Réflexions
sur le droit international
Le droit international est régulièrement invoqué pour défendre
telle ou telle cause. La nation qui vous déplaît est accusée de
violer le droit international. Le problème est que nul ne peut dire
réellement ce qu’est le droit international. Il existe de très
nombreux traités, auxquels les États souscrivent… ou non, et
auxquels ils se conforment ou non, quand ils les ont signés. Ainsi
la Cour pénale internationale qui prononce des inculpations, des
mandats d’arrêt, etc., n’est reconnue ni par les États-Unis, ni
par la Russie, ni par la Chine, ni par Israël, ni par l’Iran. Mais
l’Afghanistan est membre de cette CPI ainsi qu’un « État
de Palestine » que de très nombreux pays, signataires ou non
de la convention créant la CPI, ne reconnaissent pas…
On a tôt fait de déverser des flots impétueux de discours sur
un droit international fait d’un bois trop tordu pour qu’il en
puisse sortir quelque chose de droit. L’idée d’un « jus
gentium » est née à Rome, dans cet empire qui voulait
établir aussi loin de possible la « pax romana ».
Le droit international est d’abord la recherche de la paix. Mais il
est appuyé sur une puissance hégémonique qui fait régner l’ordre
et dispose du « monopole de la guerre légitime » pour
parodier une formule célèbre. Mais ces discours se heurtent à la
réalité : le droit international est un droit qui n’a pas de
moyen reconnu d’être appliqué et il se pourrait bien qu’il ne
soit qu’un ensemble de vœux pieux ou une collection de traités
plus ou moins cohérents.
Il y a en effet une question de fond : comment s’assure que
les règles du droit international sont respectées et, donc, quelles
sanctions sont prévues et comment peut-on les appliquer ? On
peut prendre la liste des bombardements et interventions militaires
en tous genres effectués par le gouvernement de Washington depuis la
fin de la Seconde Guerre mondiale (on peut trouver cette liste sur
Wikipédia).
L’immense majorité de ces interventions se fait hors du cadre de
l’ONU, souvent contre la décision de l’ONU et contre celle du
pays concerné. Jadis, l’Union soviétique a régulièrement
« rétabli l’ordre » en Allemagne de l’Est, en
Hongrie, en Tchécoslovaquie ou en Pologne sans recevoir la moindre
sanction. « La raison du plus fort est toujours la meilleure ».
Notre grand écrivain n’aurait pas manqué de voir se rejouer sans
cesse « Le loup et l’agneau » dans la politique
internationale : « Là-dessus, au fond des forêts/Le Loup
l’emporte, et puis le mange/Sans autre forme de procès. »
La position réaliste est certainement celle de Thomas Hobbes. Sur
l’arène internationale, les États souverains étendent leur droit
aussi loin que leur force le permet. Comme il n’y a pas
« super-État » qui puisse contraindre les États à
respecter les accords qu’ils ont passés, la paix n’est toujours
qu’un état précaire entre deux guerres ouvertes. Comment
pourrait-on lui donner tort ? Le droit international est une
référence hautement louable, mais les États ne le respectent que
tant qu’ils trouvent leur avantage, ou qu’ils ne peuvent pas le
violer sans dommages pour eux — comme le remarquait déjà
Machiavel. L’expérience du dernier siècle ne contredit pas ce
constat, en dépit de l’existence d’un grand nombre d’organismes
internationaux, tant à l’échelle mondiale qu’à l’échelle
régionale. La politique internationale ne connaît que des États et
ceux-ci n’ont pas d’amis, mais seulement des intérêts. Espérer
que la politique devienne morale est une rêverie sans le moindre
contenu.
On objectera que le droit international, si faible soit-il, vaut
mieux que rien. Hugo Grotius, avant Hobbes, avait tenté de donner
une version du droit naturel qui permettrait de construire un droit
de la paix et de la guerre. Après tout, les principales puissances
européennes se sont accordées aux traités dits de Westphalie
(1648) pour définir des principes généraux qu’ils s’engagent à
respecter. Les traités posent de nouveaux principes de politique
internationale, et, pour la première fois, quelque chose comme un
droit international est affirmé non dans les livres des philosophes,
mais dans les engagements des puissances souveraines.
Tout d’abord est reconnu et étendu le principe des traités de
Passau et Augsburg : « cujus regio ejus religio ».
On s’interdit définitivement de faire la guerre à son voisin
parce sa religion ne vous plaît pas. La souveraineté des États est
reconnue dans tous les domaines, y compris ecclésiastique. Du coup
le « Saint-Siège » voit son influence sur la politique
européenne sérieusement rognée. L’Espagne également a du mal à
accepter ces principes et poursuit la guerre contre la France
jusqu’en 1659 (traité des Pyrénées).
Dans le système westphalien donc, les frontières des États sont
considérées comme les murs de la « maison commune » des
Européens. Elles sont inviolables et définissent le périmètre où
s’exerce l’autorité absolue du pouvoir souverain (au sens de
Hobbes). Chaque État a une importance égale à chaque autre État
et la paix suppose, conséquence des principes précédents, la
non-ingérence.
Tous les systèmes ultérieurs (SDN, ONU par exemple) conservent
l’architecture de base de l’ordre westphalien. Évidemment, ce
nouvel ordre n’empêche pas les guerres ! La plus longue
période de paix en Europe occidentale, nous l’avons connue depuis
1945. C’est précisément pour cette raison que Kant critique ce
concert des nations qui ne fonctionne que tant que les puissances
sont à peu près égales et se tiennent mutuellement en respect.
La proposition kantienne du « traité de paix perpétuelle »
repose sur trois principes : la constitution républicaine des
nations, la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres,
reconnaissance d’un droit cosmopolitique limité à l’universelle
hospitalité. Une Société des Nations serait donc une société des
nations républicaines (celles qui respectent la souveraineté du
peuple sur le plan législatif et les droits humains fondamentaux),
mais elle ne pourrait donc englober tous les États. Rawls a tenté
d’améliorer le schéma kantien en se demandant comme des sociétés
hiérarchiques (ne reconnaissant pas l’égalité de droit de tous
les humains) pourraient s’intégrer à une Société des Nations
œuvrant pour la paix.
Aussi intéressantes soient les propositions de Kant et de Rawls,
qui peuvent fixer des idéaux politiques, elles se heurtent à la
dure réalité des rapports de forces et des appétits de domination
des uns et des autres. Face aux conflits, il n’est pas très
efficace d’invoquer le droit international. Israël bafoue le droit
international en attaquant l’Iran. Mais l’Iran se moque du droit
international comme de son premier turban. La récompense offerte par
Khomeiny pour tuer l’écrivain pakistanais devenu anglais Salman
Rushdie était parfaitement contraire au droit international, tout
les innombrables groupes terroristes financés et armés par l’Iran.
Quand Poutine invoque le droit international pour condamner
l’intervention israélo-américaine contre Téhéran, on se dit que
c’est l’hôpital qui se fout de la charité. Et ne parlons pas
des Français qui ont renversé par une intervention militaire le
colonel Kadafi, ni des Anglais qui sont toujours là quand il y a un
sale coup à faire. Ceux qui demandent à l’OTAN de faire respecter
le droit international auraient demandé à Al Capone de rétablir
l’honnêteté et le règne de la loi…
Dans ce chaos, les moins dangereux sont les « réalistes »
(comme les Américains Mearsheimer ou Jeffrey Sachs) parce qu’ils
ne racontent pas des histoires à dormir debout, mais se contentent
de la « vérité effective de la chose », pour parler le
langage de Machiavel. Et c’est de cette vérité dont nous avons
besoin. De cette vérité dont les peuples ont besoin s’ils veulent
peser sur leur propre destinée et sur celle du monde. Car nous
n’irons pas vers un « nouvel ordre mondial » pacifique
et juste tant que les gouvernements capitalistes feront la loi. La
paix et la transformation sociale sont intimement liées.
Denis COLLIN — le 24 juin 2024