Il est possible que le mot « démocratie »
n’ait pas vraiment de sens. Le pouvoir du peuple est une expression
confuse, car on ne voit pas bien comme une entité abstraite comme
« le peuple » peut exercer un pouvoir. Les individus
peuvent agir, mais pas « le peuple ». « Nous, le
peuple », expression fameuse qui commence la déclaration
américaine de 1776, ne désigne rien d’autre que les individus
assemblés à ce moment-là. J’ai eu l’occasion de souligner la
polysémie du mot et les contradictions de l’idée démocratique
(voir La démocratie, Bréal
2024). J’ai soutenu que la démocratie ne pouvait guère être un
régime politique, mais qu’elle pouvait valoir seulement comme
idéal moral, inspiré de la « raison pratique » de Kant.
Je voudrais ici aborder le même problème sous un autre angle.
Depuis bientôt deux siècles (en comptant large), le socialisme sous
ses diverses teintes est progressivement devenu le synonyme de
pouvoir des travailleurs, des villes et des campagnes, des
travailleurs dépendants et indépendants, bref de tous ceux qui
produisent les conditions matérielles d’existence de la société.
Avec le marxisme, l’idée s’est même imposée d’un
gouvernement des travailleurs, d’une « dictature du
prolétariat » qui devait renverser le règne de la classe
dominante bourgeoise. Comme la bourgeoisie avait renversé
l’aristocratie, le prolétariat devait renverser la bourgeoisie.
« L’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la
lutte des classes », disait le Manifeste
de Marx et Engels, écrit en 1847. Il est cependant à craindre que
ce qui fut le carburant idéologique de courants plus ou moins
importants, socialistes, communistes, avec toutes leurs divisions et
subdivisions, n’ait été qu’une illusion, illusion non dénuée
de sens puisqu’elle pouvait consoler les classes dominées de leur
misère présente. Le marxisme fut bien, comme le disait Costanzo
Preve, une religion à destination des classes subalternes.