jeudi 7 juillet 2022

De la nature des choses

L’idée de nature est une affaire grecque. Elle s’invente en même temps que la philosophie. La nature est la phusis, ce qui naît et se développe de lui-même et sa science est la physique — on retrouve une semblable étymologie en latin : nature renvoie à nascor, natum, qui désigne la naissance. On trouve la phusis chez Empédocle d’Agrigente qui a écrit un poème sur la Phusis qui, curieusement semble nier la phusis :

Je te dirai encore qu’il n’est point de naissance
D’aucun être mortel, et point non plus de fin
Dans la mort à la fois effrayante et funeste ;
Il y a seulement un effet de mélange
Et de séparation de ce qui fut mêlé :
Naissance n’est qu’un mot qui a cours chez les hommes.
(Empédocle, B, VIII, — tiré de Plutarque)

Le commentaire de Plutarque nous éclaire. C’est simplement un mauvais usage qu’Empédocle critique : le mot naissance (phusis) pourrait laisser penser que les étants ne viennent de rien ! En fait presque tous les présocratiques ont écrit une œuvre qui s’intitule Phusis et qui pose la question de l’origine des choses, comment l’étant vient à l’être.

Aristote reprend et réordonne à sa manière quelque chose qui lui vient des philosophes que l’on appelle présocratiques, ces premiers philosophes grecs entre le VIIe et le Ve siècle. La philosophie, dit Léo Strauss naît avec la découverte de la nature. Dans Droit naturel et histoire, s’interrogeant sur l’origine du droit naturel, Strauss écrit : « La notion de droit naturel est nécessairement absente tant que l’idée de nature est ignorée. Découvrir la nature est l’affaire du philosophe. » (Droit naturel et histoire, p.83) Et il ajoute :

La philosophie, par opposition au mythe, vint à exister lorsqu’on découvrit la nature ; le premier philosophe fut le premier homme qui découvrit la nature. L’histoire de la philosophie n’est autre chose que l’histoire des efforts incessants de l’homme pour arriver à saisir toutes les implications de cette découverte fondamentale que nous devons à quelque grec obscur, il y a deux mille six cents ans ou plus. (op. cit., p. 84)

La nature s’oppose au nomos, la loi, la convention, on pourrait même traduire par « construction sociale » si on voulait vraiment faire moderne ! Mais pour les premiers philosophes grecs, il s’agit au contraire d’introduire une différence entre deux ordres de phénomènes qui étaient rassemblés sous le nom de coutume :

  • Les chiens ont coutume d’aboyer, mais ici c’est la nature qui va être introduite ;
  • Les Athéniens ont coutume de se rendre sur l’agora, et ici c’est bien de la coutume, des mœurs, le domaine propre de l’ethos et du nomos. Et cette coutume pourra être contestée quand on cessera de penser que la coutume est bonne parce que vieille et que l’on cherche l’origine première des choses.

Ernst Bloch dans Droit naturel et dignité humaine soutient sur ce point des thèses fortes plutôt convaincantes. La philosophie oppose la nature à ce qui résulte des conventions humaines. Bloch enrôle tous les premiers philosophes grecs dans les défenseurs du droit naturel. Les sophistes opposent la phusis au nomos. Mais c’est vrai au fond de toutes les grandes écoles philosophiques grecques. De fait, les conventions sont variables et dépendent largement du hasard, des circonstances, de l’arbitraire des groupes humains, alors que la nature existe d’elle-même, manifeste sa propre nécessité. Beaucoup de philosophes grecs ou latins utilisent la nature comme arme critique contre les conventions. Les hommes peuvent toujours inventer toutes sortes de fariboles, la nature des choses finit par s’imposer.

« Nous avons été sevrés de nature », dit le géographe et philosophe Augustin Berque. De fait le monde moderne considère la nature seulement comme ce sur quoi doit s’exercer l’ingéniosité humaine, comme matière à modeler selon nos propres projets. L’artifice est l’essence de la modernité : des produits de synthèse aux machines qu’on voudrait intelligentes, il y a une ambition qui est aussi le moteur idéologique de l’accumulation du capital : en finir avec la nature ! Et par la même occasion, en finir avec la nature humaine. Dans L’idéologie allemande Marx rappelle que l’homme produit non seulement ses conditions matérielles d’existence, mais il produit en même temps sa propre vie et, ce faisant, il transforme sa propre nature comme le résultat de sa propre activité, de sa praxis. Ainsi Marx semble souvent partager cette ambition prométhéenne qui est propre au mode de production capitaliste. On pourrait montrer qu’il ne faut pas s’en tenir aux propos du jeune Marx et que l’homme mûr, écrivant Le Capital a une approche plus nuancée et plus « dialectique » du rapport entre l’homme et la nature… Mais c’est une autre histoire.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une étrange contradiction. D’un côté, la préoccupation de la nature, rebaptisée souvent « environnement », semble dominante. Il faut protéger les bêtes et les plantes, la fameuse « biodiversité », il faut « sanctuariser » les sites naturels et organiser la « transition écologique », « décarboner » les activités humaines, etc. Mais dans le même temps, jamais la « haine de la nature » n’a été aussi forte, aussi radicale et aussi systématique. Christian Godin a consacré un livre à ce sujet. Dans l’article dont on trouve ici le lien, je rappelais les analyses de la « honte prométhéenne » de Gunther Anders. Je voudrais aujourd’hui insister sur un autre aspect. Dans la foulée du « déconstructionnisme », invention de Heidegger et Derrida, on s’est mis à déconstruire les « stéréotypes » au point de considérer toutes les relations humaines comme des « constructions sociales ». Dans les sociétés humaines, il n’y aurait plus de phusis mais seulement du nomos. Nous avons appris, au cours des deux ou trois dernières décennies, dans la suite des écrits de Judith Butler (Trouble dans le genre) que la différence des sexes elle-même n’est pas naturelle mais relève de la construction sociale. Qu’une telle aberration puisse avoir envahi les universités et les médias ne laissera pas d’étonner les générations futures (s’il y en a !). Une fois qu’on a admis le dogme central foucaldo-butlerien, on passe aisément à la suite : chacun peut être homme ou femme ou tout ce que l’on veut à sa convenance et on n’a aucune raison d’obéir aux disciplines du corps imposées par la société phallo-logocentrée (Derrida). Et comme nous sommes désormais « comme maîtres et possesseurs de la nature », la technique médicale permet de fabriquer des hommes à partir de femmes et l’inverse. On peut aussi prétendre que deux hommes ou deux femmes peuvent ensemble avoir des enfants, via la PMA-GPA. La toute-puissance, la folie de la toute-puissance peut se déployer sans entrave pourvu qu’on en ait les moyens. Les usines à mères porteuses d’Ukraine ou d’Inde fabriquent les bébés qui viennent satisfaire les fantasmes de l’Occident opulent. Les tripatouillages des médecins mercenaires, des nouveaux John Money (voir mon papier sur le sujet) sont transformés en œuvres humanitaires bienveillantes pour ceux qui éprouvent une « dysphorie de genre ». L’arrière-salle de la négation postmoderne de la nature n’est pas très belle à voir.

Il y a certes de nombreux stéréotypes sociaux, qui conditionnent les comportements des hommes et des femmes. Mais on a fort exagéré les différences construites entre les groupes humains, on a fort exagéré la part de la culture, en oubliant que, pour Lévi-Strauss par exemple, les règles de la parenté sont le lieu où s’articulent nature et culture. En oubliant aussi que quelqu’un comme Lévi-Strauss, en bon rousseauiste, ne cherche nullement à montre que tout est « construction sociale », que « tout est culture », mais bien plutôt à retrouver la nature humaine elle-même.

Car évidemment, rien ne peut être « contre nature ». La loi de la nature est dure, mais c’est la loi. Les hommes ne mettent pas au monde des enfants. Seules les femmes disposent de ce redoutable privilège. Pour satisfaire les fantasmes gays, il faut réduire les femmes à de simples moyens, organiser leur totale aliénation et les violer — même si on prétend que c’est avec leur consentement. Bien peu nombreuses sont les féministes qui s’intéressent à cette question et dénoncent cette transformation des femmes en esclaves qu’organisent les entrepreneurs de GPA et leurs clients. Une main aux fesses leur semble généralement plus grave ! Effectivement, quand on a admis et revendiqué la « PMA pour toutes », la GPA devient très logique. Aux États-Unis, une femme de 61 ans a porté l’enfant de son fils « marié » à un homme et qu’il s’était procuré les gamètes femelles nécessaires. La mère devenue mère du fils de son fils, Sophocle n’avait pas pensé à cela ! Normalement, si les Anciens ont vu juste, la peste doit s’abattre sur les États-Unis !

Mais pas plus qu’un homme ne peut accoucher, on ne peut transformer un homme en femme ou, cas le plus fréquent, une femme en homme. XX et XY : on ne peut changer ça. Et c’est ainsi qu’on voit des enfants naître d’une mère barbue et dépourvue de seins, par exemple. La rupture dramatique du lien généalogique fondamental prépare une société folle. Dès le plus jeune âge, on éduque les enfants à la lutte contre l’homophobie et la transphobie, en même temps qu’on les invite à se soucier de la nature. On a donc décidé de les faire devenir schizophrènes dès que c’est possible.

On arguera que cette folie ne concerne en pratique qu’une mince couche de la société, prise dans CPIS et les gens fortunés. Il est vrai que l’immense majorité des adultes de nos sociétés continuent de chercher les bras d’une personne du sexe opposé et, si affinités, de faire des enfants par la bonne vieille méthode éprouvée. Mais ceux-là, les belles gens les classeront tôt dans les « beaufs » irrécupérables et on devra éprouver la honte prométhéenne de n’être pas un produit de la technoscience médicale.

Il serait sans doute utile de retravailler pour en tirer des conséquences morales le bon vieux précepte stoïcien : « en toutes choses suivre la nature ».

Le 7 juillet 2022

 

 

1 commentaire:

  1. « Bien peu nombreuses sont les féministes qui s’intéressent à cette question et dénoncent cette transformation des femmes en esclaves qu’organisent les entrepreneurs de GPA et leurs clients. »
    Je ne saurais retrouver dans l'immédiat un texte particulier sur cette question précise, mais je me permets de vous signaler ce site : https://tradfem.wordpress.com/
    Ces féministes luttent contre l'absurde confusion volontaire entre genre et sexe, et les traitements irréversibles et criminels de la “dysphorie” de genre.
    Si vous connaissez déjà ce site, pardonnez-moi ce coup d'épée dans l'eau...

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