les fossiles sont des témoins d’espèces aujourd’hui disparues. Charles Lyell (1797-1875) pour la géologie, Lamarck (1744-1829) et Darwin (1809-1882) pour le vivant, les développements contemporains de l’astronomie permettent de commencer à construire une histoire scientifique de la nature.
Un courant important de scientifiques et de philosophes tente de réinsérer l’histoire humaine dans l’histoire naturelle, la culture et la technique humaines apparaissant alors comme autant de moyens utilisés par notre espèce pour s’adapter aux modifications de l’environnement.
Cependant, cette naturalisation de l’histoire humaine – dont de multiples versions ont été données, des plus sympathiques aux plus effrayantes – se heurte à la réalité anthropologique de l’homme. Freud (1856-1939) souligne le conflit indépassable entre la culture et la poussée individuelle à la liberté :
La poussée à la liberté se dirige donc contre des formes et des revendications déterminées de la culture ou bien contre la culture en général. Il ne semble pas qu’en exerçant une quelconque influence on puisse amener l’homme à muer sa natureen celle d’un termite, il défendra sans doute toujours sa revendication de liberté individuelle contre la volonté de la masse.[3]
L’histoire naturelle traite de la dynamique des choses inertes ou de l’évolution des espèces. Mais l’histoire humaine n’est pas réductible à une histoire de l’espèce : elle est constituée par l’action des individus qui partent de leurs propres buts, jugent d’après leur propre décret et ne peuvent être réduits à des pantins qui seraient mus par un manipulateur tout puissant ou par une machinerie ingénieuse. Il en est précisément ainsi parce que leur histoire ne leur est pas en quelque sorte extérieure, elle n’est pas un point de vue en surplomb de leur propre action, mais elle est leur histoire, pensée et réfléchie dans leurs esprits individuels.
Certes, cette liberté n’est pas absolue. Les individus sont pris dans des situations qu’ils n’ont pas créées, ils n’agissent jamais en faisant table rase du passé. Les conditions de leur action, ils les trouvent toutes faites, produites par l’action des générations passées. Mais il s’agit seulement d’un conditionnement et non d’une détermination analogue à la causalité naturelle. Sans doute les conditions matérielles et politiques expliquent-elles partiellement pourquoi un peuple de pasteurs et de nomades installé sur les terres de Canaan invente une nouvelle religion monothéiste. Mais sur la base de ces conditions, de multiples possibilités s’offraient à ces hommes, y compris celle de ne pas inventer une religion monothéiste avec un Dieu aussi abstrait que celui de la Torah[4]. Les institutions sociales, celles qui donnent sang et chair à l’histoire humaine, peuvent être considérées comme les créations d’une imagination radicale, ainsi que le soutient Cornélius Castoriadis (1922-1998).[5]
L’homme ne peut exister que dans un monde construit par les hommes, un monde où il peut se retrouver lui-même, un monde où les œuvres d’art manifestent objectivement, c’est-à-dire face à la subjectivité de chaque individu la réalité de l’esprit humain. Que l’homme soit un être « social historique » et qu’il soit un fabricant d’œuvres d’art, ce sont là deux caractères qui n’en font peut-être qu’un seul et constituent la matière même de l’histoire. L’histoire ne serait alors qu’une des modalités, peut-être la plus importante, selon lesquelles l’homme se réfléchit lui-même.
C’est encore cette historicité propre à l’homme que Nietzsche (1844-1900) souligne au début de sa seconde Considération inactuelle :
L’animal, en effet, vit de manière non historique : il se résout entièrement dans le présent comme un chiffre qui se divise sans laisser de reste singulier, il ne sait simuler, ne cache rien et apparaissant à chaque seconde tel qu’il est, ne peut donc être que sincère. L’homme, en revanche, s’arc-boute contre la charge toujours plus écrasante du passé, qui le jette à terre ou le couche sur le flanc, qui entrave sa marche comme un obscur et invisible fardeau.[6]
Notons cependant que la manière dont Nietzsche pose la question de l’historicité de l’être humain est pratiquement opposée à la précédente. Là où l’histoire est comprise comme la manifestation de la liberté humaine, Nietzsche y voit un fardeau. Parvenue à un certain degré, la « rumination historique » peut tuer l’individu comme le peuple. L’amnésie est terrible : le sujet ne sait plus qui il est. Mais ne rien oublier serait peut-être encore plus insupportable : l’oubli est aussi vital que la mémoire. Il en va de même pour l’histoire : privés d’histoire les hommes cesseraient d’être humains, mais ils doivent aussi savoir tourner la page, « laisser les morts enterrer leurs morts » et tenter de s’arracher à l’histoire.

La préhistoire de l’histoire

Pour cette raison, celui qui veut « penser l’histoire » ne peut se limiter à l’histoire savante, celle que nous avons hérité des Grecs (Hérodote, Thucydide, Polybe) et des Romains (Tite-Live, Salluste, etc.). L’épopée, ces vastes récits des origines dont chaque civilisation se dote, appartiennent à une véritable protohistoire.

Une protohistoire ?

L’épopée de Gilgamesh[7] pour la civilisation mésopotamienne, l’Iliade et l’Odyssée pour la Grèce appartiennent à ce genre. Mais les livres sacrés comme la Torah (la première partie de la Bible hébraïque) pour les Juifs ou le Mahâbhârata pour les Hindous, s’ils comportent une dimension religieuse essentielle sont aussi des récits qui établissent l’histoire à partir de laquelle un peuple peut se penser. Otto Bauer (1882-1950) définissait une nation comme « une communauté de vie et de destin ». Le « récit des origines » qu’on retrouve dans ces œuvres est précisément ce par quoi les membres de la nation apprennent ce qu’est cette communauté de vie et de destin.
La Torah (appelée également Pentateuque parce qu’elle regroupe « les cinq livres de Moïse ») raconte l’histoire du peuple d’Israël depuis la création du monde jusqu’aux adieux de Moïse au peuple d’Israël. Les livres des « premiers prophètes » racontent la suite de cette histoire, de la traversée du Jourdain et la conquête de Canaan à l’ascension et à la chute des royaumes israélites. Seuls les livres des « derniers prophètes » et les « Écrits » contiennent des textes à valeur purement morale et religieuse, où la dimension historique disparaît pratiquement.
On peut aborder la lecture de la Bible uniquement à partir de sa valeur spirituelle en considérant les histoires qu’elle raconte comme des paraboles dont l’interprète doit dégager la signification. Ainsi, Spinoza (1632-1577) considère ainsi qu’il s’agit de récits qui visent à instruire le vulgaire en frappant l’imagination. Mais on peut aussi les considérer comme l’invention d’une histoire qui donne à un peuple un passé commun glorieux, qui lui donne son unité et sa réalité spirituelle. Peu importe alors la vérité factuelle. Les historiens et les archéologues n’ont pas trouvé trace du voyage d’Abraham conduisant sa famille d’Ur vers les terres de Canaan. Pas plus de traces sérieuses pour attester le caractère historique de la sortie d’Égypte sous la direction de Moïse.[8] Ce n’est pas pour autant un ensemble de fables ou de contes. On pourrait parler de « légende » : la légende désigne ce qui est à lire ou dire. Le mot « légende » est d’abord employé pour désigner le récit de la vie des saints, ce qui est « legendum », « à lire ». La légende d’une carte ou d’un dessin indique ce qui doit être lu sur cette carte ou ce dessin pour qu’il ait du sens.
Histoire et écriture de l’histoire
On fait remonter l’histoire à l’écriture – c’est l’invention de l’écriture qui permet d’opérer la séparation entre préhistoire et histoire. Avant l’invention de l’écriture, nous ne disposons pas de documents qui permettent d’aller au-delà des conjectures que permettent de formuler les vestiges archéologiques de l’habitat, des outils, des objets fabriqués. Au contraire, les tablettes sumériennes ou les écrits des scribes égyptiens nous donnent une vision parfois presque claire de ces civilisations disparues il y a si longtemps. Mais l’écriture ne nous laisse pas seulement des documents, elle nous laisse l’écriture de l’histoire, même quand cette histoire est très largement mythique.
Peut-être faut-il élargir le propos et ne pas s’en tenir à ces données qui creusent trop la rupture instituée par la révolution de l’écriture. L’histoire se donne dans des textes, mais ce ne sont pas seulement des textes écrits. D’une part, ce qui est écrit a souvent vécu très longtemps auparavant sous une forme orale et l’on peut considérer que la tradition orale fonctionne longtemps à la manière du texte écrit. D’autre part, le rapport au récit historique n’est pas seulement langagier. Les œuvres d’art, monuments, statues, etc., mais plus généralement toutes les œuvres durables de l’activité humaine fonctionnent comme des marques où les hommes peuvent « lire » l’histoire des générations passées.
L’inscription des sociétés humaines dans l’histoire n’est sans doute pas d’abord ce qu’elle deviendra plus tard, une recherche des enseignements de l’histoire basée sur une connaissance aussi exacte que possible des faits. Les textes sacrés des grandes civilisations comme les mythes sont des histoires des origines. Chaque peuple, chaque civilisation, trouve dans ces récits l’explication de ce qu’il est, de ses lois, de ses mœurs ou de sa langue. Si l’on considère l’histoire comme nous la considérons aujourd’hui, c’est-à-dire depuis la fin du xixe siècle, comme une science humaine ou sociale, la recherche des origines n’a guère de sens : l’origine est toujours mythique – Marc Bloch (1886-1944) dénonçait « l’obsession des origines ». Il ne s’agit pas seulement de savoir si l’Exode a réellement eu lieu ou si le père de tous les membres de la tribu est un léopard ou un ours. Même quand l’origine se donne comme réalité historique, elle est une reconstitution en vue de produire un récit des origines. Longtemps dans les écoles de la République française, les enfants durent apprendre « nos ancêtres les Gaulois ». Mais les ancêtres des Français ne sont pas plus des Gaulois que des Romains, des Germains, des Arabes, etc. Au demeurant les populations celtiques que les Romains appelaient Gaulois étaient elles-mêmes des populations récemment installées sur le territoire de la Gaule. Ainsi que le montre Claude Nicolet[9], la question des origines fut l’objet d’une longue bataille entre historiens, mais aussi et surtout une bataille politique. La noblesse française se prétendait la descendante des guerriers francs (donc des « germains ») et tenait les paysans et plus généralement les roturiers pour les descendants des gallo-romains vaincus. Cette victoire originelle devait légitimer les privilèges de la noblesse comme une race dominante, une domination fondée sur le principe du sang. C’est seulement à la fin du xixe siècle, notamment avec le Second Empire et la volonté de Napoléon iii de faire de Vercingétorix un héros national et du site archéologique d’Alise Sainte Reine le lieu présumé de la bataille d’Alésia que les Gaulois sont véritablement érigés en ancêtres de la nation. Que la nation soit une nation gauloise et non une nation issue des peuples germaniques comme les Francs, cela avait évidemment une importance politique capitale au moment où la rivalité franco-allemande était devenue le problème majeur en Europe, et ce indépendamment de la vérité historique objective.
On pourrait ainsi multiplier les exemples de ces mythes originels. Toutes les questions de datation renvoient à des mythes concurrents. Quand commence donc l’histoire de France proprement dite ? Est-ce avec le baptême de Clovis, ce rois des Francs dont le nom est germanique (« Chlodwig », c’est-à-dire l’illustre combattant) ? Est-ce avec le traité de Verdun où les petits-fils de Charlemagne se partagent l’empire carolingien entre la Francie occidentale qui deviendra « royaume de France » en 1205, la Francie médiane qui deviendra la Lotharingie et la Francie orientale qui forme le noyau du futur « Saint-Empire Romain germanique » ? Est-ce encore l’avènement de la dynastie capétienne qui impose la règle de la primogéniture et met fin au partage des royaumes à la mort du père selon la vieille tradition franque ? Mais peut-être pourrait-on encore penser que ce conglomérat de provinces aux coutumes et aux langues différentes, réunies de force sous la coupe des descendants d’Hugues Capet ne devient véritablement une nation que lors de la « levée en masse » de 1792 et de la très symbolique bataille de Valmy où l’armée des sans-culottes repousse les monarchies coalisées de toute l’Europe au cri de « Vive la nation ! » ? Il y a autant d’origines que de points de vue, que de rapports subjectifs à la tradition, tout simplement parce que, du point de vue d’une histoire objective, il n’y a pas d’origine !
Il ne faut pas penser que cette manière de procéder serait propre à des historiens qui méconnaissent encore les méthodes de recherche de la vérité en histoire et restent guidés par la volonté de montrer comme la Fortune a veillé sur le destin de Rome. Un grand historien allemand du xxe siècle, Ernst Kantorowicz (1895-1965) consacre en 1927 un important ouvrage à L’Empereur Frédéric II, un livre à la gloire de l’Empereur qui a permis par la fusion des divers peuples germaniques de « donner naissance à l’Allemand, cette créature unique qui contient en elle l’univers »[10]. L’érudition austère d’un grand médiéviste produit ici un « mythe national » dont l’utilisation politique effraiera un peu plus tard son auteur, d’origine juive, contraint à quitter l’Allemagne et qui refusera, après la seconde guerre mondiale, de faire rééditer son livre, « écrit dans l’excitation des années vingt, avec tous ses espoirs en un triomphe de l’Allemagne cachée et une rénovation du peuple allemand par la contemplation de son plus grand empereur »[11].

L’invention de la tradition et l’esprit du temps

Des « traditions » qui semblent anciennes ou se proclament comme telles ont souvent une origine très récentes et sont parfois inventées. […]
Les « traditions inventées » désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé historique approprié.[13]
Si nous poursuivons cette inspiration, nous pouvons comprendre pourquoi chaque époque, chaque peuple invente sa tradition et écrit ainsi son histoire. Hobsbawm montre l’importance de ce processus dans les dernières décennies du « long xixe siècle ». Les transformations sociales et institutionnelles dans les États anciens, les révolutions, le surgissement d’États nouveaux, comme l’Italie unifiée sous la direction de la maison de Savoie ou l’Allemagne de Bismarck, conduisent à la « production de masse des traditions ». Les symboles, effigies, drapeaux, hymnes nationaux, les commémorations – la prise de la Bastille, le jour de l’Indépendance aux États-Unis – visent à inscrire le peuple dans une histoire qui légitime les institutions en place et assure la cohésion sociale.
Il y a, pourrait-on dire, un « besoin d’histoire ». Le mouvement ouvrier qui se développe à partir de la moitié du xixe siècle invente, lui aussi, ses traditions : le 1er mai, le drapeau rouge, etc. Les nations en formation, par exemple celles qui se libèrent ou cherchent à se libérer de la colonisation ou d’une domination étrangère, se cherchent une histoire en rattachant à leur présent un passé dont on pourrait discuter la légitimité du point de vue d’une histoire objective, puisque précisément cette histoire concerne des nations qui n’existaient pas encore. Il ne s’agit pas à proprement parler d’invention, mais d’une appropriation nationale de l’histoire, un peu à la manière dont les Gaulois ont été transformés en ancêtres de la France au point de lui fournir un de ses symboles.
Là encore, on tentera de distinguer cette histoire construite, qui s’incruste dans la conscience collective d’une nation ou d’une classe, de l’histoire objective narrée par les historiens guidés par le souci d’objectivité et vérité. Pourtant cette distinction n’est pas si simple à établir. Hérodote voulait que les exploits tant des Grecs que des Barbares ne soient pas perdus. Pourtant, il ajoutait, concernant les responsabilités des uns et autres quant au déclenchement du conflit entre les Perses et les Grecs :
Quant à moi, là-dessus, je ne vais me prononcer ni pour ni contre. Mais je sais bien moi-même quel fut l’agresseur des Grecs et je le dirai.[14]
Son histoire est donc située clairement. Elle prend place dans une culture et une tradition à un moment donné. Et pourtant elle reste comme un des grands textes qui longtemps ont donné le modèle de ce que devait être le travail de l’historien impartial. Plus près de nous, les élèves des écoles ont d’abord appris l’histoire nationale et l’histoire du monde n’était vue, finalement, que relativement à cette histoire nationale. Les manuels d’Albert Malet et Jules Isaac (1877-1963) qui ont formé des générations de jeunes gens exaltaient la nation française et sa grandeur et pourtant n’étaient pas des livres de propagande : la vérité historique y trouvait son compte et les défaites ou les fautes des chefs n’étaient pas masquées. Si aujourd’hui, on cherche à enseigner d’abord une histoire plus globale, moins centrée sur la nation, si on prépare, par exemple, un manuel commun franco-allemand, ce n’est nullement un hasard ni le pur produit d’un progrès de l’objectivité historique. C’est tout simplement que la situation politique en Europe et dans le monde n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était dans la première moitié du xxe siècle et que l’on espère que l’éducation par l’enseignement de l’histoire contribuera à former une nouvelle conscience européenne. L’histoire est toujours une expression de « l’esprit du temps », pour reprendre encore une formule de Hegel, qui fait remarquer que « ce que l’historien présente comme l’esprit d’une époque risque d’être son propre esprit érigé en maître. »[15]

L’histoire comme genre littéraire

Ainsi l’histoire, sous toutes ses formes, est d’abord récit. Un récit plus ou moins véridique, un récit formalisé selon les canons de l’ouvrage d’histoire au premier chef, mais aussi le récit du guide pour des touristes visitant un monument, un récit que chacun peut se raconter quand il se promène dans des lieux familiers, un récit familial quand les parents ou les grands-parents racontent leur propre histoire et leur participation éventuelle aux évènements qui ont marqué l’histoire du pays. L’histoire se livre par des témoignages dont l’historien devra reconstituer la trame d’ensemble pour produire une narration.
Significativement, Paul Ricœur (1913-2006) fait découler récit historique et récit de fiction de la même matrice. Il s’agit pour lui « d’affirmer l’identité structurale entre l’historiographie et le récit de fiction »[16]. Ricœur prend ici le mot « historiographie » dans son sens le plus strict, « écriture de l’histoire » en général.
Temps humain et narration
L’objet propre de l’histoire est le temps humain. L’histoire, au sens strict, vise à la connaissance de ce qui n’existe plus. Certes, on peut définir une scientificité de l’histoire (voir chapitre v) mais cette scientificité est fondamentalement différente de celle qui concerne des objets existants, qu’il s’agisse des sciences du monde physique ou des sciences humaines. C’est cette spécificité qui explique qu’entre le récit historique et le récit de fiction les différences formelles apparaissent finalement très minces. L’historien Tite-Live et le poète Corneille (1606-1684) racontent la même histoire des Horaces et des Curiaces. Tout se passe un peu comme si Tite-Live avait écrit le scénario dont Corneille écrit les dialogues ! Entre la pure fiction et l’histoire, il n’existe pas de distinction toujours bien nette. De nombreux romanciers, hommes de théâtre, cinéastes ont fait de l’histoire la matière même de leur œuvre. C’est particulièrement net chez Shakespeare (1564-1616) dans la littérature romantique du xixe siècle (Hugo, Dumas). Et cette similitude ne doit rien au hasard.
Pour comprendre cette proximité, on peut faire un retour à Aristote. On dit couramment qu’Aristote définit l’art comme « imitation » (mimesis) et on en déduit une règle de l’art qui est l’imitation de la nature : par exemple, le peintre doit, tel Zeuxis peindre des raisins si ressemblants que les oiseaux viennent les picorer ! Mais cette manière de comprendre Aristote induit en erreur : l’artiste n’aurait finalement qu’à reproduire la nature et, évidemment, la copie serait toujours moins bonne que l’original. Il est sans doute préférable de suivre les traducteurs modernes qui rendent le sens de mimesis par « représentation ».[17] Cela permet de mieux comprendre ce qu’Aristote veut dire quand, dans la Poétique, il affirme que l’art poétique est aussi mimesis : toutes les espèces d’œuvres poétiques, tragédie, comédie, poésie dithyrambique, etc., sont des « imitations » ou des représentations qui doivent constituer des « fables » (muthos) ou, comme Ricœur le traduit, des intrigues. Le poète, dans l’intrigue, représente des actions.  Aristote essaie de fixer les règles de l’art de la représentation, mais au fond tout récit procède de cette manière : « mise en intrigue » qui aboutit à une représentation des actions. C’est pourquoi, après avoir défini les diverses genres qui ressortissent à l’art poétique, Aristote en vient à poser la question de la différence entre le poète et l’historien.
Il est évident, d’après ce qui précède, que l’affaire du poète, ce n’est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité.
En effet, la différence entre l’historien et le poète ne consiste pas en ce que l’un écrit en vers, et l’autre en prose. Quand l’ouvrage d’Hérodote serait écrit en vers, ce n’en serait pas moins une histoire, indépendamment de la question de vers ou de prose. Cette différence consiste en ce que l’un parle de ce qui est arrivé, et l’autre de ce qui aurait pu arriver.[18]
Cette différence, très importante, évidemment, souligne en même temps la proximité de l’historien et du poète tragique ou comique et, pourrait-on dire, l’unité structurelle de leurs productions (poiêsis en grec renvoie à la fabrication productrice d’un objet). Dans les deux cas, il s’agit de représenter des actions, soit réelles (dans le cas de l’historien) soit simplement possibles (dans le cas du poète) et les représenter selon certaines règles de cohérence, selon des liens qui définissent précisément l’ensemble de ces actions comme une intrigue, une unité qui a un début, un milieu et une fin, ainsi que le dit encore Aristote.
Il faut donc déterminer ce qu’est cet objet particulier, les actions, qu’il s’agit de représenter. Il faut tout d’abord distinguer action et simple mouvement physique comme deux domaines différents. On ne parlera pas d’action pour les mouvements des choses de la nature. En général, on rapporte l’action à des sujets humains (ou à des sujets assimilés à des humains, comme les animaux dans les fables). On dit généralement que l’action se définit par des buts que le sujet anticipe la réalisation. Une action a également des motifs qui peuvent servir d’explication causale aux actions. Enfin les actions doivent pouvoir se rapporter au sujet comme ses actions ; le sujet est alors un agent responsable de ses actions. La question se complique cependant : pour parler d’action, il faut être capable de saisir tout ce qui est pertinent du point de vue de l’action. Par exemple, la respiration du héros ne fait pas partie de ses actions ; mais cette respiration s’accélère en raison de la peur ou de l’émotion, cet élément qui au sens strict n’est pas une action lui est cependant liée. Parler de l’action, c’est donc être capable non pas seulement de définir un concept de l’action, mais comme le dit Ricœur, de saisir un « réseau conceptuel ».
S’il y a action, il y a également passion. Si un sujet agit sur un autre, l’autre en pâtit. Mais, comme le fait encore remarquer Ricœur, le récit n’est pas simplement une suite de phrases d’action, « il y ajoute des traits discursifs » qui sont précisément ceux qui permettent de produire un discours proprement narratif. Quand on raconte une histoire, toutes les actions sont liées entre elles par des liens qui représentent l’ordre temporel. Ainsi que le dit Ricœur, « l’ordre syntagmatique du discours implique le caractère irréductiblement diachronique de toute histoire racontée. »[19]
Il y a donc bien une structure commune au récit de fiction et au récit historique, celle de la narration qui permet de produire une représentation du temps, c’est-à-dire de rendre présente à l’esprit la dimension historique de l’esprit humain.

Œuvres littéraires et œuvres historiques

Si on veut bien admettre avec Aristote que la poésie est imitation ou représentation, toute poésie n’est pas narrative, c’est-à-dire que toute poésie ne représente pas des actions. La poésie peut représenter les sentiments humains, des images, etc. Mais la poésie épique, la comédie et la tragédie appartiennent bien à ce genre narratif, tout comme cette invention beaucoup plus tardive qu’est le roman. Elles racontent une histoire et peuvent fusionner avec le récit historique lui-même. L’histoire peut servir d’arrière-plan à un récit de fiction – en fait, la plupart des fictions doivent plus ou moins être situées historiquement. Les descriptions, les conditions de l’action suffisent à définir cet arrière-plan. Mais loin d’être un décor, l’histoire peut occuper une place bien plus grande au point d’être le véritable sujet de l’action fictive : la fiction sert à mettre en scène une certaine représentation de l’histoire, par exemple dans Quatre vingt treize de Victor Hugo.
L’indistinction relative entre histoire et récit littéraire est particulièrement remarquable dans les mémoires qui entremêlent les souvenirs de l’auteur et les souvenirs des évènements historiques. On peut citer ici l’immense valeur historique que présentent les récits de Primo Levi (Si c’est un homme) ou de Robert Anthelme (L’espèce humaine) quant à la connaissance de la réalité des camps d’extermination. La biographie, elle aussi, est tout à la fois un genre littéraire et une œuvre d’histoire.
Une œuvre d’histoire peut aussi avoir une valeur littéraire propre : le style, la manière dont la vie des personnages est rendue ou la précision des descriptions, le souffle qui est donné à l’action, ce sont autant d’éléments qui concourent à distinguer les grands historiens du simple historien académique. Pensons ici à l’œuvre de Michelet qui appartient peut-être autant à la littérature romantique qu’à l’histoire.
Cette proximité de la littérature et de l’histoire ne va pas sans poser de nombreux problèmes. On peut confondre une biographie proprement historique et une biographie romancée. Les débats français du xviie siècle posent également ce problème : si l’auteur dramatique doit obéir aux règles de la tragédie classique, il doit mettre en scène une intrigue conforme à la vérité historique. La question ensuite est de savoir jusqu’à quel point il peut s’écarter de la vérité historique pour rester conforme aux exigences de l’art dramatique.
Or cette question n’est pas limitée à l’œuvre littéraire qui se veut véridique historiquement ; elle est posée également à l’historien confronté à la nécessité de la mise en récit de l’histoire.

Propos d’étape

L’histoire nous apparaît donc inséparable de la constitution de toute cette mémoire collective qui fait en quelque sorte le ciment des sociétés humaines. Or cette mémoire collective, qui inscrit l’homme dans le temps, s’exprime par des récits. Cette première approche, cependant, ne fait que nous amener vers notre sujet. Si l’homme est un être historique, ce n’est pas seulement parce qu’il vit dans l’ombre du passé, c’est aussi qu’il est tourné vers l’avenir. L’histoire est indissociablement liée à l’action au présent et à une action qui n’est telle que parce qu’elle est orientée vers le futur.

La leçon de l’histoire

L’histoire est objet de méditation. Elle n’est pas seulement ce par quoi le temps devient humain (pour reprendre l’expression de Paul Ricœur). Du récit on passe à la réflexion et à la méditation. Mais aussi à l’action. L’histoire est censée délivrer des leçons. Elle fournit des exemples à suivre. Comme l’imitation de Jésus-Christ et les vies des saints servent à la formation de l’homme pieux, l’imitation des grands hommes sert à la formation de ceux qui aspirent au pouvoir et à la gloire. Il y a donc une histoire édifiante.
Penser l’histoire, c’est aussi connaître dans leurs diverses configurations les actions humaines. Si le récit historique doit être le plus exact possible, c’est parce que cette connaissance exacte est une nécessité pour qui veut agir, comme homme politique, comme stratège ou comme conseiller des princes.
Les grands historiens de l’Antiquité, d’Hérodote à Salluste (86-35 a.c.) considèrent toujours l’histoire sous l’angle de la vie politique et de la formation de l’homme politique. L’histoire donne des leçons, c’est-à-dire quelque chose qui doit être enseigné. L’exigence de vérité de ces historiens est indissociable de cette pédagogie.
Histoire et philosophie politique : la leçon de Polybe
Polybe (vers 208 – vers 122 a.c.), d’origine grecque, il est retenu en otage à Rome et écrit l’histoire de l’ascension de la puissance romaine. Il soutient une exigence de vérité historique intransigeante : « la pire faute en histoire, c’est le mensonge », dit-il[20]. C’est qu’en effet, l’histoire « qui manque à la vérité ne mérite plus le nom d’histoire. » Elle ne sert à rien, elle est « un récit parfaitement inutile. » À partir de l’expérience de l’histoire romaine, il en vient à formuler l’idéal d’un « gouvernement mixte », c’est-à-dire un gouvernement combinant la monarchie, la démocratie et l’aristocratie. Aristote avait déjà formulé cette proposition, mais chez Polybe, elle découle des leçons de l’histoire. Il s’agit de montrer « tout le profit que les gens désireux de s'instruire peuvent tirer de l'histoire pragmatique. »[21]
Ce qui est réellement éducatif et bénéfique pour ceux qui étudient l’histoire est la vue claire des causes des évènements et le pouvoir qui découle de choisir la meilleure politique dans un cas particulier.[22]
Après avoir étudié les divers types de constitutions (gouvernement royal, aristocratie, démocratie et tyrannie, oligarchie et gouvernement de la foule), Polybe montre qu’aucune n’est stable :
La forme primitive, spontanée et naturelle est la monarchie ; puis vient la royauté, qui en dérive, mais qui la corrige et en redresse les défauts ; si elle se transforme en un régime voisin, mais dégénéré, celui de la tyrannie, leur ruine donne naissance à l'aristocratie ; quand celle-ci à son tour tombe fatalement dans l’oligarchie, le peuple s’irrite et fait porter aux grands la peine de leurs méfaits : c’est alors que naît la démocratie ; mais quand à la longue viennent à sévir les violences populaires et qu'on cesse de respecter les lois, c'est l'avènement de la démagogie. On reconnaîtra avec évidence la vérité de tout ce que je viens de dire, si l'on considère les origines, la genèse et l'évolution naturelle de ces différents régimes ; il faut savoir comment chacun d’eux s'est formé, pour pouvoir en saisir le développement, l'apogée, les transformations, et pour prévoir l'époque, les causes et les circonstances de sa fin. C’est surtout à l'étude de la constitution de Rome que j'ai résolu d'appliquer cette méthode, parce que sa formation et ses progrès ont toujours été conformes aux lois de la nature.[23]
Autrement dit, l’étude de l’histoire permet de déterminer des lois de l’histoire (analogues aux lois de la nature) qui permettent de prévoir la fin d’un régime politique particulier. Mais surtout, elle permet de formuler des remèdes.
Or il en est de même pour les formes de gouvernement : chacune contient en soi un germe corrupteur que la nature y a placé ; pour la royauté, c’est la monarchie ; pour l’aristocratie, l’oligarchie ; pour la démocratie, la démagogie et ses fureurs ; et il est impossible, dans chacun de ces cas, que la première forme ne finisse pas par dégénérer en la seconde, comme je l’ai montré précédemment. C’est ce qu’avait vu Lycurgue ; aussi n’a-t-il pas établi une constitution simple et uniforme ; mais il a combiné toutes les qualités et les propriétés des meilleurs régimes, pour qu’aucun d’eux, prenant une prépondérance excessive, ne tombât dans le défaut qui lui est inhérent il a voulu compenser l’action de chacun par celle des autres, pour éviter que l’un d’eux ne rompît l’équilibre et ne fît pencher la balance de son côté ; cet équilibre, il l’a établi et maintenu par le jeu des forces contraires il a gouverné l’État comme un navire que des mouvements en sens divers tiennent d’aplomb sur l’eau.[24]
Ainsi l’étude de l’histoire vient-elle donner consistance aux enseignements de la philosophie politique puisées dans la tradition grecque.

Les historiens romains et la République

Ce caractère politique pratique de l’histoire se retrouve chez les grands historiens romains. L’histoire est formatrice et normative. Les premiers historiens, rappelle Cicéron, se contentent de tenir des annales, de simples enregistrements des évènements courants, l’histoire ne peut jouer un rôle politique que si elle est écrite par les spécialistes, c’est-à-dire par les orateurs. Salluste compare le mérite de l’historien à celui de l’homme public dévoué au bien de la cité :
Il est beau de servir l’Etat par de belles actions, mais bien raconter ces actions n’est pas un mince mérite ; on peut conquérir l’illustration par les travaux de la paix comme par ceux de la guerre ; et les héros, comme leurs historiens, sont nombreux à mériter l’éloge.[25]
Tite-Live fixe clairement l’objectif de l’histoire :
Le principal et le plus salutaire avantage de l’histoire, c’est d’exposer à vos regards, dans un cadre lumineux, des enseignements de toute nature qui semblent vous dire : Voici ce que tu dois faire dans ton intérêt, dans celui de la république; ce que tu dois éviter, car il y a honte à le concevoir, honte à l’accomplir.[26]
Mais ces historiens de l’époque républicaine ou du début de l’empire savent subordonner cet objectif proprement politique de l’écriture historique à la recherche de la vérité. Les recherches les plus récentes ont montré que Tite-Live avait certainement eu accès aux meilleures sources et que son travail d’historien reste remarquable, aujourd’hui encore. Et surtout, on ne doit pas réduire leur ambition normative à l’édification morale ou moralisante ou à propagande politique. Au contraire, l’histoire est ici le point de départ d’une plus vaste réflexion qui concerne la nature du gouvernement (comme on l’a vu avec Polybe) mais va souvent bien au-delà.
Cicéron avec son De Republica écrit peut-être la synthèse la plus achevée entre l’histoire et la philosophie. Ce dialogue « sur la meilleure Constitution et sur le meilleur homme d'État » se présente comme un dialogue fictif qui met en scène des ancêtres éminents comme Scipion Émilien. Le premier livre porte sur le fondement du gouvernement et la détermination du meilleur gouvernement. Cicéron suit d’assez près Polybe dans la typologie des gouvernements et l’analyse de leur dégénérescence. Il défend le modèle de gouvernement qu’il tire de l’expérience romaine, celui de la « Constitution mixte », fusion des traits monarchiques, aristocratiques et démocratiques. Mais cet équilibre de la constitution républicaine moderne tient au fait qu’elle n’est pas la création d’un homme, d’un législateur très sage comme Lycurgue pour Sparte ou Solon pour Athènes. Au contraire, Rome s’est constituée dans « l’expérience que donne la longue durée » et le livre II procède donc à un résumé de l’histoire de Rome depuis sa fondation par Romulus. Cette histoire est riche de leçons. Elle permet de comprendre la faiblesse de l’institution royale (qui peut si facilement tourner à la tyrannie). Elle montre la sagesse de ces dirigeants qui, en tâtonnant, ont mis en place les institutions permettant au peuple d’avoir des droits. L’histoire ne remplace pas l’argumentation, mais comme le dit Scipion (porte-parole de Cicéron dans le dialogue) :
Je prends dans l’histoire de personnages et de temps glorieux, des exemples précis d’individus et d’actions, à la lumière desquels je pourrai orienter le reste de mon discours.[27]
Dans le livre III, l’histoire va permettre de déterminer quels types d’hommes sont les meilleurs pour la République. Le livre IV pose la question de l’éducation et l’on y voit Cicéron procéder indirectement à une critique de l’éducation grecque. Le livre VI dont on a gardé essentiellement le rêve de Scipion montre la portée métaphysique de la vie civique conçue comme idéal.
Cette tradition d’une histoire « philosophante » ou d’une philosophie fermement adossée à la méditation de l’histoire se transmettra. On la retrouvera chez Tacite (55-120), l’auteur des Annales. S’il prend en compte le caractère inéluctable de la monarchie dans ce gigantesque espace où s’exerce l’imperium de Rome, Tacite reste cependant fidèle à l’inspiration de Salluste, Cicéron ou Tite-Live : une histoire où la recherche de l’objectivité se mêle à une réflexion philosophique.
Plus sans toute que dans la lecture des Grecs, c’est d’abord dans la méditation des historiens romains que puiseront les penseurs politiques de la Renaissance italienne qu’on classe souvent sous le terme générique d’humanisme civique.
Toute l’œuvre de Machiavel (1469-1527) apparaît, sous un certain angle, comme une longue réflexion sur l’histoire. Il se fait lui-même historien en écrivant les Histoires florentines dans la tradition des histoires que les gouvernements de Florence faisaient régulièrement écrire par un lettré.  L’histoire fournit la matière expérimentale à partir de laquelle le « très pénétrant florentin » (comme le nomme Spinoza) va élaborer sa politique.

Le cycle historique

Machiavel reprend à Polybe sa conception des cycles historiques :
L’effet le plus ordinaire des révolutions que subissent les empires est de les faire passer de l’ordre au désordre, pour les ramener ensuite à l’ordre. Il n’a point été donné aux choses humaines de s’arrêter à un point fixe lorsqu’elles sont parvenues à leur plus haute perfection ; ne pouvant plus s’élever, elles descendent ; et pour la même raison, lorsqu’elles ont touché au plus bas du désordre, faute de pouvoir tomber plus bas, elles remontent et vont ainsi successivement du bien au mal et du mal au bien. La virtù engendre le repos, le repos l’oisiveté, l’oisiveté le désordre et le désordre la ruine des États ; puis bientôt, du sein de leur ruine renaît l’ordre, de l’ordre la virtù, et de la virtù la gloire et la prospérité.[28]
L’histoire des peuples passe donc par des cycles qu’on doit étudier et comprendre.
La constance des passions humaines garantit que l’histoire n’est pas un vain savoir. Ainsi :
Quiconque compare le passé au présent, voit que toutes les cités, tous les peuples ont toujours été et sont encore animés des mêmes désirs, des mêmes passions. Ainsi, il est facile par une étude exacte et bien réfléchie du passé, de prévoir dans une république ce qui doit arriver et alors il faut, ou se servir des moyens mis en usage par les anciens, ou n’en trouvant pas d’usités, en imaginer de nouveaux, d’après la ressemblance des évènements.[29]
Si la matière est semblable, la marche des évènements est cependant toujours incertaine. Ainsi Machiavel peut-il montrer que « le même accident peut sauver ou perdre une république ».

Les passions, matière de l’histoire

L’histoire permet d’étudier la mécanique des passions humaines.
Quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion.[30] 
Si cette méchanceté n’apparaît pas, c’est un fait purement contingent. Mais « le temps est le père de toute vérité » et finit par montrer au grand jour ce caractère fondamental des hommes. Cette méchanceté se fonde sur la puissance du désir humain :
La nature a créé l’homme tel qu’il peut désirer tout sans pouvoir tout obtenir ; ainsi le désir étant toujours supérieur à la faculté d’acquérir, il obtient le mécontentement de celui qu’il dépossède pour n’avoir lui-même que petit contentement de sa conquête. De là naît la diversité de la Fortune humaine. Partagés entre la cupidité de conquérir d’avantage et le peur de perdre leur conquêtes, les citoyens passent des inimitiés aux guerres, et des guerres il s’ensuit la ruine de leur pays et le triomphe d’un autre.[31]
Le parallèle avec le chapitre xiii du Léviathan de Hobbes (1588-1679) semble s’imposer. La puissance du désir rend les hommes ennemis les uns des autres. Comme son illustre devancier et inspirateur, Hobbes préfère fonder sa théorie politique sur une conception radicalement pessimiste de la nature humaine. C’est de bonne méthode : si on a trouvé une théorie politique robuste qui permette de concevoir une organisation viable des rapports entre des humains fondamentalement méchants, on peut penser qu’a fortiori elle conviendra fort bien si les humains se révèlent finalement moins mauvais qu’on ne les avait supposés. L’inverse n’est évidemment pas vrai ! Une constitution, une « politia », conçue pour des hommes doux comme des agneaux, tournerait presque immédiatement au fiasco.
Partons donc de ces passions humaines. Détestables en elles-mêmes, elles sont cependant l’élément permanent de l’histoire et c’est seulement en en pénétrant la mécanique qu’on peut avoir une chance non seulement de comprendre la logique des évènements mais encore d’agir.

Passé et présent

La réflexion politique a l’histoire pour matière, mais Machiavel se garde bien de faire du passé l’inégalable modèle auquel il faudrait soumettre le présent.
Tous les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison. Ils sont tellement férus de ce qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent les temps qu’ils ne connaissent que par les écrivains du passé, mais que, devenus vieux, on le entend prôner encore ce qu’ils ont vu dans leur jeunesse.[32]
C’est qu’en effet l’histoire est toujours contemporaine : Rome sert à éclairer Florence, et Florence l’avenir de l’Italie. Pour autant, Machiavel ne s’inscrit pas dans la ligne d’un progrès. Le passé ne vaut pas mieux que le présent, mais celui-ci ne vaut pas mieux que celui-là.
En réfléchissant sur la marche des choses humaines, j’estime que le monde dans le même état où il a été de tout temps ; qu’il y a toujours la même somme de bien, la même somme de mal ; mais que ce mal et ce bien ne font que parcourir les divers lieux, les diverses contrées.[33]
Il y a ici quelque chose de très intéressant : si les lois de l’histoire sont analogues aux lois de la nature, elles sont des lois de conservation. Suivant l’occasion, les circonstances et la virtù des acteurs, les arrangements des relations de pouvoir peuvent changer mais non la quantité globale de vertu et de vices. Ce qui est gagné quelque part sera reperdu ailleurs. Mais cette conception de l’histoire présuppose qu’il n’y a « rien de nouveau sous le soleil », c’est-à-dire que l’histoire n’est pas un processus véritablement créatif mais une transformation des agencements et des rapports de forces.
Si l’étude de l’histoire peut aider à former qui veut devenir prince, c’est-à-dire qui veut diriger l’État, celle-ci ne saurait suffire. La politique reste, pour Machiavel, un art immanent à l’action qui suppose pour sa réussite le concours de la fortune, d’une force de caractère virtuosa et de la capacité à saisir l’occasion. Trois conditions qui limitent donc la fonction de la connaissance historique.

L’histoire ne donne pas de leçons

L’idée que l’histoire pourrait donner des leçons est une idée commune, peut-être rabâchée : on doit apprendre l’histoire pour ne jamais recommencer les mêmes erreurs, dit-on. Le traumatisme que l’extermination des Juifs d’Europe a provoqué renforce cette idée : ne pas oublier pour qu’il n’y ait « plus jamais ça ! »
Hegel détruit cette illusion. Certes, les bons exemples peuvent élever l’âme et, en ce sens, l’étude de l’histoire à cette fin peut être utile pour les enfants. Pourtant :
Les destinées des peuples et des États, leurs intérêts, leurs conditions et leurs complications constituent cependant un tout autre domaine que celui de la morale. (Les méthodes morales sont des plus simples ; pour un tel enseignement, l’histoire biblique est largement suffisante. Mais les abstractions moralisantes des historiens ne servent à rien.)[34]
Hegel ajoute brutalement :
L’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer.[35]
La raison en tient à la matière même de l’histoire :
Chaque époque, chaque peuple, se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si particulière. que c’est seulement en fonction de cette situation unique qu’il doit se décider ; les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d’aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent; Il n’a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l’actualité. (L’élément qui façonne l’histoire est d’une tout autre nature que les réflexions tirées de l’histoire. Nul cas ne ressemble exactement à un autre. Leur ressemblance fortuite n’autorise pas à croire que ce qui a été bien dans un cas pourrait l’être également dans un autre. Chaque peuple a sa propre situation, et pour savoir ce qui, à chaque fois, est juste, nul besoin de commencer par s’adresser à l’histoire.)[36]
Chaque situation est singulière et l’application de maximes générales est inutile, tout comme l’est le souvenir d’un évènement analogue dans le passé. Si en effet l’histoire ne se répète pas, il est impossible d’en tirer des maximes générales ou des « lois ». L’historien comme l’homme d’action doit percevoir chaque situation comme une situation concrète et non comme une répétition d’un schème. Or le concret est toujours la synthèse de multiples déterminations. C’est dans cette capacité à saisir la singularité du moment (de la conjoncture) que réside la qualité première des grands hommes – un point sur lequel Hegel peut retrouver Machiavel.
« Qui ignore son passé est condamné à le revivre », disait Marc Bloch. Peut-être est-ce vrai, mais la connaissance du passé ne nous protège pas d’avoir à le revivre sous une autre forme, généralement méconnaissable et pourtant tout aussi tragique. D’une part, les situations semblables ne font que se ressembler et nous sommes généralement incapables de déterminer à quel niveau se situent ces similitudes. La répétition des révolutions en France, de 1789 à 1871 n’est jamais la répétition du même schéma même si les acteurs emploient le même vocabulaire, invoquent les grands ancêtres ou croient rejouer des scènes déjà jouées. D’autre part, même si on trouvait des situations suffisamment semblables pour qu’on soit tenté d’en prévoir l’issue, les décisions des acteurs restent irrémédiablement contingentes et donc imprévisibles.
On peut donc apprendre la physique pour l’appliquer aux machines, aux bâtiments ou plus généralement aux actions sur la nature. Mais apprendre l’histoire n’est pas d’une grande utilité pour l’homme d’action, en tout cas de la même utilité que ces maximes générales qu’on se forge sur la nature humaine et qui ne permettent jamais de comprendre les individus concrets auxquels l’on a affaire. Les leçons de l’histoire, s’il y en a, ne donneront jamais des recettes pour éviter les malheurs et atteindre nos fins.

Propos d’étape

L’importance morale et civique de l’éducation à l’histoire est donc une constante de la culture européenne. C’est une histoire qui veut édifier et instruire et c’est pour cette raison qu’elle réclame l’exactitude factuelle et l’objectivité. Sans cette volonté de vérité, l’histoire perdrait évidemment son intérêt instructif. Elle n’aurait guère plus de valeur que les mythes et les récits fabuleux. Si l’on veut former des hommes et civiques doués des vertus nécessaires pour affronter les situations les plus difficiles, l’histoire doit être une véritable assimilation de l’expérience des générations passées. Comme le dit Marc Bloch,
L’étude des expériences du passé nous offrirait une indispensable gymnastique, car seule elle nous permet d’étudier des expériences complètes et d’en mesurer jusqu'à bout les effets.[37]
L’utilité de l’histoire pourrait cependant être dépassée par ses inconvénients. L’homme chargé d’histoire ressemble à cet esprit transformé en chameau dont parle Zarathoustra. Le sens historique peut être une maladie[38] qui paralyse l’homme d’action. Pour que le chameau devienne lion, il doit aussi se débarrasser du lourd fardeau des leçons de l’histoire.

Le sens de l’histoire

Les leçons de l’histoire sont orientées vers l’action. Mais à son tour l’action humaine ne trouve son sens que si elle s’inscrit dans un « sens de l’histoire ». L’expression s’entend de deux manières. L’histoire pensée globalement a-t-elle une signification ou n’est-elle qu’une « histoire de bruit et fureur racontée par un idiot » ? Mais le sens de l’histoire peut aussi être entendu comme la ligne d’un progrès ou comme un processus qui accomplit la destinée humaine.
Il faudrait donc penser globalement le devenir historique, chercher à deviner dans l’enchevêtrement des actions humaines une ligne directrice et des lois d’évolution. C’est d’abord à cette tâche que s’attelle la philosophie de l’histoire au xviiie et au xixe siècle.

La fin de l’histoire

Bien que la réflexion sur le mouvement d’ensemble de l’histoire humaine et sa signification soit déjà au cœur de la pensée chrétienne – d’Augustin à Bossuet – c’est au xviiie siècle qu’apparaît une véritable philosophie de l’histoire laïque de l’histoire.
Il serait plus juste de dire que deux courants se développent en philosophie de l’histoire à partir des Lumières. Un courant, représenté par Herder construit une réflexion sur l’histoire à partir de la critique du « progressisme » des Lumières alors que l’autre, dont le représentant le plus décidé est Kant soutient que les Lumières s’inscrivent pleinement dans un mouvement historique dont la finalité est la construction d’un ordre légal rationnel à l’échelle de la communauté humaine tout entière Universalité et pluralité
Le terme même « philosophie de l’histoire » a été popularisé par Voltaire qui avait publié en 1765 une Philosophie de l’histoire par feu l’abbé Bazin. Cette philosophie de l’histoire commune aux « philosophes de Paris » repose sur l’idée d’un progrès continu de l’humanité qui trouve son épanouissement dans la civilisation chrétienne européenne. Cette conception que Kant reprend finalement – même si c’est avec beaucoup de prudence – suppose un comparatisme historique permettant d’établir la supériorité d’une nation sur une autre, d’une civilisation sur une autre. Herder[48] (1744-1803) réfute cette conception en récusant la possibilité même de comparer les civilisations. Ainsi, parlant de l’Égypte ancienne, il écrit :
C’est une stupidité que de détacher une seule vertu égyptienne de ce pays, de ce temps et de cette première jeunesse de l’esprit humain et de la mesurer selon le critère d’une autre époque ! Si […] le Grec pouvait à tel point se méprendre sur le compte de l’Égyptien, et si l’Oriental pouvait détester l’Égyptien, notre première pensée, me semble-t-il devrait être seulement de l’examiner seulement là où il est, sinon on n’aperçoit, surtout du point de vue de l’Europe, que la caricature la plus déformée.[49]
Ce comparatisme, complément nécessaire de la conception de l’histoire comme progrès linéaire, produit donc des erreurs de perspectives qui interdisent de comprendre réellement les autres civilisations.
Tu aurais beau de dix façons différentes à l’aide d’un verre grossissant donner au jeune garçon la taille d’un géant et projeter la lumière sur lui, tu ne pourras plus rien expliquer en lui ; tout son maintien d’enfant est disparu et pourtant il n’est rien moins qu’un géant ![50]
Il y a donc, chez Herder, une sorte de relativisme qui pourrait sembler anticiper le relativisme contemporain : les sociétés, les cultures, les civilisations sont incommensurables. Tous les éléments qui les composent sont liés par un ensemble de liens internes qui forment système et la seule manière de les comprendre est de se placer en quelque sorte de l’intérieur. C’est pour cette raison que Herder fait des nations le véritable objet de l’histoire, parce qu’elles forment une véritable unité. Par conséquent, les défauts qu’on peut repérer d’un point de vue extérieur ne sont généralement que les conséquences nécessaires de leurs qualités. De là, Herder en vient à réfuter toute vision d’un progrès historique linéaire et peut-être même d’un progrès tout court.
Le vaisseau humain ne peut rien contenir de parfait ; il lui faut toujours perdre en avançant.[51]
Ce relativisme se combine cependant avec un certain universalisme. Pour Herder, sous des formes diverses, c’est toujours la même humanité qui s’exprime. Mais cette même humanité dans sa réalité effective est toujours irréductiblement plurielle. Herder rejette la tentation de ramener la diversité des formations humaines à des caractères généraux :
Personne au monde ne sent plus que moi la faiblesse des caractéristiques générales. On peint un peuple entier, une période, une contrée entière – qui a-t-on peint ? On groupe des peuples et des périodes qui se succèdent en alternant éternellement comme les vagues de la mer – qui a-t-on peint ? à qui s’applique la peinture des mots ? – En fin de compte on ne les groupe qu’en un mot général qui ne signifie rien et sous lequel chacun pense et sent ce qu’il veut – moyen imparfait de description ! que l’on est exposé à être mal compris ![52]
Contre l’esprit « philosophique et philanthropique de notre siècle » (celui des Lumières), Herder récuse l’idée d’une « progression continue aboutissant à une plus grande vertu et félicité individuelle. » Il y a bien un développement historique, mais celui-ci n’a rien de continu et il ne conduit pas vers un terme idéal. Le destin de chaque nation est s’appuyer sur celles qui l’ont précédé et de céder la place – une idée qu’on retrouvera chez Hegel.
Herder ne refuse pas le progrès en général et entre ces nations qui ont leur propre vie, ces peuples qui se caractérisent par un « esprit » qui leur est propre, il n’existe pas de frontières infranchissables. Herder refuse l’universel abstrait et veut penser la réalité des communautés humaines sans sacrifier aux abstractions rationalistes comme celles du contrat social qui réduit l’homme a un individu abstrait séparé de la communauté dans laquelle il s’est formé.
Giambattista VICO
Philosophe inclassable, le Napolitain Giambattista Vico (1668-1744) a construit une oeuvre philosophique majeure longtemps oubliée et dont on souligne cependant l’influence sur Hegel – par là sur Marx – sur Jules Michelet (qui a donné une première traduction résumée de la Scienza Nuova) ou sur les penseurs italiens de l’époque contemporaine comme Benetto Croce ou Antonio Gramsci.
Son autobiographie (La vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, 1728) est tenue pour une des grandes œuvres de la littérature italienne. Mais sa grande œuvre philosophique est La science nouvelle dont la troisième édition est de 1744. Anti-cartésien, Vico veut construire, une science nouvelle qui permette de connaître « l’humanité des nations ». Pour construire cette science, il commence par poser des axiomes qui doivent ramener tout ce qui est connu à des principes de science. Ceux-ci portent sur la nature de l’esprit humain et les tendances fondamentales des hommes quand ils sont dans l’ignorance. La science nouvelle se veut une science politique qui doit « être utile au genre humain », « relever et soutenir l’homme déchu et faible ». Vico critique la philosophie qui ne peut être utile qu’au petit nombre. Il faut, au contraire, faire comme la législation, considérer l’homme tel qu’il est pour transformer ses passions en vertus. De fait, les hommes ont toujours vécu en société et il existe donc un droit naturel. Il complète cette première approche par une série de considérations générales sur la psychologie des hommes.
Il définit des principes dont celui-ci : « ce monde civil a certainement été fait par les hommes, et par conséquent on peut, parce qu’on le doit, trouver ses principes à l’intérieur de modifications de notre propre esprit humain. » Puisque le monde naturel a été fait par Dieu, sa connaissance en est fort incertaine ; par contre puisque les hommes ont fait le monde humain, ils peuvent en acquérir la science. Il souligne l’existence d’institutions communes à toutes les sociétés humaines, « trois coutumes humaines suivantes : toutes ont quelque religion, toutes contractent des mariages solennels, toutes ensevelissent leurs morts ». Au-delà des différences entre les nations et les époques historiques, il existe donc bien des invariants.
Enfin Vico définit sa méthode. La science doit commencer « avec le moment où ces êtres commencèrent à penser humainement ». Pour Vico, toute civilisation se fonde d’abord sur l’état d’ignorance et de barbarie dans lequel les hommes se trouvaient originairement. Mais cette la situation de détresse va pousser les hommes à penser. L’homme à l’état bestial n’aime que son salut, mais faisant société uniquement dans ce but, il en vient à « aimer son salut en même temps que le salut des cités. »
Vico développe une « science » qui englobe la théologie (car toutes les nations sont d’abord fondées sur la religion), le droit et l’histoire des idées depuis que l’homme pense – et donc il ne se limite pas aux idées philosophiques, mais englobe les récits fabuleux, les mythes, etc., qui ont formé les conditions du développement des méditations philosophiques : « ce que les poètes avaient d’abord senti dans leur sagesse vulgaire, les philosophes le comprirent ensuite dans leur sagesse absconse. » Le livre III met en œuvre la méthode générale en se lançant à la « Découverte du véritable Homère ». Le livre IV soutient que l’histoire de toutes les nations suit un schéma ternaire : elles suivent le même cours « en suivant un ordre jamais interrompu de causes et d’effets toujours présent chez elles par trois sortes de natures. » Enfin le livre V est construit autour de l’idée de « récurrence » historique : les nations modernes répètent le cours des nations anciennes.
L’interprétation de l’œuvre de Vico est complexe. D’un côté, on en fait le précurseur de la philosophie de l’histoire qui s’épanouit avec Hegel et finalement l’un des penseurs de l’historicisme et de l’histoire romantique. Mais on peut aussi le lire comme un esprit tourné vers le passé, « plus un archéologue qu’un architecte, un maître de fouilles plutôt que de projets », comme le dit Paolo Cristofolini.
La raison dans l’histoire
Hegel reprend la tâche là ou Kant et Herder l’avaient laissée. Il tente comme Vico (voir encadré) de penser l’histoire comme philosophique et la philosophie comme historique. Comme Kant, il veut chercher la raison dans l’histoire et il se situe ainsi du point de vue de l’histoire universelle. Mais comme Herder, il affirme que la réalité historique est constituée des peuples. L’universel n’existe que dans et par le particulier.
L’histoire universelle
Hegel distingue trois sortes d’histoires : l’histoire originale, celle qui s’en tient à la narration des évènements, l’histoire réfléchie qui cherche à tirer des leçons de l’histoire (voir chap. II) et enfin l’histoire proprement philosophique, celle qui vise à découvrir « la Raison dans l’histoire », titre qui sera donné à ses leçons sur la philosophie de l’histoire. Comme Kant, Hegel refuse de se contenter d’une histoire évènementielle qui nous met aux prises avec les passions humaines et un devenir chaotique. « Tout ce qui réel est rationnel » et donc les ambitions humaines, les passions et les intérêts doivent être compris comme les moyens rationnels d’accomplir le destin historique de l’humanité. Chez Kant, on présuppose un plan de la Providence et l’homme, selon les lois de sa propre nature, doit accomplir ce plan de la Providence. La doctrine hégélienne est assez différente et la difficulté à la comprendre provient de la difficulté intrinsèque du concept d’Esprit chez Hegel. On peut dire que Hegel, l’Esprit est Dieu – c’est d’ailleurs la troisième figure de la forme trinitaire – c’est aussi l’homme, non pas l’individu mais l’homme dans ses manifestations culturelles, qu’il s’agisse de l’organisation politique, juridique et morale qui témoigne de l’esprit objectif ou qu’il s’agisse de l’art, de la religion ou de la philosophie, les trois figures de l’esprit absolu selon Hegel. Ainsi l’histoire serait le mouvement même par lequel, sous des figures changeantes, l’Esprit devient ce qu’il est.
L'histoire universelle n'est que la manifestation de cette raison unique, une des formes dans lesquelles  elle se révèle, une copie  du modèle originel dans un élément particulier, les Peuples.[53]
En effet, l’Esprit, en lui-même est raison et c’est cela qui constitue la matière même de l’histoire, « la marche rationnelle et nécessaire de l’Esprit du monde, Esprit qui constitue la substance de l’Histoire[54]. »
Ainsi Hegel justifie-t-elle na nécessité d’une philosophie de l’histoire :
La seule idée qu’apporte la philosophie [à l’histoire] est la simple idée de la Raison – l’Idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’Histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement.[55]
Si on s’en tenait à ces affirmations, on croirait que Hegel se contente de substituer une histoire mystique à l’histoire réelle. Mais si le but de la philosophie est de penser la réalité, comme il le répète tout au long de son œuvre, Hegel doit maintenant rendre raison de la réalité historique.
L’effectivité de l’histoire : passions et raison
Partons donc du « spectacle de l’histoire » pour en comprendre les ressorts. Les hommes, pour Hegel, ne sont pas des pantins manipulés par la fortune ou la providence qui feraient en quelque sorte l’histoire à leur insu. Il faut donc rendre raison des mobiles des actions humaines :
Or la première image que nous offre l’histoire est celle des actions humaines telles qu’elles dérivent des besoins, des passions, des intérêts, de l’idée que les hommes s’en font, des buts qu’ils s’assignent, de leur caractère et de leurs qualités. Si bien que, dans ce spectacle de l’activité, ce sont ces besoins ces passions, ces intérêts, etc., qui apparaissent comme les seuls mobiles.[56]
Passions et intérêts sont traditionnellement conçus comme des mobiles irrationnels : l’homme que conduit sa raison ne suit pas ses passions et ses intérêts raisonnables sont ceux de l’humanité tout entière. Considérée sous cet angle l’activité historique apparaît donc comme fondamentalement irrationnelle et donc et seuls les héros et les saints par l’exemple qu’ils donnent en justifieraient l’étude.
I1 est vrai que les individus se proposent aussi des fins générales et veulent faire le Bien, mais leur vouloir est ainsi fait que le Bien qu’ils veulent faire est d’une nature plutôt limitée. (…) La destination de la raison est certes réalisée dans ces sujets vertueux et le cercle de leur activité, mais il s’agit de quelques individus isolés qui paraissent insignifiants par rapport à la masse de l’espèce humaine, et l’espace où se déploient leurs vertus est relativement restreint.[57]
Il ne faut donc pas chercher dans l’histoire des épisodes édifiants, ni des modèles à imiter car cette recherche s’épuiserait assez vite. Les vertus morales ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’histoire et les vertus des grands hommes – comme Machiavel et Montesquieu (1689-1755) l’avaient déjà fait remarquer – sont bien autre chose que les vertus chrétiennes.
Les passions, en revanche, les fins de l’intérêt particulier, la satisfaction de l’amour‑propre, sont la puissance la plus grande. Leur force réside en ceci, qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer. De surcroît, la force naturelle de la passion est plus apparentée à la nature humaine que l’apprentissage long et artificiel du sens de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité.[58]
Ainsi s’opposeraient la puissance des passions et l’impuissance de la raison. Et cette opposition conduite à une vision mélancolique de l’histoire :
Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général.[59]
La conscience morale ordinaire est ainsi complètement désarmée face à l’histoire humaine. Et, paradoxalement, celui qui s’abandonne à cette méditation misanthropique et dénonce moralement l’histoire telle qu’il la perçoit est condamné à se réfugier en lui-même dans un repli égoïste – celui du Candide de Voltaire qui, ayant renoncé à trouver du sens au chaos du monde, se contente de « cultiver son jardin ».
On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la vertu, l’innocence, aux peuples et aux états et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi ; c’est le destin ; on n’y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines.[60]
Cette attitude est un renoncement aux exigences de la raison, un renoncement à la raison elle-même. Hegel se moque de ceux qui se complaisent « mélancoliquement dans les sublimités vides et stériles que leur inspire ce premier bilan négatif ». Au contraire,
dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l’histoire universelle.[61]
Actions individuelles et sens de l’histoire
Il faut donc comprendre comment s’articulent « dialectiquement » les mobiles particuliers et la « destination substantielle de l’histoire ».
Les buts, les maximes, etc., se trouvent d’abord dans notre pensée, dans nos intentions intérieures ou bien dans des livres, mais n’existent pas encore dans la réalité. Ce qui est en soi est une possibilité, un pouvoir‑être, mais qui n’est pas parvenu encore à l’existence. Pour qu’il soit une réalité, un second moment doit s’adjoindre : la mise en acte, la réalisation, qui a son principe dans la volonté, dans l’activité en général de l’homme dans le monde. C’est seulement par cette activité que ces concepts et ces déterminations existant en soi s’accomplissent et se réalisent.
Les actions humaines sont pensées. On part donc bien de la pensée pour arriver à l’acte. De ce point de vue, les évènements historiques se distinguent bien radicalement des phénomènes naturels. Ces derniers existent simplement alors que les premiers sont réfléchis parce que l’esprit est libre. Les actions humaines sont toujours de la pensée en acte et, au demeurant, l’historien, spontanément réfléchit de cette manière : quand il est confronté à un évènement, il cherche à le comprendre, c’est-à-dire à suivre les opérations mentales qui ont conduit les acteurs à prendre telle ou telle décision, celle-ci plutôt qu’une autre. Mais comment ces pensées se forment-elles ? Si les hommes suivent des lois et des principes – par exemple, celui de l’honneur dans la tragédie cornélienne – ceux-ci ne découlent pas d’une loi générale abstraite, celle de la raison, par exemple, mais supposent la médiation des besoins et des désirs humains. Les besoins et désirs humains ne sont pas extra-logiques, ils ne sont pas extérieurs à la formation des principes. Pour que l’homme obéisse à des principes généraux, il faut encore que ceux-ci soient les siens, qu’il les aient formés lui-même. Au lieu d’opposer passions et vertus, Hegel montre que ces dernières ne sont vraiment actives que lorsqu’elles animent l’individu tout entier, c’est-à-dire lorsqu’elles sont aussi des passions. Si, chez Corneille, les vertus et le devoir s’opposent aussi violemment à la passion – en l’occurrence la passion amoureuse, celle du Cid pour Chimène, celle de Camille pour Curiace – c’est que le devoir est, lui, aussi une passion impérieuse, aussi irrésistible, aussi furieuse et aveugle que la passion amoureuse.
Les lois et les principes ne vivent pas et ne s’imposent pas immédiatement d’eux-mêmes. L’activité qui les rend opératoires et leur confère l’être, c’est le besoin de l’homme, son désir, son inclination et sa passion.[62]
Pour cette raison, Hegel affirme que, dans l’histoire, rien de grand ne s’est fait sans passion. On a coutume d’opposer les passions et les intérêts et même l’avènement du monde moderne serait celui où les intérêts se substituent aux passions comme la gloire ou l’honneur. On trouve cette idée en filigrane aussi bien chez Hobbes[63] que chez Montesquieu.[64] Pour Hegel, au contraire, il y a comme une sorte de continuité : besoin, inclination, passion, intérêt. Ce ne sont pas là des formes de l’activité de l’esprit qui s’opposeraient, mais bien des modalités de la liberté :
Pour que je fasse de quelque chose une œuvre et un être, il faut que je sois intéressé. Je dois y participer et Je veux que l’exécution me satisfasse, qu’elle m’intéresse. « Intérêt » signifie « être dans quelque « chose », une fin pour laquelle je dois agir doit aussi, d’une manière ou d’une autre, être aussi ma fin personnelle. Je dois en même temps satisfaire mon propre but, même si la fin pour laquelle j’agis présente encore beaucoup d’aspects qui ne me concernent pas. C’est là le deuxième moment essentiel de la liberté : le droit infini du sujet de trouver la satisfaction dans son activité et son travail. Si les hommes doivent s’intéresser à une chose, il faut qu’ils puissent y participer activement. Il faut qu’ils y retrouvent leur propre intérêt et qu’ils satisfassent leur amour‑propre.
Les moralistes reprochent à la passion d’être aliénante : dans la passion, je suis dans l’objet de la passion, je suis en dehors de moi-même au lieu d’être en moi-même et d’être moi-même. Mais Hegel montre qu’il s’agit là de la condition même de l’action. Pour agir, il faut bien être dans l’objet de son action – le distrait, celui qui n’a aucune envie d’agir, qui accomplit mécaniquement des gestes, « n’est pas à ce qu’il fait » dit fort justement la langue ordinaire. L’amour, la gloire, le bien public, ce sont là autant d’intérêts qui sont les mobiles de l’action. Évidemment, on identifie trop souvent l’intérêt au calcul égoïste, le plus souvent évalué en termes de bien matériels : après tout un capital placé est porteur d’intérêts !
Mais celui qui consacre son activité à une chose n’est pas seulement intéressé en général, mais s’y intéresse : la langue rend exactement cette nuance. Il n’arrive donc rien, rien ne s’accomplit, sans que les individus qui y collaborent ne se satisfassent aussi.[65]
Rien ne s’accomplit donc en dehors de la liberté des acteurs et dans chaque action l’individu voit d’abord son propre intérêt. Comment peut-il alors un intérêt général que réalisent les individus ?
Car ce sont des individus particuliers, c’est-à-dire des hommes dont les besoins, les désirs et les intérêts en général sont particuliers, tout en étant foncièrement les mêmes que ceux des autres. Parmi ces intérêts il faut compter non seulement l’intérêt de leur besoin et de leur volonté propre, mais aussi celui de leur réflexion, de leur conviction ou tout au moins de leur opinion, si toutefois le besoin du raisonnement, de l’entendement et de la raison s’est déjà éveillé.
Le général n’existe que par le particulier, sans quoi il ne resterait qu’une abstraction. Mais c’est parce que le particulier est déjà général. D’une part, parce que les hommes se ressemblent : en tant qu’humains, ils ont tous, plus ou moins, les mêmes inclinations, les mêmes passions et les mêmes intérêts. D’autre part, parce que la raison étant commune, ils sont amenés à effectuer les mêmes raisonnements dans des situations semblables. Enfin parce que leur pensée se forme au contact des autres, dans une culture commune. Autrement dit, il n’y a nulle contradiction entre l’affirmation selon laquelle l’histoire suit un dessein global et celle de la liberté humaine. Bien au contraire, le développement rationnel du processus historique doit toujours faire une place plus grande à la liberté des individus face à des déterminismes qui prendraient leur source dans la tradition ou l’autorité des générations passés.
La ruse de la raison
Donc, là où nous voyons le jeu des passions individuelles, il est nécessaire de penser la réalisation progressive d’un mouvement historique, même si les formes de cette réalisation en contredisent apparemment le contenu. Ce que Hegel nomme la « ruse de la raison ».
Les passions se satisfont de façon analogue ; elles se révèlent suivant leur détermination naturelle, mais elles produisent l'édifice de la société humaine dans lequel elles ont confié au droit et à l'ordre le pouvoir contre elles-mêmes.[66]
On peut trouver un antécédent à cette « ruse de la raison » chez Kant quand il affirme que « même un peuple de démons », « pourvu qu’ils aient un entendement », serait conduit par la dynamique même des lois de l’histoire à construire un ordre de droit rationnel.
Cette « ruse de la raison » peut parfois donner l’impression d’être un véritable tout de passe-passe. Ainsi Hegel se livre parfois à une étonnante apologie du fait accompli qui conduit à la glorification des grands hommes. À propos de Jules César, il écrit :
Ce qui le guidait n'était pas seulement son intérêt particulier mais aussi un instinct qui a accompli ce que temps réclamait.[67]
Comment la raison se réalise-t-elle dans l’histoire, c’est-à-dire comment devient-elle réalité objective ? La réponse de Hegel est sans ambiguïté, il s’agit de l’État, à condition de ne pas réduire l’État au gouvernement ou à l’administration (c’est-à-dire à ce que nous appelons « appareil d’État »), mais en comprenant l’État comme la sphère englobant toutes les sphères de la vie sociale, la famille, la société civile – la sphère de la production et des échanges – le système du droit et les « bonnes mœurs », c’est-à-dire la vie éthique d’un peuple à une époque historique donnée. D’où ce paradoxe : défenseur ardent de la liberté individuelle, Hegel fait de l’État le commencement et la fin de cette liberté.
L'État est donc la forme historique spécifique dans laquelle la liberté acquiert une existence objective et jouit de son objectivité. Car la loi est l’objectivité de l'Esprit et la volonté dans sa vérité ; seule la volonté qui obéit à la loi est libre ; car elle obéit à elle-même, se trouve auprès d'elle-même et est libre.[68]
La finalité de l’histoire est donc la création de l’État rationnel moderne, un État constitutionnel, c’est-à-dire soumis aux lois et non aux caprices d’un chef ou d’une aristocratie, un État organique, c’est-à-dire englobant toutes les sphères de la vie sociale tout en respectant leur autonomie, un État enfin garant des droits de la personne et de la liberté individuelle sous la condition que les individus reconnaissent la suprématie de la volonté générale incarnée par l’État.
Les diverses phases de l’histoire humaine doivent donc être envisagées en rapport avec cette « fin de l’histoire ». Le despotisme antique est la reconnaissance de la liberté d’un seul, une liberté réduite à l’arbitraire du despote et à la servitude de tous. La démocratie athénienne n’était que la liberté de quelques-uns mais supposant l’esclavage de la grande masse. C’est seulement avec le christianisme, soutient Hegel, que l’homme est posé comme libre en lui-même. Mais cette liberté est restée simplement posée, virtuellement en quelque sorte, et les premières formes politiques de l’histoire chrétienne enserraient le noyau rationnel du christianisme dans des formes barbares tant sur le plan religieux que sur le plan politique. C’est seulement avec la religion réformée (celle de Luther) et la création des États constitutionnels modernes que ce qui avait simplement posé devient réalité.
La fin de l’histoire
Il y a donc bien chez Hegel une thèse de la « fin de l’histoire » en un double sens. D’une part l’histoire ne peut être comprise que d’un point de vue téléologique : ce qui lui donne sens, c’est la finalité que lui assigne l’esprit, c’est-à-dire l’État rationnel. D’autre part, une fois atteint ce stade de l’État rationnel, aucun au-delà n’est envisagé. Ainsi l’État rationnel peut-il apparaître comme la fin au sens de terme de l’histoire. Cette dernière interprétation de Hegel fut reprise par des essayistes contemporains. L’Américain Francis Fukuyama s’inspira-t-elle de cette interprétation de Hegel pour annoncer que l’effondrement du mur de Berlin marquait le triomphe définitif de la démocratie. Cette thèse peut cependant ne se prévaloir de l’autorité de Hegel qu’avec beaucoup de difficultés, et ce pour plusieurs raisons :
-          le monde de Hegel reste un monde d’États nations sans aucun dépassement supra-national possible. Des États donc qui restent rivaux et même hostiles les uns aux autres, la guerre restant d’une certaine manière un horizon indépassable.
-          Hegel sent assez beaucoup d’acuité que le développement de la liberté d’entreprendre, propre au mode de production capitaliste, va aiguiser les conflits sociaux et menacer l’unité de l’État. Hegel propose, certes, que l’État mette en place des mécanismes pour empêcher le développement de la misère – ce que nous nommerions aujourd’hui « protection sociale » ou encore « État providence ». Mais fondamentalement, pour lui, la solution à la misère reste la colonisation.
On peut voir là une limite voire un défaut rédhibitoire de la conception hégélienne. Mais cela reste cohérent avec la conception générale de l’histoire qu’il défend. L’histoire n’a pas pour but de tirer des leçons ni de prédire l’avenir. En tant qu’histoire philosophique, elle subit le même sort que la philosophie : elle vient toujours trop tard. La claire conscience de l’époque historique ne se fait jour que lorsque toutes les potentialités de cette époque ont été épuisées et qu’elle se met « à peindre du gris sur du gris ». « L’oiseau de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule », dit la préface aux Principes fondamentaux de la philosophie du droit.

Le progrès et sa crise

Par leur confiance dans le progrès, leur foi dans le triomphe de la raison, Kant et Hegel appartiennent bien tous deux, sous des formes différentes, à la philosophie des Lumières. Mais elle reste, comme histoire téléologique, une histoire théologique. La clé explicative est finalement la présupposition d’une Providence divine chez Kant. Chez Hegel, comme nous l’avons vu, l’esprit existe dans l’homme en tant qu’être historique agissant, mais l’esprit, fondamentalement est divin. C’est pourquoi la religion joue un si grand rôle dans l’ensemble du système hégélien et dans sa philosophie de l’histoire en particulier. Pour Hegel, « L’État repose sur la religion »[69] et « Chaque État déterminé est né d'une religion déterminée. »[70] En effet :
L'État a le même principe que la religion ; la religion ne vient pas de l'extérieur pour régler le mécanisme intérieur de l'État, la conduite des individus et leur rapport avec lui. Bien au contraire la religion est la première intériorité: c'est elle qui se détermine et agit en eux.[71]
Non seulement religion et État ont le même principe, mais Hegel laisse entendre que la religion est principe de l'État, de la société et de l'individu. Certes, « la religion ne vient pas de l’extérieur », elle est une sorte de « religion organique » propre à l’État rationnel. Mais il reste que :
C'est la vie tout entière qui doit exprimer la religion et l'homme est  essentiellement un être qui doit avoir le sens de l'ordre éthique et du devoir.[72]
Et, par conséquent :
Le système où s'ordonne la vitalité d'un peuple doit se former conformément à la religion.[73]
Évidemment, cette conception religieuse de l’histoire ne va pas de soi. Son fondement ultime est bien métaphysique et échappe à toute vérification. On a beaucoup reproché à Hegel de vouloir faire entrer toute l’histoire réelle, empirique, dans le lit de Procuste d’un système, certes, grandiose, mais qui ne peut que servir de légitimation, a posteriori, à ce qui a été. Nous voyons un peu plus loin les critiques de la philosophie de l’histoire.
Une conception moins métaphysique consisterait à réduire la notion de sens de l’histoire à une simple direction générale du mouvement historique, sans que l’on puisse assigner à l’avance quelque fin. Depuis quelques siècles, il semble aller de soi qu’il y a un progrès historique. L’histoire est progrès du simple au complexe, du sauvage au civilisé, de la misère vers le bonheur (proclamé comme un droit par les révolutions américaine et française de la fin du xviiie siècle), un progrès de l’obscurité vers la Lumière. Si le progressisme nous semble naturel, remarquons cependant que la conception de l’histoire comme décadence fut longtemps une idée dominante et le reste sans doute aujourd’hui partiellement (« dans le temps, c’était mieux »). Chez Platon, reprenant Hésiode, l’histoire humaine passe de l’âge d’or à l’âge de fer. Cette conception rencontre aussi spontanément le sens romantique : nostalgie et mélancolie sur le thème du déclin. L’histoire comme progrès n’est donc conçue qu’à un moment historique précis.
Après la grande crise du xive siècle, l’horizon européen s’élargit brusquement. La reprise de l’économie, les grandes découvertes, les bouleversements religieux, tout cela fait voir l’histoire comme un progrès, comme ascension. Le savoir est conçu comme un programme qui ne vise plus simplement le savoir lui-même mais « l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent » et surtout tout ce qui est utile « pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » ainsi que le dit Descartes[74]. De ce progrès, on passera à celui de l’esprit humain, de la moralité et des institutions politiques. Si la raison humaine peut s’engager dans un mouvement infini du progrès de la connaissance, comment, dans le même temps, l’homme resterait-il dans la dépendance politique ? Le progrès est donc le mouvement par lequel l’homme accède à l’autonomie, à la capacité de se donner à lui-même sa propre loi.
Les grands succès remportés par les sciences de la nature ont fourni à ces idées des bases à prétention scientifique. Passant de la physique à la « physique sociale », on a cru découvrir le « moteur de l’histoire » et donner ainsi une explication scientifique d’un progrès qui devait s’accomplir avec la rigueur des lois de la nature. « L’histoire, jusqu’à nos jours n’est que l’histoire de la lutte des classes » affirme Marx, pour compléter en précisant que cette histoire n’est qu’une préhistoire qui ouvrira la voie à la véritable histoire, celle où les hommes maîtriseront leur destin au lieu d’être « soumis à la force aveugle de leurs échanges ». À la suite des découvertes de Darwin, l’histoire va être vue comme un processus de sélection naturelle : les peuples et les civilisations les mieux adaptés doivent dominer le monde. Les plus « avancés » doivent montrer la voie aux plus « arriérés » et les civilisations inaptes au progrès sont condamnées à disparaître.
Pourtant, en dépit des certitudes du scientisme, la confiance dans le progrès s’est retournée. Les Lumières ont dû faire face à une première critique du progrès, celle de Rousseau qui considère que le progrès n’est le plus souvent que progrès de la corruption et de la servitude. Au moment où les progrès des arts et des sciences sont supposés civiliser l’homme, Rousseau rétorque :
le luxe, la dissolution et l’esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés.[75]
La critique rousseauiste se doublera de la critique romantique qui voit dans le progrès scientifique, technique, mais aussi politique, la perte d’une authenticité des sentiments humains qui fait du monde moderne un enfer et non le paradis que décrivent ses laudateurs.
À la critique romantique du progrès vient s’ajouter un pessimisme plus profond né sur le sol du scientisme lui-même. La crise et le déclin de la civilisation sont annoncés. La barbarie nazie n’est pas le retour d’un passé refoulé, mais apparaît comme une des figures possibles de la « modernité » et du « progrès ». Et, la prise de conscience écologiste, à la fin du xxe siècle, viendrait sonner le glas de ce grand rêve de toute la modernité, rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature ». Avec les conséquences qui en découlent : renoncer à l’idéal d’autonomie et retourner à la soumission aux forces sacrées. Référence philosophique de « l’écologie profonde », Hans Jonas soutient que l’évolution historique est arrivée à un point de retournement. Il tente de montrer que la situation actuelle est si radicalement différente des situations passées que toutes les philosophies passées, toute la tradition rationaliste, ne valent plus rien et qu'il est même peut-être impossible de penser notre devoir moral sans recours à  la religion[76]. Face à ce qu'il considère comme le vide éthique de notre époque, où le mouvement du savoir moderne sous la forme des sciences de la nature a emporté toute norme, se pose la question de
savoir si sans le rétablissement de la catégorie du sacré qui a été détruite de fond en comble par l’Aufklärung scientifique nous pouvons avoir une éthique capable d’entraver les pouvoirs extrêmes que nous possédons aujourd’hui et que nous presque forcés d’acquérir et de mettre constamment en œuvre.[77]
À l’espérance dans le progrès historique, défendue par le philosophe, hégélien et marxiste à la fois, Ernst Bloch (1885-1977)[78], Jonas oppose une « heuristique de la peur ». Contre la folle revendication de l’autonomie, Jonas soutient que les « paradigmes éminents » de la responsabilité sont maintenant les parents et l’homme d’État. La relation parents/enfant est « l’archétype de toute responsabilité de l’homme envers l’homme »[79]. Contre les Lumières, Jonas proposent de traiter tous les hommes comme des enfants qui ont besoin de protection et d'amour mais, sans doute aussi de l'autorité du pater familias qui redevient logiquement l’archétype de tout pouvoir politique.
On le voit, la critique de l’idéologie du progrès porte loin. Il y aurait beaucoup à dire sur le travail de Jonas. Il a cependant l’avantage de souligner en la dramatisant la contradiction dans laquelle nous sommes : soit nous acceptons comme profondément vraie la conception progressiste de l’histoire et nous devons aller d’un pas hardi vers un avenir radieux qui pourrait bien ressembler au « meilleur des mondes » d’Aldous Huxley ou à ce « bonheur insoutenable » décrit par Ira Levin[80]. Soit nous considérons qu’il faut donner un coup d’arrêt à ce progrès technique, économique, mais aussi scientifique qui menace de ruiner les fondements mêmes de la vie humaine, mais alors il faudrait mettre en route une spirale régressive que personne ne peut raisonnablement vouloir.
Au-delà de ce dilemme angoissant, nous devons constater que la vision progressiste de l’histoire est largement une construction rétrospective : tous les évènements antérieurs sont jugés à l’aune de leur devenir. Ainsi on a pu soutenir que les invasions « barbares » et la destruction de l’Empire romain n’ont fait qu’exécuter la « sentence de l’histoire » contre un système despotique, les envahisseurs francs et germains introduisant un principe de liberté qui, combiné au christianisme devait préparer l’Europe moderne. La négation féodale de l’Antiquité préparait donc la négation de la négation, c’est-à-dire la liberté des Modernes. Certes, la crise de l’immense machine de l’Empire romain venait de loin et les invasions qui détruisirent l’empire d’Occident ne firent que donner le coup de grâce à une domination romaine déjà très différente de ce qu’elle était aux temps d’Auguste ou d’Hadrien. Mais pendant quelques siècles, les habitants de l’Empire ont dû avoir beaucoup de mal à se dire que les Vandales étaient les porteurs de la nécessité du progrès historique ! La plupart des villes de l’Empire se sont vidées. Selon les estimations, Rome a perdu entre 80 et 90% de sa population. L’agriculture, les voies de communication, l’instruction, les arts et les lettres suivent ce mouvement des « désurbanisation », de régression de la vie civile ou civilisée, tant est-il que la civilisation est d’abord la vie dans une civitas, dans une cité. Donc, le « progrès historique », même en le restreignant à l’Europe occidentale, est loin d’être linéaire.
En deuxième lieu, on pourrait faire remarquer que l’impératif du progrès est loin d’être partagé et toutes les civilisations humaines ne s’y sont pas soumises. Certaines ont même temps de s’y soustraire par la manière forte – ce fut le cas du Japon longtemps interdit aux Européens. Si la civilisation européenne, héritière de la tradition juive et grecque, est littéralement obsédée par l’histoire, on sait des sociétés qui cherchent à échapper à l’histoire.
Nous avons enfin tendance à baptiser du nom de progrès tout ce qui conduit au système social et au système de valeurs qui est le nôtre. Mais les Amérindiens n’ont sûrement pas vécu comme un progrès mais plutôt comme une effrayante percée de la cruauté et de la sauvagerie l’introduction du droit de propriété que les Européens tenaient pour un droit naturel et sacré…
Finalement, la conception progressiste de l’histoire pourrait bien n’être que l’idéologie des vainqueurs. Les Européens ont été les porteurs des valeurs les « meilleures » simplement parce qu’ils ont été les plus forts !

Critiques de la philosophie de l’histoire

Les philosophies de l’histoire recherchent un principe ultime qui puisse rendre compte de l’apparente folie de l’histoire et justifie qu’elle soit inscrite dans un progrès. Comment penser le progrès sans définir un but, une finalité ultime de l’histoire ? Refusant la conception moraliste de l’histoire et les cris de Cassandre des adversaires du progrès, la philosophie de l’histoire présente d’abord une dialectique qui fait du mal le moyen par lequel le bien finira par s’accomplir. Pour Kant, n’est-ce pas parce qu’il a des qualités « en elles-mêmes peu sympathiques » que l’homme est conduit néanmoins, pour la réalisation de ses propres fins, à construire un État de droit et à s’installer, presque par habitude, dans le monde de la moralité ? Le plan de la nature rend raison du chaos apparent de l’histoire humaine. Si, pour ces philosophes, l’histoire a une fin, cela ne signifie pas que l’histoire doit se terminer. La finalité historique kantienne n’est qu’un idéal régulateur et non un stade historique déterminé. Le mouvement dialectique de l’Esprit hégélien suit une spirale infinie. Et le communisme, pour Marx, est seulement la fin de la préhistoire et le commencement de l’histoire vraiment humaine.

La philosophie de l’histoire, une théologie ?

Wilhelm Dilthey (1833-1911) s’efforce de séparer les « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) – nous dirions aujourd’hui les « sciences humaines » – des sciences de la nature d’un côté, de la métaphysique de l’autre. L’histoire constitue à bien des égards le modèle même de ce qu’il entend par « sciences de l’esprit ». Dans le cadre de cette entreprise, il procède à une critique radicale de la philosophie de l’histoire telle qu’elle s’est développée en Allemagne avec Kant et Hegel, principalement. Il rappelle d’abord que cette philosophie de l’histoire est dans son inspiration chrétienne :
L’origine de la première de ces sciences [la philosophie de l’histoire] résidait dans l’idée chrétienne que l’histoire de l’humanité manifeste par sa cohésion interne un processus continu d’éducation. Clément d’Alexandrie et saint Augustin préparèrent cette idée, Vico, Lessing, Herder, Humbolt et Hegel la développèrent. Aujourd’hui encore, elle reste déterminée par la puissante impulsion reçue du thème chrétien selon lequel toutes les nations obtiennent de la Providence une éducation commune  réalisant ainsi le Royaume de Dieu.[81]
La philosophie de l’histoire ne peut répondre à ses propres objectifs en se fondant sur une telle base purement théologique. Rappelons-le, le problème de Kant est de comprendre globalement le vouloir humain et d’en découvrir les lois. Il y a bien chez lui une ambition de « faire science ». Or, dit Dilthey, la philosophie de l’histoire tourne radicalement le dos à cette ambition scientifique :
La science, par l’analyse et la façon dont elle traite la pluralité des causes, ne peut que s’approcher de la découverte des principes explicatifs simples. En conséquence, la philosophie de l’histoire ferait bien de renoncer à ses prétentions si elle voulait se servir de la méthode à laquelle est liée absolument toute connaissance véritable du cours de l’histoire.[82]
Il y a un antagonisme entre la méthode des sciences – méthode analytique qui aboutit à la formulation de lois approchées – et les prétentions de la philosophie de l’histoire qui veut ramener la diversité de l’histoire humaine au déploiement d’un principe unique. Dilthey montre qu’en réalité, la méthode de la philosophie de l’histoire renvoie tout simplement à la préhistoire de la pensée scientifique quand un principe plus ou moins arbitraire est utilisé pour expliquer l’ensemble de la réalité.
Telle qu’elle se présente, elle s’épuise à vouloir résoudre la quadrature du cercle. L’artifice qu’elle emploie est donc, même pour le logicien, suffisamment transparent. Je peux, si je m’en tiens à la manifestation d’un ensemble dégagé de la réalité, lier les traits qui s’offrent à mon intuition au moyen d’une abstraction qui les rassemble en un tout, abstraction dans laquelle, comme dans une sorte de représentation générale, est contenue la loi de formation de cet ensemble. Si floue et si confuse soit-elle, une quelconque représentation générale de la réalité historique se forme toujours chez ceux qui se sont occupés de cette réalité et en ont embrassé l’ensemble dans une image spirituelle. (…) Ces prétentieux concepts généraux de la philosophie de l’histoire ne sont rien d’autres que ces « notiones universales » dont Spinoza a magistralement démontré l’origine naturelle et la funeste action qu’elles exercent sur la pensée scientifique.[83]
Rien n’est plus facile en effet que de voir en chaque phénomène naturel ou historique l’expression d’un principe arbitraire. C’est même ce qui donne cette apparente rationalité à toutes les superstitions. Dilthey, d’ailleurs, fait ici référence à Spinoza qui a démonté les mécanismes du finalisme superstitieux dans l’appendice de la première partie de l’Éthique.
Il n’est pas, dans la métaphysique, d’autre élément dont on puisse, avec autant de clarté que lorsqu’il s’agit de philosophie de l’histoire, démontrer que ses racines poussent dans l’expérience vécue religieuse, et que, si on l’isole de ce contexte, il se dessèche et se décompose. L’idée d’un plan d’ensemble de l’histoire humaine, l’idée que dans cette histoire, Dieu accomplit notre éducation, a été produite par la théologie. Elle trouvait au début et à la fin de l’histoire prise dans sa totalité de solides points d’attache à partir desquels pouvait s’édifier une telle construction ; c’est ainsi qu’apparut cette tâche véritablement insurmontable qui consiste à suivre dans le cours le l’histoire les fils qui relient la chute originelle au Jugement dernier.[84]
Pour Dilthey, il est donc clair que la philosophie de l’histoire est non seulement théologique mais encore inférieure à la théologie. La théologie est l’expression d’une expérience religieuse qui est constitutive des sentiments et des idées que partagent les individus engagés dans des relations sociales. Cette expérience possède une épaisseur, une vie qui en rendent l’interprétation riche du point de vue de la connaissance. La philosophie de l’histoire n’est rien d’autre que cette expérience privée de ce qui en fait la vie, réduite à des formules abstraites. Ainsi :
[…] L’idée qu’il existe un plan unitaire dans le cours de l’histoire du monde se transforme dans la mesure où, au XVIIIe siècle, elle ne survit qu’en se détachant des solides prémisses qu’elle trouvait dans le système théologique : elle perd sa réalité massive pour devenir une fantasmagorie métaphysique.[85]
La théologie a une réalité, celle de la religion. Détachée de cette réalité, elle devient une « fantasmagorie ». La critique à laquelle procède ici Dilthey n’est pas nouvelle : on le trouve déjà chez Marx dans la Sainte Famille et dans L’Idéologie Allemande. Dilthey n’a aucun rapport avec Marx dont il ignore de toute façon au moins l’œuvre philosophique, pour l’essentiel composée de manuscrits qui ne seront publiés qu’au cours du xxe siècle. La convergence des critiques de la philosophie de l’histoire de l’idéalisme allemand en est d’autant plus frappante.
La critique que Dilthey adresse à la philosophie de l’histoire est d’autant plus forte qu’elle n’est pas faite du point de vue du scientisme positiviste si courant au xixe siècle – un courant toujours très influent de nos jours qui vise à comprendre les actions humaines sur le modèle des lois de la physique ou en invoquer des principes généraux de la connaissance de la nature. Au contraire, Dilthey, comme nous le verrons plus loin, cherche à penser la spécificité des « sciences de l’esprit » quant à leur objet et à leurs méthodes par rapports aux sciences de la nature. Ces sciences, Heinrich Rickert (1863-1936) les dénommera « sciences historiques » parce qu’elles ne visent pas à formuler des lois générales comme les sciences naturelles mais au contraire à comprendre les évènements singuliers.
L’innocence du devenir
Nietzsche porte, lui aussi, contre la philosophie de l’histoire l’accusation de n’être qu’une théologie dissimulée. Mais cette accusation s’étend à l’histoire elle-même, c’est-à-dire, en l’occurrence à l’école historique allemande qui domine largement la culture du xixe siècle.
L’histoire est encore une théologie dissimulée : de même le respect du profane pour la caste scientifique n’est qu’une survivance du respect qu’on portait autrefois au clergé.[86]
Allant « par-delà bien et mal »[87], Nietzsche élimine la responsabilité historique de l’homme. Si la morale n’est que l’illusion de la vie, l’idée même d’un progrès historique est dépourvue de sens, puisque le progrès suppose l’opposition du bien et du mal, le passage du mal au bien, qui recouvre le passage de la nature à la culture. La genèse nietzschéenne des valeurs morales en fait des moyens de la vie. Elles se construisent à travers une sorte de sélection naturelle. Évaluer, c’est déterminer ses aversions et ses inclinations car on ne peut pas vivre sans aversion ni inclination. Donc, on ne peut pas vivre sans évaluer. C’est pourquoi le seul « progrès » possible est un progrès de type darwinien : ne sont retenues que les aversions et les inclinations qui sont utiles à la vie, c'est-à-dire, pour Nietzsche celles qui permettent la survie des plus forts.
Ainsi Nietzsche semble rabattre toute l’histoire sur une véritable histoire naturelle fortement ancrée dans une sorte de biologisme. Pourtant, cette genèse des valeurs morales se double d’une généalogie qui apprécie ces valeurs morales elles-mêmes. Le point de vue « scientifique », neutre, sur l’histoire va donc se doubler d’un point de vue axiologique, souvent contradictoire avec le précédent. Si la genèse biologique des valeurs morales conduit à penser l’innocence du devenir, la généalogie va placer les valeurs morales dans un procès de décadence. Ainsi le « sens historique » dont s’enorgueillit le XIXe siècle est-il considéré comme un signe de déclin. Au progrès de la vie, Nietzsche va opposer le mouvement rétrograde de l’histoire humaine. L’Europe est malade, malade de sa civilisation. Pourtant, curieusement, Nietzsche remarque que, depuis Napoléon, elle est à nouveau entrée dans une période guerrière qui stimule les qualités vitales.
Mais, si les valeurs morales sont sélectionnées par la vie, comment considérer l’égalité des droits ou le christianisme comme des marques de déclins – ou encore du ressentiment des faibles à l’égard des forts ? Peut-être les grands mots de la moralité ne sont-ils que des drapeaux pour la lutte. Mais s’ils triomphent, si les faibles, grâce à eux, ont fini par vaincre les forts, c’est que les forts n’étaient pas si forts que cela et que les faibles, les victimes de la « brute blonde » des débuts de la Généalogie de la morale, ont fini par être les plus forts. Il y a alors une incohérence à parler de décadence, c'est-à-dire à réintroduire des jugements de valeurs qu’on vient l’instant de récuser.

Contingence des futurs

La philosophie de l’histoire n’est peut-être qu’une illusion qui légitime le cours réel du monde en donnant à cette reconstruction a posteriori l’apparence d’une rationalité a priori. Incontestablement, nous ne pouvons plus croire à l’avenir radieux. Sans sombrer dans les thèses sur le « déclin de l’occident » à la Spengler, Freud analyse avec une grande lucidité les contradictions du processus de civilisation : le processus de civilisation et le type de comportements qu’il exige des individus ne peuvent qu’engendrer des tendances toujours plus fortes à l’agression contre la civilisation. L’histoire humaine, loin d’être le déploiement d’une rationalité, se révélerait comme le dénouement toujours incertain d’un complexe au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire d’un nœud de pulsions contradictoires. Nous pouvons toujours reconstruire a posteriori une cohérence des événements et tracer une ligne générale mais nous sommes à jamais dans l’incapacité de prévoir la suite des événements. Déjà Aristote et Épicure soutenaient l’idée de contingence des futurs : l’avenir n’est nullement déterminé par la connaissance du passé et du présent. Il y a même une espèce de contradiction interne à toute « futurologie » puisque les prévisions et les conjectures entrent à leur tour comme une composante déterminante de ce futur qu’on veut prévoir.
Revenons à notre présent. Si les transformations d’ensemble de l’économie mondiale et des rapports entre les nations depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale semblent accomplir l’idée kantienne ou hégélienne d’une « histoire universelle », il est évidemment impossible d’y voir un terme de l’histoire humaine. Tout ce qu’on appelle du nom un peu confus de « mondialisation » peut, certes, être considéré comme une nouvelle manifestation du « progrès », stimulé par la dynamique économique. Mais il est impossible de fermer les yeux sur les contradictions qui s’accumulent dans ce système mondial hautement différencié, où la multiplication des « possibles » s’accompagne d’une croissance jamais vue des inégalités et de manifestations inquiétantes de régression. Tous les possibles ne sont pas compossibles, pourrait-on dire en parlant comme Leibniz, c’est-à-dire tous les possibles ne sont pas possibles simultanément, dans le même monde. Ainsi, pendant qu’on célèbre les triomphes du marché unique et du « village global » rendu possible par l’internet, certains auteurs prédisent le conflit des civilisations. Peut-être faut-il admettre que, de la même manière que toute production suppose une destruction, tout progrès suppose une perte. Bref, se faire à l’idée que l’histoire est toujours tragique.
L’avenir semble hors d’atteinte de nos raisonnements et nous refusons désormais de renoncer au présent et d’hypostasier nos aspirations dans quelque « Jérusalem terrestre ». Au temps historique, notre époque adresse cette fameuse objurgation : « Arrête-toi ! tu es si beau ».

Propos d’étape

Notre rapport à l’histoire se présente toujours sous un aspect contradictoire. Quand nous étudions l’histoire, nous voulons d’abord connaître les faits et leur enchaînement. Nous ne voulons pas qu’on nous raconte des histoires ! Pourtant, nous n’avons pas l’égard des faits historiques le même détachement que celui que nous pouvons avoir à l’égard des phénomènes naturels. Savoir si les quarks ne sont vraiment que six, l’immense majorité de nos contemporains s’en moque ! Alors que savoir où se situent les responsabilités de la Première Guerre mondiale, quelle valeur accorder à la Révolution française, etc., ce sont là des questions qui « font sens », comme on dit fréquemment aujourd’hui. Pour nous, les phénomènes physiques n’ont pas de sens, ils se contentent d’être observés et nous n’avons éventuellement qu’à en chercher la loi. Au contraire, les évènements historiques ont un sens ou, du moins, nous cherchons nécessairement à leur en donner un, parce que nos propres actions, par exemple en tant que citoyens, se rapportent à ce sens et cherchent à le prolonger ou à le contredire. De ce point de vue, aussi justifiées que soient les critiques adressées aux philosophies de l’histoire, qui cherchent un sens immanent à l’histoire, nous ne pouvons pas nous en détacher complètement. Si l’histoire n’a pas de sens, du moins cherchons, en tant qu’humains qui faisons « librement notre propre histoire » (Marx) nous cherchons nécessairement à lui donner un sens qui nous dépasse.

L’histoire est-elle une science ?

Le progressif envahissement des savoirs sur les hommes par les sciences humaines trouve son expression dans l’historiographie. Cessant d’être récit, sujet de méditation ou guide pour l’action, l’histoire doit devenir science. Cette transformation s’effectue au cours du xixe siècle en suivant trois axes en première approche très divergents. En premier lieu, Marx, à partir de la critique de « l’idéologie allemande » – c’est-à-dire de la philosophie de l’histoire idéaliste en vogue chez les « Jeunes Hégéliens » – procède à une critique radicale de la philosophie de l’histoire héritée de l’idéalisme allemand (principalement Hegel) et propose une méthode scientifique de compréhension de l’histoire. Ensuite, la philosophie, principalement en Allemagne, va tenter d’élaborer les méthodes spécifiques d’un groupe de sciences appelées par Heinrich Rickert « sciences historiques ». Enfin, poursuivant la tradition positiviste inaugurée par Auguste Comte et développée dans les sciences sociales par Durkheim, des historiens, principalement ceux que se sont regroupés autour de la revue les Annales, Marc Bloch, Lucien Febvre et leurs successeurs, tentent d’émanciper l’histoire du récit et de construire une histoire scientifique.
Nous laissons de côté, pour le moment, la tentative de Marx de construire une conception scientifique de l’histoire qui sera traitée dans la deuxième partie à propos du 18 Brumaire de Louis Bonaparte.
Rechercher les causes ?
Dès sa naissance, dans l’Antiquité grecque, l’histoire se veut objective, mais, en même temps, elle refuse de s’en tenir à la simple chronique des évènements. Hérodote le dit clairement dès le début de rechercher la cause de la guerre que se sont livré les Grecs et les Barbares. Thucydide cherche à expliquer les faits sans le moindre recours au surnaturel (voir la préface à la Guerre du Péloponnèse) et s’en prend aux poètes qui visent « l’agrément de l’auditeur plutôt que la vérité ». L’idée que l’histoire est un savoir rationnel visant le vrai et qu’elle se distingue ainsi clairement des récits épiques ou fabuleux est donc une idée constitutive de cette discipline et, en un sens très large, elle peut donc à bon droit se présenter comme une science.
Mais avec la naissance de la science moderne, au début du xviie siècle, avec l’œuvre emblématique de Galilée, le terme même de science prend un sens beaucoup plus restreint et rigoureux. La science doit déterminer son objet avec précision et formuler des lois dont le langage est celui des mathématiques. Il ne s’agit plus de constater les faits, ni même de formuler dans chaque cas des explications, mais bien de rattacher tous ces faits à des lois constantes, en nombre aussi restreint que possible. Les brillants succès obtenus au cours du xviie siècle par la physique, couronnés par l’œuvre de Newton posent aux historiens et plus généralement à tous ceux qui veulent comprendre les « affaires humaines » la question de l’extension du modèle newtonien à une science générale des comportements humains. Il faut rechercher « la loi de Newton » des sociétés humaines. Et c’est d’abord du côté de l’économie politique et de ce qui va devenir la sociologie que cette tentative prend corps. Si tous les corps s’attirent selon la loi de la gravitation universelle et que cette attraction forme des systèmes relativement stables comme le système solaire ou le « sous-système » formé de la Terre et de la Lune, les pionniers de l’économie – mais aussi nombre de philosophes – sont amenés à considérer que c’est l’intérêt qui constitue la loi de Newton des sociétés humaines. Dès lors l’explication des faits historiques n’est plus à chercher dans les idées que professent les individus, ni dans des règles morales d’origine transcendante, ni dans le dessein de la Providence, mais dans la combinaison des actions humaines guidées par cette recherche de l’intérêt.
Ce programme se heurte cependant à de très nombreuses difficultés. Dans cet ensemble de sciences que nous appelons aujourd’hui sciences sociales, on a grand peine à réunir les conditions minimales des sciences de la nature :
-          Les sciences de la nature portent sur des phénomènes qui se répètent régulièrement et que nous pouvons même très souvent répéter à la demande. Par contre les comportements humains ne sont susceptibles que de régularités très approximatives et l’expérimentation y est à peu près impossible.
-          La causalité y est mal définie. Les raisons d’agir des individus peuvent-elles être tenues pour les causes des phénomènes sociaux ?
-          Le concept de « fait social » est l’objet de nombreuses controverses et l’on ne peut pas assimiler un tel genre de fait (social et/ou historique) aux phénomènes de la nature, parce qu’il ne s’agit pas uniquement de phénomènes observables.
Ces problèmes constituent la matière même des discussions qui traversent la philosophie, l’historiographie et l’épistémologie de l’histoire depuis le xixe siècle.

Expliquer ou comprendre l’histoire

Chronologiquement, la première tentative de délimiter le champ des sciences historiques et de fonder leur méthode a été de séparer radicalement les sciences historiques des sciences de la nature. S’il refuse la philosophie idéaliste de l’histoire qu’il qualifie de « fantasmagorie », Dilthey (voir chapitre précédent) considère que le modèle des sciences de la nature est inapplicable au domaine de la culture humaine. Aux sciences de la nature, il oppose les sciences de l’esprit.

Sciences de l’esprit contre sciences de la nature

Dilthey définit les sciences de la nature comme sciences « nomologiques » ou sciences dont le but est de fournir des lois explicatives. Si un certain phénomène A est suivi régulièrement du phénomène B, c’est qu’il existe une loi reliant l’antécédent A au conséquent B.  Par opposition aux sciences « nomologiques » qui sont explicatives, Dilthey définit les sciences de l’esprit comme herméneutiques, c'est-à-dire fondées sur l’interprétation. Pour Dilthey, ce qui permet de définir cette spécificité des sciences humaines, c'est l'historicité de l'homme et de ses produits.
A côté des sciences de la nature s’est développé spontanément un groupe de connaissances, à partir des problèmes de la vie elle-même, qui, en raison de leur communauté d’objet, sont liées les unes aux autres. Ces sciences sont l’histoire, l’économie politique, les sciences juridiques et politiques, la science de la religion, l’étude de la littérature et de la poésie, des arts plastiques et de la musique, des visions philosophiques du monde et des systèmes, enfin la psychologie. Toutes ces sciences se rapportent au même grand fait: le genre humain. Elles décrivent et racontent, jugent et forment concepts et théories en rapport à ce fait.[88]
Dilthey différencie les sciences de la nature des sciences de l’esprit par quelques traits fondamentaux :
-          Les sciences de l'homme s'intéressent à des réalités produites par l'homme lui-même, cela ne va pas sans rappeler Vico (voir supra encadré).
-          La différence entre les sciences de l'esprit (ou sciences morales) et les sciences de la nature est déterminée par la différence d'orientation du sujet connaissant, à son attitude à l'égard des objets.
Il refuse donc d'identifier le savoir scientifique construit sur le modèle des sciences de la nature (physique) avec la connaissance en général. De là Dilthey déduit l’opposition entre les modes de fonctionnement des deux types de science  :
-          Les sciences de la nature donnent une explication et formulent des lois ;
-          Les sciences de l'esprit comprennent l'action humaine et en donnent une interprétation.
Dans les sciences de la nature, notre « orientation » peut être ainsi décrite  :
Nous nous emparons de ce monde physique par l’étude de ses lois. Ces lois ne peuvent être découvertes que dans la mesure où le caractère vécu de nos impressions de la nature, l’ensemble auquel, avec lui, nous appartenons en tant que nous sommes nous-mêmes nature, le sentiment vivant à travers lequel nous jouissons de celle-ci, cèdent toujours davantage la place à la saisie abstraite de cette nature d’après les relations spatiales, temporelles, de masses et de mouvements. Tous ces moments coopèrent à ce que l’homme en vienne à s’exclure lui-même pour, à partir de ses impressions, construire ce grand objet qu’est la nature comme ordre régi par des lois. Elle devient dès lors pour l’homme le centre de la réalité.[89]
Ainsi l’objet des sciences de la nature est toujours constitué comme un objet extérieur au sujet connaissant. La permanence des objets extérieurs, le fait que la main peut intervenir en eux et qu'ils sont mesurables permettent au savant le recours à l'expérimentation et aux mathématiques. L’orientation du sujet dans les sciences de l’esprit est caractérisée par une expérience complètement différente. L’expérience n'est pas limitée par les conditions expérimentales d'une observation systématique au domaine accessible à « l'intervention de la main ». L’accès de la réalité est ouvert au sujet qui « vit » des expériences. Si l’humanité n’était saisie que par la perception sensible, elle serait simplement un phénomène physique. Elle se présenterait à la connaissance comme un phénomène donné, isolé, extérieur, alors que dans les sciences de l’esprit, les faits historiques, les textes, les œuvres d’art, etc., se présentent en quelque sorte de l’intérieur. La vie physique y constitue seulement un donné primitif et fondamental qu’il s’agit de comprendre. Par exemple, un texte n’est physiquement qu’un ensemble de feuilles de papier sur lesquelles on repère des signes tracés à l’encre. Les sciences de la nature permettent de mesurer la résistance du papier, la composition de l’encre, d’expliquer par quels processus chimiques on peut obtenir un tel objet, mais la compréhension du texte n’est pas l’objet de la physique ou de la chimie. La compréhension est la méthode des sciences de l’esprit, par opposition à la méthode des sciences de la nature qui est l’explication. Résumons les principes de la méthode compréhensive.
1.    L'homme devient objet des sciences de l’esprit à partir du lien triple entre l’expérience vécue, l’expression et la compréhension. L’expérience vécue par un humain s’exprime de diverses manières (des paroles, des écrits, des actions). Celui qui s’intéresse à l’expérience vécue par un autre doit donc en quelque sorte se placer de l’intérieur. La compréhension suppose donc un principe d’empathie.
2.    Les événements vécus sont les unités structurelles à partir desquelles la vie de l'âme s’édifie. En eux, est présent le lien entre la conscience et ses contenus.
3.    L’expression (ou objectivation) est la traduction extérieure (dans des « signes publics ») de la vie de l'âme.
4.    La compréhension est donc la saisie d'une intériorité sur la base de sa traduction extérieure. C'est donc une interprétation. C’est pourquoi les sciences de l’esprit sont « herméneutiques ».
Cette théorie de l’interprétation repose sur la conception que Dilthey se fait de la vie historique des hommes, comme « vie de l’esprit ». L’histoire de l’espèce humaine est intégrée à ce processus de formation de l’esprit. C’est pourquoi l’existence quotidienne des individus socialisés se meut dans la relation de l’expérience vécue, de l’expression et de la compréhension qui constitue aussi la méthode des sciences morales.
Pour Dilthey la biographie constitue méthodologiquement le modèle de toute compréhension. En effet, la vie individuelle n’est compréhensible que dans un contexte intersubjectif puisque toute manifestation de la vie individuelle représente quelque chose de commun dans le domaine de « l’esprit objectif ». Chaque mot, chaque phrase, chaque geste ou formule de politesse, chaque oeuvre d’art et chaque action historique ne sont compréhensibles que parce qu’une communauté relie celui qui s’y exprime et celui qui comprend ; l’individu fait des expériences, pense et agit toujours dans une sphère de communication et il ne comprend qu’en elle.

Comprendre l’histoire

Si Dilthey formule une théorie générale des sciences de l’esprit, mais qui pourraient aussi être désignée comme elle le sera plus tard comme théorie des sciences de la culture, c’est bien vers l’histoire que convergent toutes ces sciences de l’esprit. D’une part parce que la méthode compréhensive est directement liée à la définition de l’homme comme être historique et d’autre part parce que l’histoire est typiquement la science qui requiert l’interprétation. L’historien n’a jamais devant lui des phénomènes physiques qu’il pourrait étudier comme tels. À la rigueur, d’autres sciences humaines pourraient tenter d’analyser la vie humaine avec les méthodes des sciences de la nature : ainsi la psychologie behavioriste considère l’esprit comme une « boîte noire » et le psychologue doit tenter de formuler des lois psychologiques en étudiant les rapports entre stimuli appliqués au sujet observé et les réponses que provoquent ces stimuli. Les économistes ont construit des modèles mathématiques des comportements des agents économiques – en fait non pas des humains réels, mais des agents idéalisés, des « homo oeconomicus ». Des sociologues ont tenté de leur emboîter le pas. Que ces méthodes soient pertinentes ou non, c’est une autre question que nous ne traitons pas ici : s’engager dans cette voie pouvait et peut encore sembler rationnel. Mais l’historien n’a jamais de phénomènes observables devant les yeux. Il n’en a que les traces, les signes présents d’actions passées. Ce dont traite l’historien, au sens strict, n’existe plus. Il lui faut donc reconstituer, à partir des éléments dont il dispose, des évènements passés et tenter de comprendre les actions.

L’histoire contre le récit

L’inscription de l’histoire dans le mouvement d’ensemble de constitution des sciences sociales peut se vérifier encore d’une autre façon quoique d’une manière et selon des présuppositions radicalement différentes.
Auguste Comte parle de « physique sociale » pour désigner la sociologie. Il s’agit d’introduire dans les sciences qui traitent des phénomènes sociaux les méthodes qui ont fait leur preuve dans les sciences de la nature. Ainsi, pour Comte, bien que ce domaine soit particulièrement propice au déploiement de l’imagination, cette dernière doit être strictement soumise au primat de l’observation qui permettra de découvrir « l’exacte coordination de l’ensemble des faits observés ».[90] Certes, on doit bien constater que les phénomènes intellectuels et moraux de la vie individuelle et les phénomènes politiques sont encore étudiés d’une manière antiscientifique ; le caractère vague des observations « permet à l’imagination fallacieuse des sophistes et des rhéteurs d’y tourner pour ainsi dire à son gré l’interprétation des faits accomplis. »
Cette situation n’est rendue possible que parce que la science sociale n’est pas encore à l’âge positif et que, par voie de conséquence, la politique a encore la prétention d’une action essentiellement illimitée, « grande illusion primitive » qui « résulte toujours spontanément de l’ignorance des lois fondamentales de la nature, combinée avec l’hypothèse du pouvoir arbitraire et indéfini alors attribué aux agents surnaturels ». De ce point de vue, la différence entre sciences de la nature et sciences sociales n’est qu’une différence d’avancement sur une même ligne ascendante. Si les sciences sociales sont en retard, c’est uniquement en raison de leur plus grande complexité. Mais elles obéissent à la même dynamique et aux mêmes principes que les sciences de la nature. Il s’agit donc, pour sortir enfin de l’âge théologique et métaphysique, de « concevoir toujours les phénomènes sociaux comme inévitablement assujettis à de véritables lois naturelles, comportant régulièrement une prévision rationnelle. »
La philosophie d’Auguste Comte, un peu oubliée aujourd’hui, a eu de très grandes répercussions dans les sciences sociales. L’école sociologique française, celle que fonde véritablement Émile Durkheim, s’appuie sur les présuppositions comtiennes. Pour Durkheim, l’élément pertinent dont doit s’occuper le sociologue n’est pas l’action de l’individu mais le fait social qui se caractérise par trois traits :
-          La contrainte : « est fait social, toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure. »[91]
-          La généralité : le fait social est général « dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre. »
-          L’indépendance par rapport au psychisme individuel.
Durkheim en tire, en une formule frappante, qu’il faut « traiter les faits sociaux comme des choses ».

La conquête de la longue durée

C’est en s’appuyant sur des considérations semblables que l’historiographie française du xxe siècle procède à une critique radicale de l’ancienne conception de l’histoire. Si l’histoire s’occupe des singularités, c’est bien l’évènement qui est son objet propre. L’évènement, c’est ce qui arrive ou qui est subi par l’action d’un agent humain. Certes, l’histoire peut aussi prendre en compte les évènements naturels – par exemple le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 – mais seulement dans la mesure où ils affectent l’histoire humaine, c’est-à-dire où ils entrent dans la détermination des actions des agents historiques. Les évènements historiques sont compréhensibles en ce sens qu’on peut interpréter les actions humaines par leurs motifs et leurs raisons. C’est cependant pour cette même raison que l’histoire traditionnelle sélectionne un certain nombre d’évènements significatifs et documentés. Elle privilégie donc l’histoire politique (celle des gouvernants), l’histoire diplomatique et militaire (celle des rapports entre les puissances étatiques). Évidemment, elle ne se limite pas à cela. Les rapports sociaux, les questions économiques, les évolutions culturelles ne lui sont pas étrangers, mais ils ne constituent finalement qu’un arrière-plan.
L’école des Annales, avec Marc Bloch et Lucien Febvre et leurs successeurs, prend le contre-pied de cette histoire traditionnelle. Dans son Apologie pour l’histoire, Marc Bloch commence par rendre hommage à l’inspiration comtienne dans les sciences sociales et à Durkheim, même si cet hommage est en même temps critique. S’il lui reproche de dédaigner l’évènement, il rappelle que
Ce grand effort (…) nous a appris à analyser plus en profondeur, à serrer de plus près les problèmes, à penser, oserais-je dire, à moins bon marché. (…) S’il semble aujourd’hui dépassé, c’est pour tous les mouvements intellectuels, tôt ou tard, la rançon de leur fécondité.[92]
Marc Bloch s’efforce d’abord de définir l’histoire comme science. Il lui faut pour cela préciser son objet. Il réfute d’abord comme « absurde » l’idée que le passé en tant que tel puisse être objet de science. L’histoire des historiens ne commence que là où l’humain intervient, c’est pourquoi l’histoire est la « science des hommes dans le temps », pour préciser que le temps, c’est d’abord la durée, et même la longue durée.
On se représente le courant de l’évolution humaine comme fait d’une suite de brèves et profondes saccades, dont chacune ne durerait que l’espace de quelques vies. L’observation prouve au contraire que dans cet immense continu temps les grands ébranlements sont parfaitement capables de se propager des molécules les plus lointaines jusqu’au plus proches.[93]
Ce dont doit partir l’historien, c’est de la « solidarité des âges », une conséquence nécessaire de l’existence de quelque chose comme une nature humaine et un fonds permanent dans les sociétés humaines. L’histoire, telle que la pense Bloch, suppose qu’il y a des structures anhistoriques. Sur ce fonds permanent l’analyse historique recherche non pas tant à faire le récit des évènements qu’à comprendre les mouvements longs et leurs oscillations :
L’historien ne sort jamais du temps ; mais par une oscillation nécessaire,(…) il y considère tantôt les grandes ondes de phénomènes apparentés qui traversent, de part en part, la durée, tantôt le moment humain où ces courants se resserrent dans le noeud puissant des consciences.[94]
L’élément premier n’est donc plus l’évènement ; celui-ci au contraire pourrait être considéré comme un point singulier où s’entrecroisent les oscillations de la longue durée. Ce privilège donné à la longue durée induit un décentrement de la recherche historique : de l’évènement et de l’individu comme seul sujet possible de l’action, l’historien doit maintenant braquer le projecteur sur ce qui conditionne l’individu, sur ce qui dans la réalité sociale est plus impersonnel. Ce sera le rôle fondamental donné à l’histoire économique et à l’histoire sociale – un point sur lequel la jonction avec la conception marxienne de l’histoire pourra se faire avec certains historiens comme Ernest Labrousse. Mais au-delà, la recherche historique devient une véritable anthropologie. C’est ainsi que l’une des caractéristiques les plus connues de l’école des Annales est la place donnée à l’histoire des mentalités.
Vers l’histoire totale
Avec sa thèse sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (rédigée en captivité pendant la Seconde Guerre Mondiale), Fernand Braudel radicalise le propos de l’école des Annales. Le temps historique ne doit plus être considérée comme un temps homogène, mais comme un temps stratifié. Il y a, répète Braudel, une histoire superficielle, l’histoire à la dimension de l’individu, une histoire « à oscillations brèves, rapides, nerveuses ». Sous cette histoire, se déploie une histoire lentement rythmée, celle de la longue durée, une histoire que l’économiste enseigne à l’historien. Cette longue durée est aussi celle des institutions et des mentalités. Et enfin, on trouve une histoire quasi immobile, déterminée par les rapports entre l’homme et son milieu. Cette histoire une sorte de « géo-histoire ».
Dans Civilisation matérielle, économie, capitalisme, xve- xviiiesiècle, Braudel reprend cette tripartition du temps historique pour l’appliquer la période de la genèse du capitalisme moderne. Il distingue ainsi :
-          la civilisation matérielle, « l’activité élémentaire de base, qu’on rencontre partout », « une zone épaisse, au ras du sol » que Braudel nomme encore « infra-économie ». C’est la routine qui domine cette strate.
-          L’économie est la sphère de l’échange, des marchés et des boutiques. Si la vie matérielle est non économique, l’économie commence avec la valeur d’échange.
-          Enfin, au-dessus du marché, apparaît le capitalisme, celui qui est créé par « les hiérarchies sociales actives » qui « faussent l’échange à leur profit ».
Chacune de ces trois strates a sa temporalité propre. Leurs mouvements respectifs s’épaulent ou se contredisent. Et c’est dans l’articulation de ces trois sphères que peut s’expliquer l’histoire du monde à l’époque moderne (Civilisation matérielle… se veut en effet une « introduction à l’histoire du monde » entre le xve et le xviiie siècle).
S’introduit ainsi une double perspective : spatiale et temporelle. L’espace du capitalisme, c’est l’économie mondiale, « l’économie-monde » dont le concept est développé par un disciple de Braudel, Immanuel Wallerstein. Inversement, « plus vous restreignez l’espace de l’observation, plus vous avez de chance de vous retrouver dans l’environnement de la vie matérielle. »[95] Braudel ajoute :
Quand vous rétrécissez le temps observé à des fractions menues, vous avez ou l’événement, ou le fait divers ; l’événement se veut, se croit unique ; le fait divers se répète et, se répétant, devient généralité ou mieux structure. Il envahit la société à tous ses étages, caractérise des manières d’être et d’agir perpétuées sans mesure.[96]
Repoussé aux marges l’évènement cède la place aux longues séries, ce qui permet l’introduction massive de l’histoire quantitative. Au contraire, le fait divers, par opposition à l’évènement sensationnel, en ce qu’il se répète est peut-être beaucoup plus intéressant ! C’est en ce lieu que désormais pourra être cherchée l’intelligibilité de l’histoire, une histoire qui peut emprunter ses outils aux sciences sociales (l’économie principalement) et se veut de plus en plus une histoire totale, c’est-à-dire en même temps géographie, économie, sociologie, démographie.
Le dernier mot de l’historiographie ?
Cette méthode historique issue de l’école des Annales, qui fut appelée un temps « la nouvelle histoire », ne peut cependant sortir du cadre de l’histoire-récit, elle ne peut pas annuler l’évènement, même si les vastes perspectives qu’elle ouvre lui donnent un éclairage singulier. Comme souvent, quand il s’agit de thèses fortes, argumentées, défendues par des esprits puissants, on peut sans doute imaginer que la « nouvelle histoire » de l’école des Annales et l’histoire critique construite dans l’optique des « sciences de l’esprit » de Dilthey ont l’une et l’autre leurs vertus. Georges Duby, un des disciples de Marc Bloch et Lucien Febvre, pratique avec bonheur le mélange des doctrines. Il publie ainsi en 1973 Le dimanche de Bouvines, récit de cet événement mémorable, le dimanche 27 juillet 1214 où Philippe-Auguste, roi de France affronte une redoutable coalition conduite par Otton, l’empereur « romain germanique ». Spécialiste de l’histoire de la longue durée, il s’intéresse à Evènement par excellence. Il caractérise ainsi les orientations de cette « nouvelle histoire » dans laquelle il a d’abord travaillé.
[Elle] rejetait sur les marges l’événementiel, répugnait au récit, s’attachait au contraire à poser, à résoudre des problèmes, et, négligeant les trépidations de surface, entendait observer dans la longue et la moyenne durée, l’évolution de l’économie, de la société et de la civilisation.[97]
Sans remettre en cause l’enseignement de ses maîtres – et notamment de Braudel – Duby réhabilite l’histoire de Evènement sensationnel.
Il commençait aussi de m’apparaître non seulement possible, non seulement utile, mais franchement nécessaire, pour parvenir jusqu’aux mouvements obscurs qui font lentement se déplacer au cours des âges les soubassements d’une culture, d’exploiter l’événement. D’en tirer le meilleur parti, en le traitant d’une certaine manière. (…) c’est parce qu’il fait du bruit, parce qu’il est « grossi par les impressions des témoins, par les illusions des historiens », parce qu’on en parle longtemps, parce que son irruption suscite un torrent de discours, que l’événement sensationnel prend son inestimable valeur. Pour ce que, brusquement, il éclaire. Par ses effets de résonance, par tout ce dont son explosion provoque la remontée depuis les profondeurs du non-dit, par ce qu’il révèle à l’historien des latences. Du fait même qu’il est exceptionnel, l’événement tire avec lui et fait émerger, dans le flot de paroles qu’il libère, des traces qui, sans ce coup de filet, seraient demeurées dans les ténèbres, inaperçues, les traces du plus banal, de ce dont on parle rarement dans le quotidien de la vie et dont on n’écrit jamais[98].
Un constat donc que l’histoire ne peut se réduire à la démographie ou à l’économie (aussi importante que soient ces deux disciplines pour sa compréhension). L’histoire ne peut véritablement être la science de son objet propre que par cette dialectique de la durée et de l’évènement, de la répétition et de la création de l’irréductiblement nouveau.

L’objectivité de l’histoire

On ne peut évidemment pas terminer cette réflexion sur l’histoire sans poser la question de son objectivité. Si on peut contester que l’histoire humaine suive la voie d’un progrès (pour progresser, il faut avoir un but qui permet de mesurer le chemin restant à parcourir !), il est peu contestable en revanche de la recherche historique a progressé. La grande rupture, nous l’avons déjà noté, est celle des Hérodote et Thucydide, c’est-à-dire de ces historiens qui cessent de confondre l’histoire et les légendes et veulent raconter ce qui s’est passé comme cela s’est passé, pour reprendre une formule célèbre de l’historien allemand Ranke. La recherche historique a progressé non seulement dans ses méthodes, dans la clarification de son propos, mais aussi surtout dans les moyens mis à sa disposition pour explorer le passé de l’humanité. Les fouilles de Pompéi, le déchiffrage des hiéroglyphes par Champollion en quelque sorte inaugurent un travail gigantesque qui va mettre à jour des villes oubliées. Des civilisations inconnues sortent de leur linceul.
On pourrait penser, cependant, que l’histoire, par sa matière même a du mal à faire valoir ses droits à l’objectivité. Si on doit interpréter des documents et construire des récits, ne retombe-t-on pas toujours dans la querelle des interprétations ? L’histoire, comme toutes les sciences sociales, ne peut pas séparer l’observateur de la réalité observée. L’observateur est toujours un observateur engagé. Comment peut-on être engagé et objectif ? Enfin, si, comme le disait le philosophe italien Benedetto Croce, l’histoire est toujours contemporaine, qu’est-ce qui nous garantit que notre histoire est plus « vraie » que celle du siècle précédent ?
Commençons par la première question. Pour résumer la conception nietzschéenne de la vérité, on a coutume de dire « il n’y a pas de vérité – ou pas faits – mais seulement des interprétations ». Voilà qui pourrait parfaitement convenir à l’histoire et lui dénier ainsi toute prétention à la vérité ou à quelque chose qui s’apparenterait au genre de vérité qu’on trouve dans les sciences de la nature. L’argument est cependant fragile.
S’il n’y a pas de vérité mais seulement des interprétations, dans l’esprit nietzschéen, cela vaudrait autant pour les sciences de la nature que pour les sciences historiques. Au demeurant, la physique, par exemple, donne des résultats indiscutables dans des domaines limités, mais si on veut construire une théorie générale, on retombe là aussi dans les querelles d’interprétation – par exemple, pendant tout le xxe siècle, les résultats de certaines expériences ont été l’objet d’interprétation très différentes : ainsi on parle de « l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique. »
En second lieu, il y a bien en histoire des faits incontestables même si d’autres sont plus douteux. Personne ne peut sérieusement douter que Jules César ait été assassiné aux ides de mars 44 et la liste des comploteurs ne pose guère de problème. La difficulté apparaît seulement quand il s’agit de comprendre leurs mobiles et les raisons pour lesquels cet assassinat, commis au de la défense de la République en a finalement précipité la chute. Mais là encore, la gamme des interprétations n’est pas infinie et un consensus peut se dégager dans la communauté scientifique, un consensus qui témoignerait que, par approches successives, se dégage une vision qu’on pourrait dire à la fois vraie et objective de cet évènement.
En ce qui concerne la deuxième question, elle repose sur l’idée que les passions humaines ont moins d’influence sur l’esprit quand il s’occupe de choses naturelles que quand il s’occupe des choses humaines. Les opinions politiques ou religieuses n’influeraient que très marginalement sur le travail du physicien ou du biologiste[99], alors qu’elles peuvent porter plus directement sur le travail de l’historien. L’histoire des grands débats historiques semble donner du poids à cet argument : la révolution française est fort différente quand elle est étudiée par des marxistes ou apparentés comme Mathiez ou Soboul ou quand elle est revue par le libéral François Furet. Sans doute est-il inévitable que le travail de l’historien soit toujours construit selon une certaine perspective. Il reste que nous avons appris depuis longtemps à distinguer les historiens rigoureux, qui étudient avec attention leurs sources, en envisagent les diverses interprétations possibles des mêmes évènements et séparent les jugements éventuels qui sont les leurs de l’exposé de leur sujet. On accorde plus de crédit aux Annales de Tacite qu’à la Vie des douze Césars de Suétone, qui dit une chose et son contraire et rapporte sans le moindre esprit critique tous les racontars concernant la vie de ses personnages… Bref si l’objectivité de l’historien peut rester problématique, elle n’est pas impossible. Comme le dit Marrou :
Ce qui fonde en dernière analyse, ou plutôt garantit la valeur de l’histoire en tant que connaissance vraie, c’est très précisément l’intégrité de la conscience de l’historien, l’authenticité de sa vocation de savant, la fidélité avec laquelle il obéit à celle-ci, sa sincérité.[100]
La vérité de l’histoire ne peut pas être contrôlée par l’expérience ou la fécondité de ses applications et elle ne peut « être mesurée que par l’historien même qui l’a élaborée », comme le dit encore Marrou. Cette garantie peut paraître fragile. Mais la connaissance, quelle qu’elle soit, est toujours affaire humaine, affaire aussi d’une communauté – les recherches d’un historien peuvent rectifiées, contrôlées par celles d’autres historiens et, finalement, le lecteur instruit est apte à faire lui-même la distinction entre ce qui procède éventuellement de l’engagement, des positions politiques, philosophiques ou religieuses de l’historien et ce qui concerne proprement la vérité historique.
En ce qui concerne la dernière question, on doit reconnaître qu’il y a une part de vrai dans l’affirmation de Croce. L’histoire est un va-et-vient entre le présent et le passé. Le présent éclaire parfois le passé d’un jour nouveau. Et tout naturellement les historiens cherchent dans le passé à mieux comprendre le présent.  De ce point de vue la recherche historique est toujours de son temps. « Nos Romains » ne sont pas ceux de Montesquieu ou de Machiavel. Mais il n’y a pas à s’en étonner : la longueur du temps modifie les perspectives. Il a bien fallu que la deuxième guerre mondiale arrive pour qu’on puisse prendre la mesure de ce qui la liait en profondeur à la première, au point que certains historiens parlent maintenant d’une seule guerre 1914-1945. Mais il serait erroné de voir là quelque chose de véritablement spécifique à l’histoire. Les sciences de la nature et même les mathématiques ont, elles aussi, un caractère historique. Non seulement les progrès de la recherche, mais aussi les préoccupations de l’époque obligent à des remaniements réguliers des théories scientifiques. Mais ceci ne nous conduit pas à tomber dans un relativisme sceptique. La physique contemporaine ne rend pas fausse la physique des siècles passés ; elle en fait seulement une approximation acceptable dans certaines limites. L’histoire romaine d’aujourd’hui n’invalide pas Tite-Live, mais modifie la perspective suivant laquelle nous le lisons.
Certes l’histoire n’est pas une science comme les sciences de la nature. Mais elle ne manque pas pour autant de rationalité ni d’exigence de vérité. Elle n’est pas une science opératoire comme le sont devenues les sciences de la nature. Elle ne peut pas ramener la complexité du réel à la composition de quelques principes simples, de quelques équations fondamentales. Mais c’est non en raison de sa faiblesse propre ou de l’insuffisance de sa propre scientificité, mais en raison de la nature de son objet. Alors que les sciences de la nature finalement ne prennent pour objet qu’une couche superficielle du réel, l’histoire, comme la philosophie d’ailleurs, affronte l’épaisseur de la condition humaine.

Conclusion/ Histoire et mémoire


Histoire ou mémoire
Il semble en effet que l’histoire soit d’abord de la mémoire, systématisée, bien rangée. Mais seulement de la mémoire. Notre propre passé, nous le connaissons par la mémoire. N’est-il pas évident que l’histoire remplit collectivement cette même mission. C’est pourquoi l’histoire aller de soi. Faire comprendre que l’histoire est une science et qu’elle est confrontée, comme toutes les sciences à des problèmes épistémologiques épineux, ce n’est pas toujours facile. C’est qu’en effet, sous un certain angle, la science historique se construit d’abord par une patiente déconstruction de la mémoire. On pourrait même construire une opposition systématique entre histoire et mémoire
En premier lieu, la mémoire est subjective. Elle s’inscrit toujours dans un vécu de conscient. La mémoire est ma mémoire. L’histoire vise l’objectivité. L’histoire n’est pas mon histoire, elle est posée comme existence extérieure à la conscience. La mémoire historique est toujours notre mémoire. Notre mémoire de l’histoire de France n’est pas la mémoire de l’histoire de France de nos voisins et réciproquement ! Au contraire, l’histoire implique un décentrement du regard. Ce qu’on appelle objectivité, qui est la possibilité de changer de point de vue, de ne pas être soumis à un point de vue particulier.
En second lieu, la mémoire présuppose l’oubli comme son indispensable complément. Je ne peux me souvenir qu’en sélectionnant ce qui doit être oublié. La mémoire collective fonctionne, elle aussi, à l’oubli. On perçoit couramment l’oubli comme un pur négatif, un manque de mémoire. Mais l’oubli est comme le fond nécessaire à partir duquel peut émerger la mémoire. L’oubli est même parfois commandé, par exemple pour des raisons politiques, religieuses[101], etc. L’histoire (comme la psychanalyse !) vise à faire revenir l’oublié.
En troisième lieu, la mémoire s’inscrit dans un récit. La mémoire individuelle est ce par quoi l’individu constitue sa propre identité. Elle est entièrement pensée à partir du présent – la mémoire, c’est toujours le passé au présent. Il en va de même de la mémoire collective. Les communautés historiques gardent la trace de ce qui constitue encore le présent. Ce qui disparaît de la mémoire collective, c’est ce qui n’a plus cours. Dans les deux cas, la mémoire est orientée dans un récit dont la fin est connue. Elle est donc nécessairement téléologique : la vérité des événements passés réside dans le présent. La science historique, dès qu’elle se veut véritablement scientifique, doit sortir du récit, précisément parce qu’elle doit sortir de la téléologie, de l’histoire orientée vers une fin idéale, c'est-à-dire, en réalité, de l’interprétation du passé en fonction du présent.
Enfin, la mémoire ne se soucie que de l’enchaînement temporel des images – elle s’identifie à notre conscience intime du temps. Il en va de même avec la mémoire collective qui fonctionne par images (« les images d’Épinal » par exemple) L’histoire, au contraire, s’intéresse à la causalité. Les faits et les événements doivent apporter une intelligibilité de l’ensemble du processus historique.
Pierre Nora et les lieux de mémoire
Cette opposition entre histoire et mémoire, Pierre Nora en fait le thème introducteur de ses Lieux de mémoire. En voici un passage qui mérite l’attention.
Mémoire, histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l’a fait, qu’il y a. autant de mémoires que de groupes ; qu’elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif.
Pierre Nora : Les lieux de mémoire, tome 1, La République, Gallimard, 1984 p.XVIII

Mémoire, politique, communauté de destin

Penser la possibilité de l’histoire scientifique, d’une objectivité de la connaissance historique, cela ne résout pas la question de la mémoire.
Si on s’intéresse au rapport histoire/mémoire, on présuppose nécessairement, et je l’ai présupposé jusqu’ici, qu’il y a quelque chose qu’on peut appeler « mémoire collective ». Pour tout dire, pour Maurice Halbwachs, la mémoire est toujours collective puisque la mémoire individuelle est toujours donnée dans un cadre social déterminé. On ne se souvient pas seul, affirme-t-il.
Cette mémoire collective, elle est en effet inscrite dans le corps social, dans ses rites qu’il reproduit presque mécaniquement. Mais elle existe aussi à travers des images et des mythes qui nous hantent, des références partagées, dans la trame même de la langue – le latin, par exemple, est une langue vivante, n’est pas une « langue morte » mais une langue qui tisse encore les langues latines parlées en Europe et en Amérique du Sud.
La mémoire se présente d’abord comme transmission d’habitus : après tout, nous naissons dans un monde déjà vieux ! Mais cette mémoire collective n’est pas simplement un phénomène spontané. Elle ne se maintient en vie que par le concours de la volonté et de l’action humaines. Elle est organisée et se lie étroitement au politique. Quand on consacre une tombe du soldat inconnu, quand toutes nos villes et villages se couvrent de ces terribles monuments aux morts de la Première Guerre Mondiale, on est dans la mémoire, mais surtout on est dans la politique. Comme sont aussi dans la politique ceux qui édifient des monuments aux morts pacifistes.
Ces images de notre mémoire collective et individuelle rendent possible la vie politique et sociale et par conséquent la vie tout court. Elles sont aussi indispensables que celles que nous transmet la connaissance historique. Seuls ceux qui pensent l’homme comme homo œconomicus, c'est-à-dire comme automate calculateur maximisant ses avantages, pourraient envisager que nous nous débarrassions de cet imaginaire historique, oubliant d’ailleurs que cet homo oeconomicus lui-même est un mythe historiquement daté.
***
Ainsi, penser l’histoire, c’est à la fois séparer histoire et mémoire comprendre l’histoire simultanément comme connaissance historique rationnelle, scientifique et comme la trame même de la destinée humaine.




[1] Hérodote, Histoires, Livre I, Prologue
[2] E. Kant : Histoire générale de la nature et théorie du ciel, in Œuvres I, Gallimard, collection « La Pléiade », p.37
[3] S. Freud : Le malaise dans la culture, PUF, collection « Quadrige », 1995, p. 39
[4] Dieu abstrait puisque l’homme ne peut même pas s’en faire de représentation. Dieu est un « père caché », invisible et innommable.
[5] Voir C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975
[6] Nietzsche, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, in Considérations inactuelles I et II, Gallimard, collection « Folio », pp. 95-96
[7] L’Épopée de Gilgamesh est un récit légendaire de l'ancienne Mésopotamie, sans doue rédigé aux XVIIIe et XVIIe siècles A.C. en akkadien, à partir de récits légendaires sumériens ayant pour personnage principal le roi Gilgamesh d'Uruk. On y retrouve des mythes communs aux civilisations du Proche-Orient, comme le Déluge.
[8] Voir Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, La Bible dévoilée, 2001, Bayard Éditions 2002 pour la traduction française.
[9] Voir Claude Nicolet : La fabrique d’une nation. La France entre Rome et les Germains, Perrin, 2003
[10] E ; Kantorowicz, Frédéric II, in Œuvres, Gallimard, collection « Quarto », p.565
[11] Op. cit. p. 1234
[12] E. Hobsbawm et T. Ranger : L’invention de la tradition, 1983, éditions Amsterdam, 2006 pour l’édition française.
[13] Op. cit.  pp. 11-12
[14] Hérodote, Histoires, Livre I, Préface
[15] Hegel : La raison dans l’histoire, UGE 10/18, p.30
[16] P. Ricœur : Temps et Récit, 1.L’intrigue et le récit historique,  Seuil, 1983, réédition « Points », p. 17
[17] Il faut distinguer imitation et ressemblance. L’image imite mais sans forcément ressembler, si on prend image dans un sens assez large qui l’apparente au signe. Ainsi, dans la communion chrétienne, le pain et le vin sont l’image du Christ mais ne lui ressemblent pas.
[18] Aristote, Poétique, 1541b
[19] P. Ricœur, Temps et récit, 1, p. 112
[20] Polybe, Histoires, Livre XII
[21] Polybe, Histoires, Livre I, 1, traduction de Pierre Waltz (Garnier, 1921)
[22] Op. cit, Livre VI, 1.
[23] Op. cit. VI, 4
[24] Op. cit. VI, 10
[25] Salluste, Guerre de Catilina, Chap, I, trad. François Richard, Garnier, 1933
[26] Tite-Live, Histoire de Rome depuis sa fondation, Prélude. Cité dans la traduction de Danielle De Clercq, Bruxelles, 2001
[27] Cicéron, De Republica, Livre II, xxxi, 55
[28] Machiavel: Histoires Florentines, V,I, in Oeuvres, Gallimard, collection « La Pléiade », p.1169.
[29] Machiavel : Discours sur la première décade de Tite-Live, I, xxxix, in Œuvres, p. 467
[30] Op. cit, I, iii, p. 389
[31] Op. cit., I, xxxvii, p. 461
[32] Machiavel, Discours … II, avant-propos, p.509
[33] Op. cit. pp. 510-511
[34] Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit. p. 35
[35] Ibid.
[36] Op. cit. pp 35-36
[37] M. Bloch : Que demander à l’histoire ? in L’histoire, la guerre, la résistance, Gallimard, « Quarto », 2006, p. 478
[38] Voir Nietzsche, Deuxième considération inactuelle,
[39] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)
[40] Confessions (livre VIII)
[41] à commencer par Voltaire
[42] Discours (GF, 1971, p.158)
[43] ibid. p.204
[44] voir Du contrat social et Emile
[45] Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, édition de l’Académie de Berlin, dont la pagination est reproduite dans la plupart des éditions contemporaines) AKVIII-18, traduction in Œuvres philosophiques,  Bibliothèque de la pléiade (Gallimard, 1986)
[46] un philosophe des Lumières (en allemand : Aufklärung)
[47] Le conflit des facultés AKVII-85
[48] Voir Johann Gottfried Herder, Une autre philosophie de l’histoire in Histoire et cultures, GF-Flammarion, 2000.
[49] Op. cit. pp. 55-56
[50] Op. cit. p. 59
[51] Op. cit. p. 65
[52] Op. cit. p. 69
[53]Hegel: La raison dans l'Histoire  p. 49
[54]Op. cit. p. 50
[55]Op. cit. p. 57
[56] Hegel : La raison dans l’histoire, p.
[57] Ibid.
[58] Ibid.
[59] Ibid.
[60] Ibid.
[61] Ibid
[62] Hegel, La raison dans l’histoire, p. 104
[63] Hobbes compte la gloire et l’honneur parmi les « bagatelles » qui mènent les hommes à la guerre et dont la soumission à un pouvoir souverain doit nous prémunir.
[64] Voir Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, PUF, collection Quadrige.
[65] Hegel, La raison dans l’histoire, p. 105
[66]Op. cit. p. 107
[67]Op. cit. p. 113
[68]Op. cit. p. 140
[69]Op. cit. p. 153
[70]Op. cit. p. 154
[71]Op. cit. p. 155
[72]Op. cit. p. 157
[73]Op. cit. p. 158
[74] Voir Discours de la méthode.
[75] Rousseau, Discours sur les sciences et les arts
[76] H. Jonas, Le principe responsabilité, Flammarion, collection « Champs », 1998, p. 41
[77] Op. cit. p. 60
[78] Ernst Bloch est l’auteur d’un livre majeur, Le Principe espérance.C’est directement contre lui qu’est dirigée la polémique de Hans Jonas.
[79] H. Jonas, op. cit. p. 193
[80] Voir A. Huxley, Le meilleur des mondes, Pocket, 2002, et Ira Levin, Un bonheur insoutenable, J’ai lu, Science-fiction, 2003.
[81] W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, 1883, in Œuvres 1, éditions du Cerf, 1992, traduit de l’allemand par Sylvie Mesure, p. 249
[82] Op. cit. p. 255
[83] Op. cit. p. 256
[84] Op. cit. p. 258
[85] Op. cit. p. 260
[86] F. Nietzsche, Considérations inactuelles, II, op. cit. p. 144
[87] Par-delà Bien et Mal est un des ouvrages les plus fameux de Nietzsche.
[88] W. Dilthey : L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, in Œuvre III, Cerf, 1988, traduit de l’allemand par Sylvie Mesure, p.31
[89] Op. cit. p. 34
[90] Auguste Comte : Cours de philosophie positive ; 48e leçon (in Physique sociale ; leçons 46 à 60 ; Hermann, 1975, page 102). Les citations suivantes sont extraites de cette même 48e leçon.
[91] Voir E.Durkheim : Les règles de la méthode sociologique.
[92] M. Bloch, Apologie pour l’historien, in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Gallimard, 2006, collection « Quarto », p. 859
[93] Op. cit. p. 878
[94] M. Bloch, op. cit. p. 958
[95] F. Braudel, Civilisation matérielle, économie, capitalisme. xve- xviiie siècle, Armand Colin, 1979, 3 vol., Livre de Poche, 1993, 1.Les structures du quotidien, p.16.
[96] Ibid.
[97] G.Duby : Le dimanche de Bouvines, Avant-Propos, Gallimard, 1973, collection « Folio »,1985, p. 8
[98] Op. cit. p.8-9
[99] Il y aurait cependant beaucoup de choses à dire sur ce sujet…
[100] H-I. Marrou : Le métier d’historien, in L’histoire et ses méthodes, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », 1961, p. 1522
[101] L’impératif d’oubli des évènements des guerres de religions figurait explicitement dans l’édit de Nantes.

vendredi 28 novembre 2008

Lecture: Dispositivi semantici

à propos de la philosophie de l'esprit

Alberto Giovanni Biuso est professeur de philosophie à l'université de Catania et il y enseigne la philosophie de l'esprit. Son petit livre Dispositivi semantici. Introduzione fenomenologica alla filosofia della mente (Vallagio Maori Edizioni, 2008) constitue un très bonne approche de cette discipline où souvent on se complaît aux mots en "ismes" et aux polémiques obscures, dignes de la grande époque de la scolastique médiévale.

Biuso travaille dans une optique que je qualifierais de spinoziste. Il refuse aussi bien les différentes formes de dualisme corps/esprit que le matérialisme réductionnisme qui prétend réduire les états mentaux à des états cérébraux. L'esprit est naturel mais non matériel, le corps et l'esprit sont la même chose et l'esprit est l'idée du corps - ici l'auteur reprend la distinction phénoménologique entre le corps physique et le corps vécu. Loin de tentations du physicalisme et approches qui découlent de la métaphysique cartésienne, Alberto G. Biuso propose en somme de réconcilier un fond spinoziste et la phénoménologie de Husserl retravaillée dans le sens de Merleau-Ponty. Bref d'assumer cette idée capitale: la neurobiologie ne donnera pas le dernier mot de la philosophie de l'esprit.

Peut-être un éditeur aura-t-il l'idée de traduire Biuso. J'avais beaucoup apprécié son introduction à Nietzsche, Nomadismo e benedizione. Cio che bisogno sapere prima di leggere Nietzsche, DG Editore 2006 ("Nomadisme et bénédiction, ce qu'il faut savoir avant de lire Nietzsche"). Ce livre dernier livre confirme les talents pédagogiques de l'auteur, par ailleurs engagé dans la défense l'école et du savoir contre l'entreprise de liquidation qu'elle subit ces temps-ci, en Italie comme ailleurs.
le Vendredi 28 Novembre 2008

lundi 27 octobre 2008

La république sociale, un maillon nécessaire pour repenser l’émancipation


Depuis quelques années, j’ai entamé un travail visant à reformuler une politique de l’émancipation humaine en prenant au sérieux les ambitions du communisme de Marx[1] – en finir avec l’exploitation et la domination – tout en tirant le bilan de la faillite du communisme historique, de ce « socialisme réel » qui semble avoir jeté l’opprobre sur tout projet révolutionnaire. À cette fin la tradition de la philosophie politique classique républicaniste, de la politique aristotélicienne au républicanisme italien (de Marsile de Padoue à Machiavel) pour finir par Spinoza, Rousseau et Kant, me semble un outil indispensable, non pour un improbable « retour à » mais pour élaborer une synthèse qui dépasse l’incapacité du marxisme de la tradition à penser proprement la normativité politique. L’union de la tradition communiste et de la tradition républicaniste ne peut guère être mieux incarnée que dans la formule de la « république sociale », une formule « algébrique » que les ouvriers parisiens inventèrent dans le mouvement qui devait mener aux tragiques journées de juin 1848, une formule qui trouva sa première mise en œuvre dans la Commune de Paris de 1871 :
« Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République.[2] »
Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république égalitaire d’où la domination est exclue. Marx reviendra à plusieurs reprises sur ces questions, mais sous une forme différente.  Quand il commence à envisager le passage pacifique au socialisme et énonce l’idée que la république parlementaire pourrait devenir la forme de dissolution du règne de la bourgeoisie. Mais ces intuitions ne recevront jamais d’élaboration systématique et la question de l’organisation de la communauté politique en tant que telle a été effacée de l’horizon du marxisme au profit de l’unique question de la prise du pouvoir soit par la voie révolutionnaire soit en se moulant dans les institutions existantes – fussent-elles monarchiques. Si le capitalisme doit  être remplacé par les « producteurs associés », la question de l’organisation politique finit par se dissoudre d’elle-même et c’est sans doute cela que Marx entendait par « dépérissement de l’État ». Tout cela nous renvoie aux béances de la théorie marxienne, béances qui, en elles-mêmes, sont assez naturelles mais deviennent très ennuyeuses quand la théorie en question présentée comme une théorie achevée ayant des réponses construites pour toutes les questions que peuvent se poser des militants engagés dans un travail pour transformer radicalement les rapports sociaux et les conditions de vie des individus. Le plan initial du Capital devait comprendre un livre sur les classes sociales et un livre sur l’État et c’est très regrettable bien que sans doute pas fortuit que ces deux livres manquent ! « L’histoire jusqu’à nous jours est l’histoire de la lutte des classes » et nous n’avons rien de sérieux sur les classes sociales dans la grande œuvre qu’est Le Capital ! Et si la question clé est celle de l’État comme le répètent les marxistes, il est très ennuyeux que le seul travail à peu près systématique que Marx ait consacré à l’État du point de vue théorique soit constitué par les manuscrits inachevés de la critique du droit politique hégélien, textes de jeunesse écrits à une époque où Marx n’était pas encore communiste…
Cette situation n’est certes pas l’explication ultime de la faillite du communisme historique, mais elle permet de comprendre un peu mieux pourquoi les marxistes les plus courageux et les plus intelligents (pensons à Lénine, Trotski et leurs camarades) ont été dans l’incapacité de comprendre les tâches politiques qui étaient véritablement les leurs. Pour Lénine et Trotski, la révolution russe constitue ainsi une mise à l’épreuve des leçons que Marx tire de la Commune de Paris. Cette mise à l’épreuve se révèle catastrophique pour ce pan de la pensée de Marx et pour le marxisme révolutionnaire traditionnel. Contentons-nous d’en signaler quelques points saillants.
La première grande leçon de la Commune est que la classe ouvrière ne peut pas seulement s’emparer du pouvoir d’État bourgeois mais doit en briser la machine. Or l’expérience devait conduire les dirigeants révolutionnaires à réviser drastiquement cette leçon de Marx et du Lénine de l’État et la révolution. La guerre civile devait conduire à la reconstruction d’une armée des plus classiques – au lieu du « peuple en armes » – avec la restauration des grades et d’une discipline qui reprenaient purement et simplement l’ancienne armée tsariste. L’organisateur de l’Armée Rouge, Trotski, s’est ainsi heurté aux « gauchistes » du parti bolchevik (Staline en tête) sur la question de l’utilisation des « spécialistes bourgeois », c’est-à-dire des officiers de l’armée tsariste. Au-delà de la question militaire stricte, il fallut bien vite admettre qu’on ne pouvait pas exercer le pouvoir politique sans reprendre largement les structures et les hommes de l’ancien État. L’appareil d’État tsariste, à peine repeint en rouge : c’est ainsi que Lénine qualifiera l’État de la Russie soviétique encore prise dans la tourmente révolutionnaire. Vision lucide qui oblige à réviser la thèse selon laquelle l’État n’est que l’appareil d’oppression d’une classe sur une autre. Les révisions stratégiques de Lénine et le tournant vers la NEP confirment que toute société a besoin d’un État stable, apte à garantir la sûreté des citoyens et que l’appareil d’État accomplit des fonctions nécessaires pour toutes les classes de la société.
L’anti-parlementarisme que Marx proférait vigoureusement dans La guerre civile en France est récupéré par Lénine qui insiste sur la nécessaire « suppression du parlementarisme ».
Certes, le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organes représentatifs et le principe électif, mais à transformer ces moulins à parole que sont les organismes représentatifs en assemblées agissantes.[3]
Il s’agit purement et simplement de supprimer toute forme constitutionnelle du pouvoir politique (notamment toute forme reposant sur la séparation des pouvoirs) en une organisation ultra-démocratique dans laquelle ceux qui décident exécutent. En pratique ces assemblées agissantes (les soviets en Russie) deviennent très vite la couverture des spécialistes de l’action, c’est-à-dire des minorités agissantes et leur caractère ultra-démocratique se renverse en son contraire. Et, comme l’avaient bien vu les penseurs classiques, l’absence de séparation des pouvoirs transforme la démocratie en tyrannie, et même pas en « tyrannie de la majorité » car la pyramide élective des conseils de base jusqu’au soviet suprême aboutit de fait à système encore plus sélectif, encore moins représentatif que les systèmes censitaires traditionnels.
L’abolition de la séparation entre l’État et le peuple – la fin de la vieille distinction entre État et « société civile » constitue la dernière grande leçon marxienne de la Commune. Elle est longuement développée par Lénine. On peut la lire de manière ironique, lorsque Lénine écrit :
Du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un « pouvoir spécial » de répression ![4]
Comment expliquer que les mêmes hommes qui soutenaient cette thèse « démocratique » ont construit un appareil d’État dans lequel le « pouvoir spécial de répression » a atteint un développement presque illimité ? Une réponse en peut être trouvée dans la volonté de ne plus considérer l’État et la société civile comme deux sphères séparées. Lénine disait que le gouvernement ouvrier, c’est la cuisinière au gouvernement, mais il se réalisera en mettant la police politique dans la cuisine des appartements communautaires. Sous couvert de dépérissement de l’État, de son « extinction » c’est en fait l’invasion par l’État de toutes les sphères de la vie, sociale comme privée, qui est rendue possible, avec une légitimation idéologique classique : l’État devenant l’État du peuple tout entier, il n’est plus à craindre (celui qui le craint ne peut donc qu’être un ennemi du peuple !)
La question de l’État est le véritable point aveugle de la pensée marxienne. Les interventions conjoncturelles de Marx sur cette question égarent plus qu’elles n’ouvrent le chemin, comme la régression dans l’utopie de l’extinction de l’État et d’un au-delà du droit ont finalement joué le rôle d’idéologie de la montée d’une nouvelle classe ou caste dominante dans les pays dits socialistes. Plus précisément, c’est d’abord voulu transformé ces interventions conjoncturelles et souvent très polémiques en « théorie scientifique » qui constitue la faute majeure des marxistes, d’autant qu’il n’y a aucun lien logique entre les analyses serrées du mode de production, telles qu’on les trouve dans le Capital et les perspectives utopiques, tant des Manuscrits que de la Critique du programme de Gotha.
La perspective du dépérissement de l’État et de la fin du politique en tant que tel est une perspective directement issue de l’anarchisme individualiste et représente sans doute une expression des influences non négligeables de Proudhon et Stirner sur la pensée de Marx. Mais cette perspective ultra-individualiste est soit purement utopique soit franchement catastrophique. Le communisme historique se fixait comme but avec la fin de la division de la société en classe, la fin de l’État conçu uniquement comme instrument d’oppression d’une classe sur une autre.  Si on veut reconstruire une pensée communiste sérieuse aujourd’hui, il me semble qu’on peut laisser dans les « poubelles de l’histoire » toute cette partie de la pensée de Marx et du marxisme. L’objectif d’un nouveau communisme ne devrait pas être de construire une société d’individus absolument souverains mais de construire une nouvelle forme de communauté politique, réconciliant la liberté des individus avec le souci du bien commun et redonnant tout son sens à la « polis » ou à ce que Machiavel appelait encore le « vivere civile ». Et c’est précisément en ceci que le mot d’ordre de la « république sociale » peut redevenir une forme saisissable par le plus grand nombre, un instrument de combat politique vivant, car il remet au centre des préoccupations politiques le « vivere civile » en opposition au souci unique de la réussite et de la consommation individuelle.
Les républicanistes contemporains (comme Quentin Skinner Philip Pettit dans le monde anglo-saxon ou Jean-Fabien Spitz en France) définissent l’idéal républicain à partir de sa conception de la liberté. La république est l’organisation de la liberté comme non domination. Ils distinguent cet idéal de deux idéaux concurrents, l’idéal issu de la conception antique qui fait de la liberté l’autoréalisation du citoyen dans vie publique et, d’autre part, l’idéal libéral qui fait résider la liberté dans la non-ingérence du pouvoir politique dans les affaires privées. L’idéal antique n’est plus acceptable parce qu’il suppose des sociétés relativement homogènes (par exemple sur le plan des croyances religieuses) et parce qu’il accorde trop peu de place aux intérêts privés et aux genres de vie à l’écart de la vie publique. L’idéal libéral doit également être écarté parce qu’il peut s’accommoder de la domination « librement consentie » et qu’il sépare les citoyens de la communauté à laquelle ils appartiennent, celle-ci étant conçue comme un fardeau nécessaire. Il y  aurait beaucoup à dire sur cette classification et notamment sur la tentative d’opposer le républicanisme moderne et ce qu’on appelle (sans depuis les travaux de Baron) « l’humanisme civique » dont les auteurs florentins de la renaissance sont les meilleurs représentants. Les classifications, aussi utiles soient-elles, peuvent aussi être d’excellents moyens de ne plus rien reconnaître. Mais provisoirement je propose de retenir cette classification.
En tant qu’il promeut la liberté comme non domination, le républicanisme permet tout d’abord de réconcilier l’individu et la communauté politique.  À la différence des libéraux, les républicains considèrent que l’intervention de l’État n’est pas forcément opposée à la liberté individuelle mais bien souvent en est le meilleur garant. Par exemple quand des lois sociales protègent les ouvriers contre l’arbitraire patronal, incontestablement la loi intervient pour rétablir un peu d’égalité entre le salarié et son employeur et limiter la domination que le patron exerce en vertu du rapport salarial qui est un « contrat de soumission ». Quand la loi oblige les parents à envoyer leurs enfants à l’école, elle défend les libertés des enfants et en premier lieu leur droit à l’instruction contre l’arbitraire des parents qui pourraient être tentés d’envoyer leurs enfants au travail plutôt que de les laisser apprendre la littérature ou les mathématiques. Et ainsi de suite. Les libéraux (et de ce point de vue Hobbes est le premier des libéraux !) pensent que liberté et loi s’opposent alors que les républicanistes considèrent que la liberté est toujours la liberté par la loi – un thème que Rousseau développe avec une grande force dans le Contrat Social. Alors que les libéraux (surtout les libéraux hobbesiens ou les libertariens à la Nozick qui pensent exactement la chose) soutiennent que les individus n’aiment pas la vie sociale et qu’ils cherchent à mener des existences séparées, n’acceptant les contraintes de la vie commune que comme un pis-aller justifié par le choix rationnel de l’égoïste calculateur, les républicanistes pensent que les hommes sont fondamentalement des êtres sociaux ou des « animaux politiques » pour reprendre la célèbre expression d’Aristote. La communauté politique forme précisément cette organisation humaine qui permet à l’individu de s’émanciper d’une tutelle familiale qui serait trop pesante si elle n’avait pas de contrepoids tout en restant membre d’une communauté effective et non de cette communauté abstraite qu’est l’humanité tout entière. 
Du même coup, le républicanisme fonde un sentiment du devoir envers la communauté politique à laquelle on appartient, un patriotisme (qui est l’amour des hommes plus que celui de la terre, selon Rousseau) respectueux des patriotismes des autres peuples. Inversement, comme Hobbes le montre avec brio, la conception purement instrumentale de l’ordre politique échoue à fonder quelque patriotisme que ce soit : on trouve même chez Hobbes un véritable éloge de la trahison et de la collaboration avec l’ennemi dès lors que le souverain envers qui on avait donné sa parole est défait par les armes. À la place du patriotisme, les libéraux usent largement du chauvinisme de grande puissance. Puisque rien ne lie les hommes que l’intérêt égoïste et la soumission à un pouvoir commun qui les tient en respect, dans l’arène internationale où ce pouvoir commun n’existe pas, le droit de nature hobbesien est restauré dans toute sa force et les droits des États s’étend aussi loin que s’étend leur puissance. L’État devenant l’instrument des intérêts des groupes dominants devient, dès qu’il le peut un État impérialiste. Notons, en passant, que Hannah Arendt avait fort justement remarqué ce lien qui conduit de la conception hobbesienne du pouvoir politique à l’impérialisme (voir L’impérialisme, deuxième partie de son travail sur Les origines du totalitarisme).
Que le républicanisme soit un idéal communautaire, voilà qui semble à peu près évident. Il n’est pas non plus très difficile de montrer qu’il peut constituer un idéal égalitaire et qu’il pousse au radicalisme social – ainsi que le fait judicieusement remarquer Philip Pettit dans son livre Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement (Republicanism, a Theory of Freedom and Government, Oxford Université Press, 1997). Si on définit la liberté comme non domination, toutes les formes d’oppression nées sur le terrain des rapports de travail perdent par voie de conséquence toute possibilité de justification. Comme Rousseau (mais aussi la plupart des grands auteurs républicanistes) l’a noté, le maintien du contrat social suppose une assez large égalité : personne ne doit être assez riche pour pouvoir acheter un autre homme et personne ne doit être si pauvre qu’il soit contraint de se vendre. Les excès de la richesse (la chrématistique) sont les pires ennemis de la république et une société bien ordonnée doit d’abord garantir à tous un honnête bien-être, la vie décente que défendra George Orwell. La forme républicaine est compatible avec un marché sur lequel des producteurs indépendants ou des coopératives échangent leurs productions en vue de la satisfaction des besoins de tous, mais par construction (et par tradition) elle est plutôt naturellement hostile au capitalisme.
Évidemment, les républiques ayant réellement existé ne sont pas toujours, loin de là, conformes à l’idéal des penseurs républicanistes. Mais dans leurs meilleurs moments, c’est-à-dire quand elles étaient sous le pression du peuple des travailleurs, par exemple pendant les années « chaudes » de la première république française ou dans les moments fondateurs de la IIIe république (entre 1880 et 1910) ou encore à la Libération, toutes ces questions ont été posées avec vigueur, montrant que la république n’est pas simplement une « technique » d’organisation des pouvoirs publics mais qu’elle tend spontanément à se remplir d’un contenu social avancé.  Ainsi, la loi sur les subsistances défendues avec force par Robespierre (pourtant un fervent partisan de la propriété privée et de la libre entreprise) posait déjà la question du contenu social de la République.  Les droits sociaux inclus dans les constitutions française et italienne au lendemain de la seconde guerre mondiale en sont un autre exemple éclairant.  Je me contente de reprendre ici l’analyse que j’ai faite dans Revive la République : « La République sociale, en France, est reconnue comme principe dans la Constitution depuis 1946. Ce n’est pas seulement une étiquette privée de contenu. Le préambule – un texte qui est maintenu dans la constitution de 1958 – complète la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en définissant des droits sociaux (les « droits-créances »). Ces droits-créances sont d’abord des protections que l’État doit accorder aux citoyens, des protections qui permettent une vie digne en garantissant à tous ces biens que chacun désire quelles que soient par ailleurs ses propres conceptions du bonheur – ce que John Rawls appelle encore les biens sociaux primaires.
Énumérons ces droits fondamentaux de notre république laïque, démocratique et sociale. Après avoir réaffirmé la validité de la déclaration des droits de 1789, le préambule de la constitution de 1946 commence par affirmer l’égalité de droit des hommes et des femmes dans tous les domaines. C’est bien le moins. Même si trois décennies seront encore nécessaires pour que cette égalité proclamée devienne une réalité juridique – puisque la femme mariée restait soumise à son mari et que les dernières de discrimination légale entre les époux n’ont été supprimées du code civil que dans les premières années de la présidence de François Mitterrand.
Le préambule continue en affirmant le droit d’asile pour tous ceux qui sont persécutés en raison de leur action en faveur de la liberté. Un droit qu’on ne cesse de rogner aujourd’hui alors que sa portée politique est considérable : offrir le droit d’asile aux « combattants de la liberté », c’est donner une réalité effective aux droits de 1789 quand ils proclament que la « résistance à l’oppression » est un des droits fondamentaux.
Le plus épineux vient ensuite : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. » Le devoir de travailler : c’est l’antique précepte « qui ne travaille pas ne mange pas », un précepte de la tradition juive, repris par saint Paul … et par le socialisme et le communisme. « L’oisif ira loger ailleurs » dit « L’internationale ». Cela veut dire que personne ne peut vivre de ses rentes. Prenons cela au sérieux : pour garantir le devoir de travailler, il faut s’en prendre à l’argent qui se gagne en dormant, à la spéculation. Mais le dividende, ce prototype de l’argent qui se gagne en dormant, est l’essence même du mode de production capitaliste. Le devoir pour chacun de travailler est donc, en son fonds, incompatible avec une société fondée sur la séparation de ses membres entre, d’un côté, les possesseurs de capital et, de l’autre, ceux qui pour vivre ne peuvent rien faire d’autre que vendre leur force de travail.
Poursuivons. Le devoir de travailler ne peut exister sans le droit à obtenir un emploi. Que faut-il entendre par là ? La vieille revendication de la révolution de 1848 sur le « droit au travail » signifie que la « société » – c’est-à-dire les pouvoirs publics – doit faire ce qui est nécessaire pour permettre à chacun de vivre de son travail. Significativement, le projet de « traité constitutionnel » pour l’Europe a remplacé le droit d’obtenir un emploi par « le droit de travailler (II-15-1) et la « liberté de chercher un emploi » (II-15-2). Alors que, dans le contexte du préambule de 1946, le droit d’obtenir un emploi est clairement un droit-créance, c’est-à-dire un droit par lequel l’individu peut exiger quelque chose de la société, le droit de travailler est une sinistre plaisanterie quand il s’accompagne de la liberté de chercher un emploi : les millions de chômeurs qui font la queue dans les files d’attente des agences pour l’emploi et des entreprises d’intérim exerceraient donc un droit constitutionnel fondamental ! Ils seront certainement heureux de l’apprendre. Il reste que le droit d’obtenir un emploi peut lui aussi apparaître comme une mauvaise plaisanterie dans un pays comme la France qui connaît un chômage de masse depuis maintenant trois décennies. En effet, l’existence d’un marché du travail dominé par les capitalistes rend ce droit assez illusoire. Il s’est longtemps limité à la protection contre les licenciements par une législation systématiquement mise en pièces aujourd’hui et par l’indemnisation du chômage : le chômage indemnisé n’est pas la réalisation du droit au travail, mais c’est la reconnaissance indirecte de ce droit : faute d’avoir un travail à offrir, la collectivité dédommage le chômeur. Mais depuis une vingtaine d’années, même ce droit limité a été aboli dans les faits. Le changement du mode d’accumulation et de régulation du capitalisme, d’une part, la possibilité ouverte d’une attaque frontale contre les acquis ouvriers, d’autre part, ont réduit le « droit au travail », dans le meilleur des cas, à une simple assistance charitable aux indigents (genre RMI + restaus du cœur !). Le capital ne s’accommode du « droit au travail » que tant que les circonstances et le taux de profit le permettent.
En réalité, pour garantir le droit au travail pour tous, il faudrait que l’allocation des ressources en travail puisse être, ô horreur, planifiée centralement, par une sorte d’échelle mobile des heures de travail : on répartirait la quantité de travail disponible entre tous les salariés. C’est ce qu’ont tenté les socialistes avec la mise en place des « 35 heures », mais dans des conditions très particulières qui ont fini par saper à la base cette bonne idée[5]. C’est en effet une disposition qui ne peut être mise en œuvre que si on est décidé à tailler dans le vif du profit capitaliste. »
Dans le chaos politique présent, avec l’épouvantable décomposition des anciennes organisations du mouvement ouvrier, les électeurs votent au gré des spectacles offerts par les grands partis des systèmes bipartites dominants et on  pourrait croire que les idéaux républicains traditionnels sont oubliés.  Il n’en est rien : les mêmes salariés qui votent éventuellement pour la « gauche caviar », celle de Delanoë ou celle de Veltroni ou pour la droite populiste de Sarkozy ou Berlusconi, voire pour le FN ou la Lega Nord sont en même temps généralement très attachés aux systèmes de santé et de retraites basés sur la solidarité collective. Ils veulent que l’État garantisse une bonne éducation pour leurs enfants et que leurs droits collectifs soient protégés. Le discours autoritaire d’un Sarkozy ou d’un Berlusconi marche non pas parce que les citoyens seraient massivement devenus des conservateurs gagnés au dogme libériste mais tout simplement parce que dans le discours d’ordre ils espèrent entendre le discours de la protection du citoyen par la loi. Ils se trompent sans aucun doute, mais cette erreur est bien compréhensible quand en face d’eux ils ne trouvent qu’une fausse gauche entièrement gagnée au libéralisme le plus échevelé, assaisonné éventuellement de quelques politiques d’aide aux exclus qui aggravent les divisions au sein des classes laborieuses – y compris les travailleurs indépendants ou semi-indépendants. Comme, en outre, l’union de la droite et de la gauche, le système UMPS en France ou « Veltrusconi » en Italie, est entièrement européiste et organise la destruction méthodique des États-nations, il est assez naturel et assez sain que les peuples cherchent à résister et à défendre leur souveraineté contre le système d’empire qui s’étend sur l’Europe et qui nous ramène très loin en arrière, avant même la renaissance et l’affirmation des États-nations.
S’il y avait en France ou en Italie un parti réellement communiste, réellement national et réellement populaire, il s’appuierait sur ce fond au lieu de courir après les dernières modes, de remplacer les défilés revendicatifs du 1er mai par la « gay pride » et de substituer la fête chez les petits bourgeois au patient travail de construction d’une force politique sérieuse. Le républicanisme, qu’on peut résumer par la formule marxienne de « la république sociale » permet de faire le pont entre l’état d’esprit actuel de la grande majorité de nos concitoyens et l’idéal ambitieux d’une société communiste. Le nom « communiste » a été largement discrédité en raison de la faillite du communisme du XXe siècle et de l’incessant matraquage de la propagande des puissants de droite … et de gauche. Mais le contenu émancipateur dont ce mot a été longtemps le porteur peut se retrouver au moins partiellement dans les idéaux de la tradition républicaine et par là il peut redevenir véritablement populaire. Pour Marx ou pour un marxiste orthodoxe l’idée d’une république communiste aurait été prise pour une absurdité puisque le communisme était censé n’advenir qu’après l’extinction de toutes les formes d’organisation politique. Mais aujourd’hui la perspective d’un communisme républicain pourrait bien ne plus être considérée comme un oxymore. D’Aristote à Rousseau, nous avons appris que dans la polis  ou dans la république doit exister entre les citoyens une amitié (philia) civique qui se fonde sur l’existence d’un bien commun (« entre amis tout est commun » dit le proverbe loué par Aristote et Cicéron). Nous savons aussi que le bonheur est d’abord ce bonheur de vivre ensemble que seul le citoyen peut vraiment apprécier. Le communisme que nous pouvons reconstruire n’est donc pas une invention sortie d’un cerveau génial, mais plus simplement la reprise et la renaissance d’une vieille tradition, la meilleure dont nous ayons hérité et qu’on essaie d’enfouir sous le verbiage de la conception procédurale de la politique et autres calembredaines de la même farine.

27 juillet 2008 / Denis COLLIN



[1]Voir Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation (L’Harmattan, Paris, 1997), Morale et Justice Sociale (Seuil, Paris, 2001), Revive la République  (Armand Colin, Paris, 2005).

[2]K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332

[3]Lénine, L’État et la révolution, œuvres choisies en 3 volumes, tome 2, éditions du Progrès, Moscou, 1968, p. 323

[4]Lénine, op. cit., p. 320.

[5]Voir Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion plurielle, JC Lattès, 2001


Souveraineté et protection des citoyens

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