mardi 5 octobre 2021

Socialisme pour les temps nouveaux: une nouvelle revue

 Déjà disponible sur le site de Bookelis, la nouvelle revue "Socialisme pour les temps nouveaux" sera bientôt disponible dans toutes les librairies?

Toutes les informations sur le site de la revue Socialisme.online


mercredi 15 septembre 2021

Génocides et relativisme : la culture de la repentance et ses contradictions

 

La manie de l'autoflagellation des Occidentaux est très paradoxale: s'accusant de tous les crimes, ils en arrivent à justifier le pire. Ils oublient que si les Européens ont leur part dans les horreurs qui ponctuent l'histoire humaine, c'est aussi en Europe qu'est née la critique du colonialisme, de la domination et l'abolition de l'esclavage. Au nom des crimes (réels mais aussi supposés) des Européens, on finit par faire l'apologie des sociétés et des Etats esclavagistes ou génocidaires. A peine trois siècles de traite négrière européenne dont oublier dix siècles de traite arabo-musulmane. La colonisation française de l'Afrique du Nord au XIXe siècle fait oublier les invasions et la colonisation arabes, les invasions et la colonisation musulmane du VIIe siècle au XXe siècle... Ainsi au nom des "valeurs" qui sont les nôtres, on finit pas faire l'apologie de ceux qui ne les ont jamais reconnues et toujours combattues.

Voilà pourquoi je reproduit ici la lettre de Marcelo Gullo Omodeo au président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador. La traduction française est de Carlos Javier Blanco.

Deuxième lettre à Andrés Manuel López Obrador sur l'État aztèque génocidaire

Dans sa deuxième lettre au président mexicain López Obrador, le politologue argentin Marcelo Gullo nous rappelle que l'Espagne n'a pas conquis l'empire aztèque, mais a libéré le Mexique de l'impérialisme génocidaire de Montezuma.

 7 septembre, 2021 El Mundo, Madrid,

https://www.elespanol.com/opinion/tribunas/20210907/segunda-andres-manuel-lopez-obrador-genocida-azteca/610058993_12.html

Cher Monsieur le Président de la République du Mexique, Andrés Manuel López Obrador, vous souvenez-vous que le 25 août dernier, je vous ai écrit une brève lettre, suite à votre intervention, le 13 août, lors d'une manifestation en faveur de l'État aztèque à l'occasion du 500e anniversaire de la prise de Tenochtitlán ?

À cette occasion, sans connaître mon parcours universitaire ni mes activités politiques, vous m'avez accusé, sans le moindre fondement, d'être un penseur colonialiste.

Je n'ai pas encore reçu de réponse à ma lettre, dans laquelle je me suis permis de vous donner toutes les données historiques nécessaires pour que vous puissiez constater combien j'étais mal informé sur l'impérialisme anthropophage des Aztèques.

Je comprends que l'exercice laborieux de la présidence de la République vous a empêché jusqu'à présent de me répondre, et j'ai également été informé que les historiens à qui vous avez confié la réponse n'ont pas encore pu trouver le moyen de réfuter les arguments que j'ai avancés. Je comprends votre colère à leur égard, mais je vous demande d'être indulgent avec mes collègues, car la tâche que vous leur avez confiée n'est pas facile.

Aujourd'hui, je détourne à nouveau votre attention afin de vous poser la question suivante.

Si l'État A avait systématiquement tué 562 285 personnes chaque année depuis 45 ans, ce qui donne un chiffre de 23 302 825 personnes tuées pendant cette période, et que l'État B intervenait pour mettre fin au massacre, seriez-vous favorable à l'État A ou à l'État B ?

Pour vous donner plus de faits pour prendre votre décision, laissez-moi préciser que les 562 285 personnes tuées ne sont pas des citoyens de l'État A, mais d'autres États que l'État A a soumis par la force.

Si vous vous êtes rangé du côté de l'État B, vous êtes alors favorable à Hernán Cortés, qui, le 13 août 1521, a mis fin à l'impérialisme anthropophage des Aztèques. Si vous prenez le côté de A, vous êtes en faveur de l'empereur Montezuma. 

L'holocauste exécuté par les Aztèques équivaudrait au meurtre de 562 285 personnes par an.

Permettez-moi, cher Président, de développer les chiffres macabres que j'ai avancés. Parce que les chiffres ne mentent pas et que seule la vérité nous libère.

Selon Angel Rosenblat, qui a réalisé l'étude scientifique la plus sérieuse à ce jour sur la population des Amériques avant 1492, le Mexique était habité par 4,5 millions de personnes au moment de l'arrivée de Hernán Cortés.

D'autre part, Williams Prescott, l'un des historiens les plus critiques de la conquête espagnole et l'un des plus fervents défenseurs de la civilisation aztèque, affirme : "Le nombre de victimes sacrifiées par an immolées (par les Aztèques) était immense”. Pratiquement aucun auteur ne l'estime à moins de 20 000 par an, et certains l'estiment même à 150 000.

Ainsi, si le Mexique comptait 4,5 millions d'habitants en 1521, 20 000 personnes massacrées par an équivalaient à 0,444% (chiffre périodique) de la population de l'époque. Cela signifie, pour vous donner la dimension réelle de l'holocauste exécuté par les Aztèques, qu'en extrapolant ce pourcentage au nombre actuel d'habitants du Mexique (127 792 000), cela reviendrait à assassiner 562 285 personnes (cinq cent soixante-deux mille deux cent quatre-vingt-cinq personnes) par an.

Oui, vous avez bien lu. Croyez-le ou non, si l'on devait faire une telle extrapolation sur la moyenne de 85 000 personnes tuées en 1521, cela équivaudrait à 1,888% (nombre périodique) des habitants, ce qui composerait un chiffre transposé à l'heure actuelle de 2 412 713 personnes (deux millions quatre cent douze mille sept cent treize personnes) exécutées par an.

Enfin, si l'on prend le nombre maximum de personnes massacrées par an cité par Prescott, soit 150 000 personnes, celles-ci auraient représenté 3,33% (nombre périodique) de la population, ce qui, extrapolé à l'époque actuelle, équivaudrait à tuer 4 255 474 personnes.

Si l'Espagne devait s'excuser d'avoir vaincu l'impérialisme aztèque, les États-Unis et la Russie devraient s'excuser d'avoir vaincu l'impérialisme nazi.

Oui, vous avez bien lu. Quatre millions deux cent cinquante-cinq mille quatre cent soixante-quatorze personnes tuées par an.

C'est une conclusion logique que l'État aztèque était un État génocidaire.

C'est une vérité simple et irréfutable, mais que personne n'ose dire par peur des représailles des gardiens (les implacables Rottweilers) du système médiatique académique qui a instauré la dictature du politiquement correct.

Une vérité, je le répète, simple mais irréfutable : l'État aztèque était un État totalitaire génocidaire qui opprimait son propre peuple et menait comme politique d'État la conquête d'autres nations indigènes afin d'avoir des êtres humains à sacrifier à leurs dieux et d'utiliser la chair humaine ainsi obtenue comme nourriture principale pour les nobles et les prêtres.

C'est la vérité qu'on ne peut pas dire, car alors la légende noire de la conquête espagnole du Mexique s'écroule comme un château de cartes lorsqu'il est poussé par une légère brise. C'est cette vérité qui m'amène à affirmer que si l'Espagne devait s'excuser d'avoir vaincu l'impérialisme anthropophage aztèque, les États-Unis et la Russie devraient s'excuser d'avoir vaincu l'impérialisme génocidaire nazi.

La bataille de Tenochtitlán a été sanglante, mais aussi sanglante que la bataille de Berlin, qui a mis fin au totalitarisme nazi. Les preuves que je présente dans mon livre Madre Patria. Le démantèlement de la légende noire de Bartolomé de las Casas au séparatisme catalan sur l'holocauste aztèque est accablant.

Lorsqu'on analyse l'histoire sans préjugés et qu'on ne veut pas cacher la vérité, comme le font les soi-disant historiens qui écrivent sur le prétendu génocide de la conquête espagnole de l'Amérique, mais qui passent sous silence les sacrifices humains des Aztèques, on arrive à la conclusion que l'impérialisme aztèque a été le plus atroce de l'histoire de l'humanité.

D'autre part, cher Président, il est indiscutable que le peuple aztèque lui-même (et non la noblesse et la caste sacerdotale) a ressenti un grand soulagement lors de la chute de Tenochtitlan, car l'État aztèque était un État totalitaire qui opprimait également son propre peuple, en particulier les femmes.

L'État était composé d'une caste opprimée (composée d'esclaves, d'ouvriers et d'artisans) et d'une caste oppressive composée de la noblesse et des prêtres chargés du culte des dieux. Il ne fait aucun doute que le peuple aztèque a souffert de la tyrannie de l'empereur Montezuma.

Sous le despotisme de Moctezuma (comme l'a également démontré José Vasconcelos), "les femmes n'étaient guère plus que des marchandises et les reyezuelos et caciques en disposaient selon leur bon vouloir et pour se faire valoir". Il ne fait aucun doute que "le lien qui unissait Moctezuma à ses feudataires était celui de la terreur, et que chaque roi régional laissait enfants, parents et amis en otage dans la capitale".

Ce sont ces vérités qui me conduisent à réaffirmer qu'Hernán Cortés n'a pas conquis le Mexique. Hernán Cortés libère le Mexique de l'impérialisme aztèque.

Ce sont les vérités pour lesquelles, cher Président Andrés Manuel Lopez Obrador, je pense que vous n'avez pas accepté jusqu'à ce jour mon défi de convoquer un grand débat sur la Conquête de l'Amérique (comme l'empereur Charles Quint a eu le courage de le faire en 1550), qui pourrait avoir lieu dans une université en Suisse, celle de votre choix, et auquel participeraient cinq spécialistes qui défendent votre thèse et cinq spécialistes qui, comme moi, soutiennent que l'Espagne n'a pas conquis l'Amérique, mais que l'Espagne a libéré l'Amérique.

C'est le devoir des hommes de bien de reconnaître leurs erreurs. Mais si vous pensez que vous n'avez pas commis d'erreur en revendiquant l'état génocidaire le plus épouvantable de l'histoire de l'humanité, alors acceptez le défi que je vous lance.

*** Marcelo Gullo Omodeo est docteur en sciences politiques, analyste géopolitique et auteur du livre Madre Patria.

samedi 14 août 2021

Mon corps m'appartient-il?

(Bonnes feuilles, extraites de La Force de la morale, par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, éditions R&N, 2020)

« Mon corps m’appartient ! » : ce fut le cri de guerre des mouvements pour la liberté de l’avortement et de la contraception dans les années 1970. C’est aussi la légitime revendication des femmes, non seulement contre les violeurs patentés, mais aussi contre les « gros lourds » ou les maris ou compagnons qui croient avoir des droits d’exiger l’accomplissement du triste « devoir conjugal ». Mais au-delà de cet usage défensif si utile, il n’est pas certain que la proposition « mon corps m’appartient », sans le point d’exclamation rageur, soit moralement acceptable. Le corps propre, ce qu’on désigne par « mon corps », est-il une chose qui puisse m’appartenir, comme ma maison ou mon chapeau et dont je puisse disposer à volonté ? Mais s’il n’est pas « ma » propriété, à qui appartient-il ? Le croyant répond qu’il appartient à Dieu, mais encore faut-il être croyant ! On peut aussi répondre que je n’ai pas un corps, mais que je suis mon corps (en adoptant une position que partageraient Spinoza et Merleau-Ponty). Cela ne réglera pas le problème : ai-je le droit absolu de disposer de moi-même ? Puis-je vendre mon corps, c’est-à-dire me vendre moi-même en totalité ou en partie ? Qu’est-ce qui pourrait mettre des limites à cette liberté illimitée de disposer de soi-même et de faire tout ce qu’il est en mon pouvoir de faire ?

lundi 14 juin 2021

Ce qui est le plus important chez Marx

En quoi Marx nous importe et doit être considéré comme l’un des grands philosophes de l’histoire de l’humanité ?

Le plus important se trouve d’abord dans L’idéologie allemande : les hommes produisent leur conditions matérielles d’existence et ainsi produisent leur vie sociale. L’être social des hommes se fonde ainsi dans le travail, comme activité productive de la vie humaine dans son ensemble. Ce primat du travail est transhistorique. Il vaut pour toutes les périodes historiques et nous n’avons pas de raison de croire qu’il pourrait en être autrement, sauf dans les rêveries des auteurs de science-fiction. Cette « centralité du travail » a des conséquences ontologiques et morales.

En second lieu, Marx produit une « critique de l’économie politique » ou encore une « philosophie de l’économie », c’est-à-dire une analyse des processus par lesquels se forment les catégories de l’économie et, dans le même moment pourquoi cette sphère de l’économie finit – dans la société capitaliste – par dominer toute la vie sociale.

En troisième lieu, il analyse de mouvement du capital comme « grand automate » dont la logique immanente conduit à la destruction de la société humaine et à la mort. La pétrification de la vie humaine saisie progressivement par le machinisme implique que la résistance des humains devra détruire le système capitaliste, de fond en comble pour revenir à la propriété individuelle du travail et la maîtrise des moyens de travail.

Inutile d’ajouter que tout est fait aujourd’hui pour interdire que soient reconnues et largement divulguées ces vérités. La sainte alliance de tous les courants attachés au capital, de l’extrême droite à l’extrême gauche s’emploie activement à cette opération de camouflage.

mercredi 9 juin 2021

Nouveau pas en avant dans la réification de l’être humain


L’adoption en seconde lecture de la nouvelle « loi bioéthique », prévue avant l’été, est un événement important dont on doit s’efforcer de mesurer la portée avec toute la lucidité nécessaire. L’aspect le plus marquant de cette loi porte sur l’autorisation de la PMA pour toutes les femmes, c’est-à-dire que toutes les femmes mariées, en couple « hétérosexué », lesbiennes ou parfaitement célibataires peuvent avoir recours à la PMA. On voit la plus grande partie de la gauche se réjouir de ces nouvelles lois et seulement regretter que l’on n’aille pas assez loin. La « Libre Pensée » déplore le « lobbying » de l’Église catholique contre ces lois.

L’exception devient loi.

La PMA est déjà une très vieille histoire et a déjà soulevé de nombreuses contestations. Mais, finalement, elle a fini pas entrer dans la loi. Les diverses techniques qu’elle recoupe (insémination artificielle avec donneur anonyme, FIVETE, ICSI, etc.) ont été légalisées en France, avec toutefois des restrictions assez claires : la PMA concerne les couples homme/femme infertiles. En suivant le vieux principe aristotélicien qui veut que le technique se contente d’aider la nature là où celle-ci est trop faible, la PMA demande une indication thérapeutique. On ne procède pas à une PMA pour satisfaire un désir, mais pour pallier une déficience dans le rapport normal de procréation unissant un homme et une femme. Dans 95 % des cas, la PMA est réalisée avec les gamètes des deux membres du couple et c’est seulement exceptionnellement qu’on a recours à un donneur de sperme anonyme. Alors, pourquoi ne pas généraliser ce qui est autorisé dans des cas particuliers ? Tout simplement parce que l’exception (le cas particulier) ne fait jamais loi ! La légitime défense qui peut absoudre un homicide n’a jamais donné le droit de tuer ! Toute règle morale universelle a besoin d’une casuistique permettant de traiter les cas particuliers. L’extension infinie des droits conduit tout simplement à la tyrannie — ce que savent tous ceux qui connaissent un peu l’histoire ou se sont instruits de la lecture de Platon. Ainsi on autorise l’IVG jusqu’à 12 semaines et plus dans des cas particuliers. Pourquoi pas jusqu’à 40 semaines ? Parce que ce serait un infanticide ! Certes, les utilitaristes à la Singer défendent l’infanticide, toute honte bue. Mais on n’est pas obligé de leur emboiter le pas.

Contrairement aux affirmations des groupes de pression libertariens qui mènent la danse en ces matières, restreindre la PMA aux indications thérapeutiques d’infertilité d’un couple n’est pas discriminatoire en soi et les revendications d’égalité n’ont rien à faire dans cette matière, ou alors l’égalité signifierait l’abolition de toute loi puisque la loi, précisément, définit et détermine ce en quoi peut s’exercer la liberté.

La biologie n’a-t-elle rien à voir dans la filiation ?

Les partisans de la PMA pour toutes, de LREM à LFI, prétendent que la filiation n’a rien à voir avec la biologie. Il est assez cocasse de voir les Verts et autres amis d’une nature déifiée défendre la non-naturalité de la filiation. Dire comme Mélenchon qu’il n’y a pas vérité dans la filiation biologique, c’est s’inscrire clairement dans une perspective post-humaniste ou transhumaniste : l’homme échapperait au règne de la nature et l’artifice serait tout puissant. S’il est vrai que la filiation ne se résume pas à la biologie et unit nature et des institutions sociales — elle est le lieu même où s’articulent nature et culture, selon Lévi-Strauss, il n’en reste pas moins que pour qu’il y ait articulation il faut qu’il y ait deux instances à articuler ! Pour qu’il n’y ait plus de vérité dans la filiation biologique, il faudrait que non seulement la procréation échappe entièrement au rapport sexuel, mais encore que les gamètes ne soient plus fabriqués naturellement par des humains, mais soient des « gamètes de synthèse » que les progrès de la biotechnologie peuvent rendre possibles un jour. Les braves idiots utiles du capitalisme biologique oublient simplement que la PMA pour toutes ne fait pas disparaître la maternité : les enfants continuent de naître du ventre d’une femme ! Encore fois, tant qu’on n’aura pas mis au point l’ectogenèse (l’utérus artificiel) déjà imaginée par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes.

Dire qu’il n’y a pas de vérité biologique de la filiation, c’est refuser de comprendre pourquoi les enfants abandonnés recherchent leurs parents biologiques. C’est si important que s’est ouverte la possibilité de recherche des pères biologiques (géniteurs dans le vocabulaire à la mode) ou des mères, par exemple dans les cas d’accouchement sous X. La vérité biologique de la filiation se reconnaît aussi dans la volonté des couples homosexuels d’avoir des enfants « à eux ». Pourquoi ne se contentent-ils pas d’adopter des enfants ? Pourquoi faut-il qu’ils se fabriquent des enfants qui contiennent leurs gamètes ?

Quand on sait que le « top du top » dans les couples de lesbiennes est de faire une GPA-PMA, c’est-à-dire implanter des gamètes de l’une des partenaires, dûment fécondés, dans le ventre de l’autre, on voit combien la biologie n’est pas seulement une vérité, mais même une véritable obsession. Les pourfendeurs de la biologie sont ainsi les meilleurs avocats, à leur insu, du caractère essentiel de la filiation biologique.

Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas adopter des enfants et devenir de bons parents ni que les enfants adoptés ne peuvent pas vraiment aimer leurs parents adoptifs. Mais tous ces cas sont marginaux et découlent de situations exceptionnelles et exceptionnellement dramatiques pour les enfants : on adopte les orphelins et l’adoption est seulement un remède à un mal, jamais une affaire de choix pour l’enfant ! Les belles âmes qui, au nom de la non-discrimination, proposent la fabrication légale d’orphelins commencent par nier les droits de l’enfant.

La fin du patriarcat ?

En ouvrant la PMA à toutes les femmes, on irait vers l’abolition définitive du patriarcat, selon le maître à penser de la France Insoumise. Si l’on comprend bien, pour Mélenchon, c’est donc l’existence du père qui produit le patriarcat puisque la PMA pour toutes suppose la négation du père remplacé par un reproducteur anonyme comme dans les élevages de vaches ou de chevaux. On devrait renvoyer ces gens de gauche en peau de lapin à leurs chères études. La grande féministe américaine Evelyn Reed — voir Women’s evolution — empruntant le chemin déjà tracé par Engels a montré que le patriarcat est une institution sociale qui naît à peu près avec la division de la société en classes antagonistes et l’institution de la propriété privée. Toute l’évolution du mode de production capitaliste en tant qu’elle implique la liquidation de la famille, comme Marx et Engels l’ont montré dès le Manifeste de 1848, conduit au dépérissement du « patriarcat » ! Mais comme les déconstructeurs du type Deleuze-Guattari qui voulaient détruire le capitalisme en l’accélérant, les défenseurs de la PMA prétendent qu’il faut accélérer et rationaliser le mouvement du capital pour mieux le dépasser.

 Remarquons que les farouches PMA-istes ne s’attaquent pas du tout au patriarcat réellement existant, celui qui considère qu’une femme devant les tribunaux ou en matière d’héritage vaut la moitié d’un homme, celui qui fait de la femme une subordonnée de son mari (c’est le cas en Algérie depuis très longtemps et pas seulement en Arabie Saoudite), celui qui permet la polygamie et lapide les femmes adultères ou encore tout simplement qui voile les femmes pour les priver de toute existence publique.

Venons-en maintenant au fond. L’humanité est duale, elle est homme et femme et là-dessus on ferait bien de méditer les premières paroles de la Genèse. L’union de l’homme et de la femme est l’unité de la différence et la véritable réalisation de l’humanité, ce que l’on peut lire aussi bien chez Hegel que chez Engels. La liquidation du père réduit au rôle de géniteur est tout simplement la liquidation de l’humanité, sa bestialisation et sa réduction à ce que Pierre Legendre appelle justement « conception bouchère ». On pourrait imaginer de garder quelques hommes comme reproducteurs et ne plus faire que des femmes. Le mâle est toujours surnuméraire en élevage ! Selon les thuriféraires de la PMA, il faut déconstruire le modèle bourgeois patriarcal « un père, une mère, un enfant ». Le simple fait de dire que les enfants ont besoin de cette identification double, père et mère, vous envoie directement en enfer, c’est-à-dire avec « Sens Commun ». En réalité, cette « déconstruction » est tout simplement une des pièces de l’indifférenciation généralisée, c’est-à-dire de la standardisation de l’humanité selon les normes de la production capitaliste.

Dire qu’un enfant doit avoir un père et une mère, ce n’est pas être « homophobe » parce que l’homosexualité n’a tout simplement aucun rapport avec la procréation et la reproduction, mais ressortit au monde du fantasme, du désir et de la transgression. Ceux qui veulent la normalisation de l’humanité, sans sexe, les PMA-istes et leurs amis, sont justement des homophobes refoulés : ils détestent tant l’homosexualité qu’ils veulent la supprimer en supprimant la différence des sexes et leur nécessaire unité pour que l’humanité puisse continuer.

La PMA et la GPA sont la même chose

« La PMA, oui ! La GPA non ! » : telle est la « ligne de gauche ». On pense irrésistiblement au sketch de Bourvil, « l’eau ferrugineuse oui, l’alcool non ! ». En effet, il n’y a aucune différence entre PMA et GPA. Toute GPA suppose une PMA et du même coup GPA et PMA commencent de la même façon, nonobstant les investissements affectifs et sonnants trébuchants des contractants. Et l’expérience montre vite que la ligne de départ entre PMA et GPA est seulement un fragile vernis de « non-marchandisation ». D’abord parce que rien n’interdit la GPA dans un couple de lesbiennes ayant recours à la PMA (cf. supra), l’idéal étant de répéter l’opération en sens inverse. Évidemment, donner ses ovocytes à sa partenaire ne transforme pas une compagne en père, pas plus que greffer un pénis factice ne fait d’une femme un homme. On est entièrement dans le règne des simulacres, dans cette société du spectacle où le spectacle remplace le réel.

Ajoutons que si les femmes seules ou les lesbiennes peuvent avoir des enfants, on ne voit pas pourquoi les célibataires ou les gays ne pourraient pas bénéficier de ce « droit » ? La seule solution serait de dire : « oui, mais les hommes et les femmes, ce n’est pas pareil ! » Mais si ce n’est pas pareil, alors il faut admettre, horribile dictu la différence des sexes et, patatras, tout l’édifice s’effondre. Encore une fois, la seule solution qui reste est d’en finir avec les « mecs » ou qu’ils se taisent définitivement. Donc, la PMA pour toutes légalisée, il faudra bien légaliser la GPA pour tous et donc le commerce des ventres des femmes. Ceux qui font semblant de ne pas voir cette conséquence inévitable sont des tartuffes.

Le bébé à la demande ou la réification achevée de l’être humain

Pour se rassurer, on peut se dire que ces revendications de la PMA et de la GPA ne concernent qu’une petite minorité et que l’immense majorité des humains continuera encore longtemps de faire des enfants par la bonne vieille méthode éprouvée, et ils ont sans doute raison. Il reste que c’est une barrière symbolique forte qu’on franchit en rendant « normal » ce qui n’est qu’exceptionnel — on a vu, par exemple, comment la publicité faite au transgenrisme a produit une véritable explosion de la demande.

La barrière symbolique est essentielle. Jusqu’à présent, en gros les enfants naissent du hasard des rencontres entre les hommes et les femmes. Ils ne procèdent pas d’un « projet parental » mis en œuvre pour réaliser le « désir d’enfant ». Même si la contraception permet de choisir d’avoir des enfants ou de n’en avoir pas, son œuvre se limite à cela : choisir de ne pas avoir d’enfant. Elle est une maîtrise purement de négative de la reproduction. Et les hommes et les femmes qui souhaitent avoir des enfants doivent préalablement trouver le bon partenaire. Dans cette situation encore ancestrale, la contingence de la naissance laisse l’enfant libre. Il peut devenir un sujet — pourvu qu’on lui prête vie et assistance. Avec la PMA déjà s’instaure la possibilité d’un tri des embryons et donc d’un choix : en France, les choses sont très encadrées et le choix est pour l’heure restreint à des indications thérapeutiques sérieuses, mais dans plusieurs États américains, on peut faire des PMA pour choisir le sexe de l’enfant. Demain — en fait dès aujourd’hui — les possibilités seront plus étendues et il suffit d’écouter Laurent Alexandre et ses amis assez nombreux dans le monde médical et dans celui de la haute technologie pour comprendre qu’on est en train de faire sauter les derniers verrous à la fabrication industrielle (norme ISO !) des bébés. Affirmer qu’une femme seule ou un couple de lesbiennes peut, à la demande, avoir un enfant en employant les moyens de la technique médicale, c’est affirmer que rien ne peut s’opposer au désir d’enfant et du même coup que l’enfant n’est plus que l’objet du désir, entièrement absorbable dans le « désir parental ».

Si l’humain est l’objet d’une fabrication, cela signifie qu’il se transforme en chose. C’est le processus que Lukács avait nommé « réification » et dont le concept se trouve déjà chez Marx. Faire de l’homme une chose, c’est aussi ce que, de leur côté, développent les théoriciens des neurosciences et les artisans de l’intelligence artificielle. C’est parfaitement dans « l’air du temps ». Et comme toujours, c’est sous les couleurs de la subversion et même de la révolution, que s’accomplit l’esprit du capitalisme.

Les questions que Jürgen Habermas avait soulevées voilà plus de 20 ans dans L’avenir de la nature humaine sont aujourd’hui encore plus brûlantes qu’hier. Est-il possible d’enrayer cette dynamique dont le moteur est l’aspiration à une liberté sans loi, l’aspiration à la satisfaction de tous les désirs, c’est-à-dire le nihilisme propre à notre époque ? Rien n’est moins sûr.

Denis Collin — le 6 juin 2021


vendredi 4 juin 2021

Universalisme ?

 

Face à l’offensive du racialisme et du différentialisme prônés par les groupes de la mouvance dite « décoloniale » ou « woke », on se contente bien souvent de revendiquer l’universalisme et la laïcité. C’est évidemment utile, mais finalement peu efficace. En effet, l’universel comme tel est une abstraction et l’universalité du genre humain n’existe effectivement que dans la particularité des diverses formes d’organisations sociales, familles, nations, groupes religieux, etc.

L’invocation de l’universel semble de prime abord parfaitement légitime. Il y a une espèce humaine et une seule, et rien de justifierait que l’on puisse traiter les humains différemment suivant leur couleur de peau, leurs caractères ou leurs origines. De cette proposition on peut tirer que les hommes possèdent tous des droits du seul fait qu’ils sont hommes, que la liberté de conscience est un droit inviolable et qu’une démocratie laïque est le régime politique le plus apte à incarner ces droits de l’homme, et du citoyen, doit-on immédiatement ajouter. Sur ce sujet, beaucoup de bonnes choses ont été écrites et je n’ai nulle envie de broder là-dessus. Mais si l’on veut penser non pas de belles abstractions, mais le réel lui-même, il est nécessaire de faire son droit à la particularité.

En effet, cette proclamation universelle des droits de l’homme est une expression particulière de l’histoire humaine. L’homme universel est l’homme d’un type d’organisation sociale qui est apparu en Europe à la fin du Moyen Âge et qui s’est développé dialectiquement au cours des cinq derniers siècles, disons depuis l’expansion européenne sur toute la planète jusqu’à la phase actuelle, que je propose d’appeler, à la suite de Diego Fusaro, « capitalisme absolu ». On peut certes voir dans les déclarations américaine et française de la fin du XVIIIe siècle un achèvement, la communauté humaine enfin réalisée par la reconnaissance des individus comme sujets de droit. Et de ce point de vue, Kant est bien le grand philosophe allemand de la Révolution française. Mais, pas plus qu’on ne peut croire un homme sur ce qu’il dit de lui-même, on ne peut croire une époque historique sur la représentation qu’elle s’est donnée d’elle-même. L’homme dont il est question dans la Déclaration des droits de 1789 n’est nullement l’homme réellement existant, l’homme qui vit en société dans des rapports sociaux complexes, et qui dépend de ces rapports sociaux pour vivre. C’est l’homme abstrait, l’homme privé de toute qualité spécifique, un homme évidé de tout ce qui fait un homme et qu’on présente comme porteur de droits inaliénables qu’il tient de la nature, c’est-à-dire de sa naissance : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Les riches comme les pauvres ont un droit égal à coucher sous les ponts ! L’homme de la déclaration est bien, comme le dit Marx, le bourgeois égoïste, et personne d’autre !

Encore une fois, cette déclaration de 1789 est un immense progrès, mais elle est loin de l’achèvement de l’histoire. La catégorie de l’universel y est encore abstraite, c’est-à-dire séparée de toutes ses déterminations. Quand Burke se moque des Français de la Révolution, en disant qu’il ne connaît pas l’homme, mais seulement le Français ou l’Anglais, il n’a pas tout à fait tort. L’homme est être générique, comme le disait Marx, parce que chaque humain se rapporte à la totalité de la nature — le corps non organique de l’homme — et parce que son activité productive, son travail, a valeur universelle : il produit pour n’importe quel homme et non pas spécifiquement pour lui-même. Une fois ce point acquis, l’universalité (ou la généricité) de l’homme doit être spécifiée, l’universel pour devenir un universel concret. L’homme est non plus une abstraction, mais un individu vivant, c’est, par exemple, l’ouvrière couturière de 20 ans, Mary-Ann Walkley, morte par excès de travail, dont Marx rapporte l’histoire dans le livre I du Capital, l’individu singulier, l’individu qui souffre et non plus l’homme en général. L’universalité de l’homme ne peut être réalisée que dans une société communiste débarrassée de l’exploitation de l’homme, une société où l’on pourra donner à chacun selon ses besoins et où chacun donnera selon ses capacités. Sur l’importance de l’individu vivant opposé à cette abstraction idéaliste de l’homme, je me contente de renvoyer à mon livre sur La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996).

Prenons encore le problème autrement. L’individu singulier appartient au genre humain, il est donc en lui-même « universel ». Mais cette universalité suppose toute une série de médiations. Chacun se rapporte au genre par la médiation d’autres humains. Le genre humain pour le petit enfant, c’est d’abord sa mère et son père, représentants de cette dualité de l’humanité, homme-femme. Le singulier existe dans cette communauté particulière, fondée sur les liens familiaux. Il devient vraiment individu quand il accède pour son propre compte à la société civile, c’est-à-dire quand les liens familiaux se dissolvent, mais cette insertion dans la société civile demande à son tour un dépassement vers une unité fondée non plus sur les accointances naturelles de la famille, mais sur le droit et l’histoire, et cette unité est l’État qui s’identifie au cadre de la nation. La nation est la médiation entre la naturalité d’un individu qui n’existe pas encore pour lui-même (il existe comme membre de la famille) et l’universalité du genre humain qui a besoin d’une existence substantielle. De ce point de vue, on peut donner raison à Burke : il y a des Français et des Anglais et non l’homme en général et chaque nation a son caractère propre, son génie propre. Les Allemands ne sont pas et ne seront jamais des Français qui parlent allemand !

Lorsqu’on se pénètre bien de cette dialectique de l’universel, du particulier et du singulier, on comprend mieux pourquoi il est impossible d’appliquer des « recettes » générales à des nations particulières. On le mesure avec la prétendue « construction européenne » : on peut adopter la monnaie allemande (rebaptisée « euro ») et parler l’anglais de voyage comme sabir européen, on ne peut raboter les histoires singulières des nations européennes ! Et encore, les Européens ont en partie une histoire commune et ont partagé pendant de nombreux siècles la même religion. De plus, ils ont, et depuis longtemps, en raison même de leur christianisme, adopté le principe de la liberté de conscience, dont les prodromes peuvent être entrevus dans la « paix d’Augsbourg » où l’on adopte le principe « cujus regio, ejus religio » pour mettre fin aux guerres entre principautés et royaumes appartenant au « Saint Empire romain germanique ». Tout ceci permet de comprendre pourquoi il n’existe pas de nation européenne, ni aujourd’hui ni dans un terme prévisible. Et, a fortiori, un État mondial est une dangereuse utopie, comme Kant l’avait déjà perçu, en dépit des perspectives avancées dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

Nous pouvons donc mieux saisir les difficultés qui naissent de la coexistence sur un même territoire de traditions nationales différentes, voire opposées. Le multiculturalisme porté notamment par les Anglo-saxons — en philosophie par des gens comme Charles Taylor — est spécifiquement… anglo-saxon et trouve son ancrage dans des histoires nationales particulières. Ni le Royaume-Uni, ni le Canada ne se pensent comme des nations. Le Royaume-Uni est une union de nations sous une même couronne royale — l’Écosse, le Pays de Galles et l’Angleterre, sans oublier ce qui reste d’Irlande sous la couronne. Le Canada est une fédération confrontée aux revendications indépendantistes du Québec. L’existence du Commonwealth, toute formelle qu’elle semble aujourd’hui, a imprégné les esprits d’une certaine représentation de l’espace politique, faisant coexister des peuples qui n’ont jamais vocation à former un peuple. On pourrait évidemment lier cette conception politique à une conception ancrée dans les structures profondes de la mentalité anglaise qui n’est en rien égalitariste. La persistance d’institutions aussi archaïques que la chambre de Lords, l’étrangeté que représente pour nous l’institution monarchique, la sélection par la naissance en vigueur de fait dans les universités prestigieuses, tout cela est la base du multiculturalisme et fait de ce monde un monde qui nous est radicalement étranger. Les États-Unis sont un cas différent. Ils sont dès le départ une nation : « We are the people », dit la déclaration d’indépendance. L’unité est affirmée dans la devise : « E pluribus unum ». Les États-Unis sont tolérants, mais il vaut mieux croire au Dieu de la Bible, se penser comme la nation élue, celle qui a une « destinée manifeste » et croire au « rêve américain ». Le vigoureux débat entre fédéralistes et anti-fédéralistes dans les premières années qui suivent l’indépendance témoigne de cette volonté de construire une nation républicaine. Aujourd’hui, l’une des plus importantes revues de la gauche américaine s’appelle Jacobin. On peut, sans doute, affirmer qu’en dépit de leur bondieuserie, la conceptions politiques américaines sont plus proches de la tradition française que de celle du Royaume-Uni. Du reste, sous une forme qui nous semble un peu affadie la république américaine est séparée des églises et pratique une certaine forme de laïcité. La France, quant à elle, est assimilatrice et centralisatrice, depuis bien avant la République. Jean-François Colosimo (La religion française. Mille ans de laïcité. Éditions du Cerf) fait remonter la laïcité à la française à l’Ancien régime et aux relations très particulières que la monarchie capétienne avait établie avec l’Église. Le noyau central de la France est, du point de vue des structures familiales, libéral et égalitaire, jusqu’à la manie — quiconque connaît un peu l’histoire rurale le sait. L’Allemagne est encore un autre cas : elle s’essaie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au multiculturalisme, mais n’y parvient guère pour des raisons que l’on pourrait détailler.

Chaque nation a ses traits particuliers, ses propres façons de voir les choses et il serait absurde de vouloir calquer ce qui a bien réussi à l’un sur les autres. La seule Europe possible est une confédération de peuples souverains. Mais il faudrait être sot pour vouloir imposer la laïcité aux Allemands… ou le fédéralisme allemand aux Français ! On peut être en désaccord radical avec l’inégalitarisme anglais et admirer ce peuple courageux et fier qui fait de sa liberté une valeur suprême. Certes, dans chacune de ces nations, on retrouve les manifestations de l’esprit universel. Pour un philosophe, Hobbes ou Rousseau ne se différencient pas par leur nationalité ! Mais le genevois Rousseau ne conçoit pas les choses de la même façon que l’Anglais qui vient de voir son pays déchiré par une révolution et une guerre civile cruelles. Le premier est citoyen d’un petit canton et le second citoyen d’une puissance maritime qui commence s’affirmer sur toute la surface de la planète… L’universel vit dans le particulier, par le particulier.

Chaque nation a son identité, ses manières de vivre propres. Dire que la nation n’a pas besoin d’identité, c’est la réduire à une subdivision administrative arbitraire. Que les fanatiques de l’UE qui incarnent l’oligarchie hors sol soutiennent cette position, ce n’est pas vraiment étonnant. Le capital mondialisé détruit la nation comme il détruit toute communauté humaine. La défense des identités nationales est partie prenante de la lutte contre le capitalisme. Inversement, le délitement de la nation, le soutien au nom de la laïcité (eh, oui !) aux organisations religieuses notamment islamiques est le meilleur appui dont puissent rêver les représentants du capital financier. Il est également évident qu’on ne peut défendre la laïcité au nom d’un universalisme abstrait. Pour ce qui nous concerne, nous Français, la laïcité est une composante de notre identité nationale, de notre égalitarisme foncier et elle est assimilatrice — inutile de se cacher derrière son petit doigt. Si tu vas à Rome, fais comme les Romains. Si tu viens en France pour y faire ta vie, fais comme les Français. Parle français, mange avec les Français et marie-toi avec eux. Et comme chantait Maurice Chevalier, « tout cela ça fait d’excellents français ».

Denis Collin — 1er mai 2021

vendredi 14 mai 2021

Il platforming del capitale

Vent'anni fa, Michel Houellebecq ha pubblicato Plateforme [Piattaforma, Bompiani ed.] un romanzo che tratta dell'organizzazione globalizzata del turismo sessuale, in collaborazione con un grande gruppo alberghiero. Questo aspetto del processo di produzione del plusvalore, mentre certamente si è espanso notevolmente con internet, non è certamente il settore principale dell'accumulazione di capitale, ma la forma di relazioni sociali che implica è diventata abbastanza diffusa. Il modo di produzione capitalista oggi è largamente dominato dalle piattaforme che sono diventate i maggiori centri di accumulazione. Come i papponi alla moda nel romanzo di Houellebecq, le piattaforme che mettono in contatto acquirenti e venditori stanno incassando la parte del leone dei frutti di questo commercio. Si converrà che il mercato della prostituzione non è un mercato libero dove acquirenti e venditori si incontrano e contrattano liberamente. Lo stesso vale per la piattaforma.

La prima idea che venne fuori quando Internet cominciò ad essere diffuso fu quella di vendere servizi. Questo era stato sperimentato in Francia attraverso il Minitel, uno dei settori più redditizi del quale era il "Minitel rosa" che ha permesso a Xavier Niel, fondatore di Free, di fare fortuna. Minitel offriva tre tipi di servizi: servizi gratuiti (servizi pubblici, essenzialmente o servizi per la connessione al sistema di ordinazione di un venditore), servizi economici, tassati dalla connessione, e servizi a pagamento tassati dalla durata, che era il caso di "3615". La prima idea è stata quella di trasporre questo modello su Internet generalizzando il servizio. Ma l'esplosione della "bolla internet" nei primi anni 2000 ha dimostrato che questo modello non avrebbe funzionato e che era necessario qualcos'altro. Le aziende che operano direttamente su Internet offrono un servizio gratuito [per esempio un servizio di ricerca di siti e pagine, come Google], il quale servizio gratuito utilizza i dati dell'utente per rivenderli a un commerciante che li può utilizzare per la prospezione. Le "reti sociali" funzionano su un principio simile.

La fase successiva è stata la trasformazione dei commercianti online in piattaforme commerciali. Amazon non è solo un supermercato che offre i suoi scaffali all'acquirente che viene a passeggiare sul WEB. È anche un fornitore di musica, una piattaforma video, una piattaforma di abbonamento per piattaforme video (come OCS, Starz), etc., ma è molto di più: il gruppo di Jeff Bezos è un mercato in sé, poiché Amazon serve come intermediario per un gran numero di rivenditori che vendono i loro prodotti attraverso la rete Amazon. Se vuoi comprare un tosaerba, puoi ordinarlo da Amazon ma sarà venduto da un altro negozio online [come "OBI"] che a sua volta rivende prodotti di un grossista. Ma se i critici prendono di mira prima Amazon, tutte le marche che vendono online procedono allo stesso modo: FNAC, ManoMano, Ma, Darty, Castorama sono tutte piattaforme di vendita online dove arrivano altri venditori, che spesso sono essi stessi rivenditori.

Non ci saremmo fermati lì. La piattaforma produce, o più precisamente supervisiona la produzione di piccole mani che vengono ad alimentare la piattaforma: così Amazon attraverso il sistema KDP-Amazon [Kindle-Direct-Publishing] pubblica libri in self-publishing garantendo l'esclusività sul titolo. Così un libro auto-pubblicato a si è trovato nella prima lista del Renaudot 2018. Andrà oltre? Netflix va bene a Cannes, perché non Amazon al Goncourt, con grande dispiacere delle case editrici che hanno monopolizzato il premio per decenni.

La piattaforma è anche un fornitore di ordini. L'"Amazon Mechanical Turk" è una piattaforma dove i compiti sono offerti dai richiedenti [per esempio, controllare la correzione della scansione di un pacchetto di file] e dove gli individui vengono a offrire il loro servizio, di solito a prezzi molto bassi. Perché questo "Mechanical Turk"? In riferimento alla macchina del barone von Kempelen, questa macchina-canaglia che doveva giocare a scacchi, mentre un nano era nascosto all'interno della macchina e controllava direttamente il movimento dei pezzi tramite una serie di specchi. Amazon, ringraziamolo, rivela uno dei segreti delle reti di intelligenza artificiale: c'è qualcuno nella pancia della macchina e sono i milioni di manine che vengono a nutrire il mostro.

Queste piattaforme IT stanno già giocando un ruolo economico significativo e potremmo essere solo all'inizio. Lo sviluppo del telelavoro e della società senza contatto ha creato nuove esigenze, e non è senza motivo che uno dei maestri del World Economic Forum di Davos vede la pandemia di Covid 19 come una "finestra di opportunità" per il "grande reset" del sistema, con il "digitale" come colonna portante.

Le piattaforme sono macchine per centralizzare il capitale.

Si parla spesso del peso dei GAFA, o più precisamente dei GAFAM, dato che non dobbiamo dimenticare la piccola azienda del signor Gates. Ecco le sei più grandi capitalizzazioni di mercato nel mondo alla fine del 2020 (in miliardi di dollari): 1: Apple, 2244, USA; 2: Saudi Aramco, 1865, S. Arabia, petrolio; 3: Microsoft, 1684, USA, tecnologia; 4: Amazon, 1592, USA, tecnologia; 5: Alphabet (la società madre di Google), 1175, USA, tecnologia; 6: Facebook, 761, USA, tecnologia.

Solo una compagnia non-internet, Saudi Aramco, la compagnia petrolifera saudita, è in questo gruppo di testa. Al 7° posto c'è un gigante cinese di internet, Tencent e al 9° posto c'è una gigantesca piattaforma cinese, Alibaba! Per fare un confronto, il principale produttore di automobili, Toyota, è solo al 31° posto, la multinazionale del petrolio Exxonmobil al 57° e Total è al 100° posto! La capitalizzazione di Total è circa 1/20 di quella di Apple. Aziende come Apple o Microsoft dominano il mercato del software e del marchio, ma fanno costruire le loro macchine altrove.

La cosa più strana è che questa classifica non ha niente a che vedere con le vendite. Wallmart, il gigante della vendita al dettaglio, è in cima alla lista anche se non è nella top 100 in termini di capitalizzazione. Nella classifica delle vendite, troviamo cose più usuali come Toyota, VW, compagnie petrolifere, ecc. Per i profitti, Apple è il leader, ma è l'eccezione. Nessuno degli altri giganti di internet fa profitti particolarmente grandi. E in termini di numero di dipendenti, Wallmart è in testa con 2.300.000 dipendenti, con Amazon al 10° posto con 566.000 dipendenti.
Tutte queste cifre faranno tornare a scuola i volgari marxisti! Non c'è una relazione diretta tra il valore prodotto e la capitalizzazione! Il capitale produttivo permette l'estrazione del plusvalore, ma è il capitale "improduttivo" (l'intermediario) che intasca il profitto. In effetti, l'organizzazione del modo di produzione capitalista può essere compresa solo da un punto di vista globale. Il plusvalore non è prodotto individualmente da ogni capitalista nella sua impresa, ma globalmente, ed è distribuito, attraverso l'intermediario del mercato, secondo ogni sorta di criteri che Marx aveva parzialmente dettagliato nel Libro III del Capitale e che includono la produttività del lavoro, ma anche ogni sorta di accordi istituzionali e i rapporti di forza tra gli stati e tra le frazioni della classe dirigente.

Ciò che è cambiato, e che rende questo famoso "liberalismo" o "neo-liberalismo" che ha così ossessionato la mente della gente, è che il mercato è in gran parte uno "pseudo-mercato". La piattaforma è un mercato a sé ed è la piattaforma che controlla l'accesso al "mercato" per una miriade di imprese di tutte le dimensioni. Se fossimo in un modo di produzione capitalista completamente liberale, il capitale non andrebbe all'azienda di Jeff Bezos, ma piuttosto alle aziende che sono in grado di pagare dividendi ai loro azionisti, perché producono beni con una buona produttività. Amazon non deve la sua fortuna alla propria redditività, ma al fatto che può ottenere un monopolio ed eliminare o schiavizzare tutti i piccoli attori nei vari mercati che copre. Ma, globalmente, essendo la produzione di plusvalore insufficiente per tutti i settori del modo di produzione capitalista, la produzione di capitale fittizio viene a compensare: si compra un'azione non perché l'impresa fa soldi, ma perché la sua azione sale e promette di salire ancora - questo è tipicamente il caso di Tesla, un modesto produttore di automobili che, per il momento, non ha guadagnato un dollaro con i suoi veicoli elettrici di lusso. Tutti sanno che gli alberi non crescono fino al cielo, ma nel frattempo, ogni piccolo centesimo deve essere preso. Questo sistema è condannato a lungo termine. Ma alla fine siamo morti, come sottolineava Keynes.

Rimodellare il mondo

C'è effettivamente un mercato dominato dal mercato, ma è un mercato speculativo in un'economia dominata da piattaforme che vassallizzano molte altre imprese dando loro accesso a una gamma più ampia di consumatori. Questa evoluzione delle piattaforme fa chiaramente parte della "rifeodalizzazione" del mondo diagnosticata da diversi autori come Alain Supiot. Alcune delle aziende che controllano il mercato dei computer sono veri e propri monopoli che godono di rendite impressionanti. Su ogni PC venduto nel mondo, Microsoft intasca tra i 145€ e i 265€! Apple ha costruito il suo mercato, con prodotti che sono soprattutto marcatori di appartenenza sociale e che sono nella stessa nicchia di Rolex o Ray ban, ma come Rolex non dà un tempo migliore di un orologio da 30 euro, l'hardware di Apple, prodotto nello stesso luogo degli altri negozi di hardware, non dà un servizio migliore. Marx ha parlato del feticismo della merce: qui siamo nelle forme più arcaiche di questo feticismo.

Questo posto predominante delle piattaforme contribuisce alla disintegrazione della classe operaia, sempre meno capace di resistere agli assalti del capitale. Uber, Deliveroo e tutti quanti sono le principali teste di ponte di un'offensiva antisociale su larga scala. Il proletariato come "soggetto rivoluzionario" [o così pensavamo] sta lasciando il posto a un "precariato" che non è altro che una plebe globalizzata, dove, accanto ai lavoratori salariati "vecchio stile", ci sono lavoratori part-time, lavoratori a contratto, lavoratori "Uberizzati", e lavoratori autonomi che sono autonomi solo di nome. Di fronte a questo proletariato, non c'è più una classe borghese legata da una certa visione del mondo e da "valori" più o meno solidi, ma una nuova classe di signori, che hanno spodestato o sono in procinto di spodestare la vecchia borghesia, hanno acquisito i servizi di una classe medio-alta che vive delle briciole [per quanto abbondanti siano] della "globalizzazione capitalista" e ha la funzione di mobilitare al servizio del capitale un lumpenproletariato "progressista" che serve da ariete per abbattere tutto ciò che potrebbe resistere al rullo compressore capitalista.
Se non teniamo conto della struttura del modo di produzione capitalista oggi, non capiamo cosa sta succedendo nell'arena della politica. Viviamo ancora con i modelli di mezzo secolo o di un secolo fa. Questo spiega la decomposizione accelerata negli ultimi anni delle organizzazioni operaie tradizionali, una decomposizione che è tanto più rapida perché una parte significativa dei vertici di queste organizzazioni sono integrati nel funzionamento complessivo della macchina di sfruttamento del lavoro.

Denis Collin - 29 aprile 2021






mardi 11 mai 2021

Nous sommes encore trop chrétiens. Réponse de Jean-Marie Nicolle

Ce texte est une réponse à mon papier sur Benedetto Croce

Pour les Grecs comme pour les Romains, la religion est une affaire d’état, plus précisément de la Cité (la Polis). Les dieux n’ont pas créé le monde ; comme les hommes, ils sont nés du monde. Il n’y a donc pas de transcendance. Ils sont puissants et immortels, et entretiennent des rapports de protection avec les cités. Chaque cité a son dieu « poliade ». Le culte n’est pas un engagement personnel d’un individu cherchant à assurer son salut, mais est une activité collective à laquelle chacun doit participer par devoir civique. La religion a donc principalement une fonction politique.

Au contraire, le christianisme s’enracine dans la tradition biblique selon laquelle le monde a été créé et est orienté par un temps linéaire ; comme il a connu un commencement, il connaîtra une fin. Les événements sont dominés par une histoire orientée. A partir de l’alliance de Dieu avec les hommes, tout ce qui arrive peut être lu comme une étape dans l’accomplissement du programme divin. Dans cette histoire, la vie et la passion du Christ, sorte d’initiative imprévisible de Dieu pour le rachat des hommes, donnent une tonalité particulièrement dramatique : chaque homme est interpellé par le message chrétien ; il est entièrement libre d’acquiescer ou de refuser ; il devient le coauteur de son existence. Voilà une belle promotion de la liberté individuelle !

L’un des premiers critiques du christianisme (Celse), lui reproche de concevoir Dieu comme un être changeant, qui prend des initiatives et des décisions nouvelles, au lieu de se contenter de conserver l’ordre immuable du monde. Et, de fait, le christianisme introduit brutalement dans le monde méditerranéen une vision toute nouvelle de l’univers qui bouscule les valeurs établies. Par exemple, Paul de Tarse rejette l’inexistence du mal, alors que « la nature n’engendre rien de mal dans le cosmos », selon épictète. A ses origines, le christianisme est bien une subversion.

 

Or, si le christianisme a introduit des notions tout à fait positives comme une relative égalité entre les hommes (et entre les hommes et les femmes), comme l’idée qu’on peut changer et améliorer le monde (d’où, plus tard, l’idée de progrès), comme la valeur et la liberté de l’individu, il ne sépare jamais l’homme de Dieu (puisque le Christ est homme-Dieu) et s’adresse à chacun pour qu’il puisse  accomplir son salut. On ne peut pas dire « L’armature théologique du christianisme peut aisément être laissée de côté. »  L’homme chrétien se vit en passage ici-bas et son moi intérieur est habité par une conscience morale, examinée par Dieu le Père, d’où l’énorme puissance du sentiment de culpabilité. Les procès staliniens auraient-ils pu fonctionner sans cette culpabilité chrétienne instillée dans la conscience des communistes ? La foi dans la révolution communiste n’est-elle pas une forme de la vertu théologale appelée l’espérance ? L’idée que l’on puisse changer le monde, les sociétés, et par là, la nature des hommes, ne serait-elle pas une variante de l’idée de salut ?

 

L’ennui pour les communistes comme pour les chrétiens, c’est qu’ils commettent une grave erreur sur la psychologie humaine, erreur que Freud a bien montrée dans son Malaise dans la Culture (chap. V) : le précepte « aime ton prochain comme toi-même » est un commandement impossible à suivre et l’abolition de la propriété ne supprime qu’une petite partie de l’agressivité humaine dont les racines sont très profondes et liées à la composante animale de l’homme. Christianisme et communisme font le pari de la bonté des hommes. En cela, ils sont frères dans la famille des naïfs. Croce a bien raison de dire « nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens » », mais ce n’est pas pour la raison qu’il croit.

 

Jean-Marie Nicolle, mai 2021.

 

samedi 8 mai 2021

Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens » (Croce)


Benedetto Croce écrit en 1942 un bref essai sous ce titre : « Perché non possiamo non dirci “cristiani” ». Croce dit que cette dénomination est la simple vérité et que la considération de l’histoire est suffisante pour s’en persuader. Qui est ce « nous » dont parle Croce ? Croce lui-même ? Les Italiens ? Les Européens et leurs prolongements sur d’autres continents ? Il écrit à son amie, la poétesse Maria Curtopassi : « … J’ai continué, et presque terminé, ces jours-ci le Nouveau Testament. […] Je suis profondément convaincu et persuadé que la pensée et la civilisation modernes sont chrétiennes, la continuation de l’impulsion donnée par Jésus et Paul. J’ai rédigé à ce sujet une brève note, de nature historique, que je publierai dès que j’aurai l’espace disponible. Pour le reste, ne sentez-vous pas que, dans cette terrible guerre mondiale, ce qui s’oppose, c’est une conception encore chrétienne de la vie avec une autre qui pourrait remonter à l’âge pré-chrétien, voire pré-hellénique et pré-oriental, et rattacher à cet avant de la civilisation, la violence barbare de la horde ? » On pourrait discuter une partie de l’affirmation de Croce : la barbarie moderne n’est pas un retour en arrière, mais une des figures possibles de la civilisation occidentale qui rompt avec l’impulsion de Jésus et de Paul. Mais c’est une autre affaire. Le court essai de Croce est à méditer aujourd’hui et cette méditation à partir de Croce nous emmènera sur d’autres chemins.

Pour Croce, le christianisme a été la plus grande révolution qu’ait accomplie l’humanité, « si grande, si complète et profonde, si féconde en conséquences, si inattendue et irrésistible dans sa mise en œuvre, qu’il n’est pas étonnant qu’elle soit apparue ou peut apparaître comme un miracle, une révélation d’en haut, une intervention directe de Dieu dans les affaires humaines ». Il n’est pas question de la foi (ou non) de Croce. Disciple de Hegel, Spaventa et Labriola, la foi ne devait pas être le principal souci de Croce qui était athée ! Quelques qualités qu’il puisse trouver au christianisme et à l’Église catholique, son immanentisme et son historicisme creusent avec la doctrine catholique un fossé infranchissable, comme le notait d’ailleurs le père jésuite Mandrone dans la Civiltà cattolica peu après la parution de l’essai de Croce.

En bon néo-hégélien, défenseur de la méthode historiciste, Croce cherche dans l’histoire le progrès de l’esprit humain et sur ce plan le christianisme marque une rupture profonde, radicale. Toutes les révolutions antérieures (Grèce, Rome) restent limitées et les grandes révolutions intellectuelles de l’époque moderne n’ont été possibles que sur la base de cette révolution qu’a introduite le christianisme. « La raison en est que la révolution chrétienne a opéré dans le centre de l’âme, dans la conscience morale, et, en lui donnant et, en mettant en avant l’intérieur et le propre de cette conscience, il semble qu’elle ait acquis une nouvelle vertu, une nouvelle qualité spirituelle, dont l’humanité était jusqu’alors dépourvue. »

Il me semble difficile de ne pas suivre Croce sur cette appréciation. Le suivre pour aller un petit peu plus loin que lui. Croce crédite le christianisme de l’invention de l’intériorité — Charles Taylor dans Les sources du moi montre la place centrale qu’a Augustin avec ses Confessions, dans la généalogie du moi. Mais Augustin est ici une des meilleures expressions de « l’esprit du christianisme ». Et c’est bien l’énigme du moi qui constitue le fil rouge de la pensée européenne, héritière de l’Empire romain christianisé, alors laquelle il faut bien rattacher la deuxième et la troisième Rome — et éviter de la réduire à l’église catholique d’Occident. Cette recherche du moi, il n’est pas difficile de la retrouver dans la poésie, dans la littérature classique — les romans français du XVIIe siècle en sont un bon exemple — dans la peinture et dans la sculpture. Mais aussi évidemment dans la philosophie. Quelle que soit la beauté architecturale des mosquées, elles expriment toute la soumission de l’homme à Dieu et l’âme humaine n’y a pas sa place. L’invention chrétienne du Dieu fait homme, invention qui met en pleine lumière la vérité feuerbachienne de la religion — c’est l’homme qui fait Dieu — a produit des œuvres qui nous touchent au plus profond de nous.

Suivons encore Croce : « bien que toute l'histoire passée coule en nous et que nous soyons les enfants de toute l'histoire, l'éthique et la religion anciennes ont été dépassées et résolues dans l'idée chrétienne de conscience et d'inspiration morale, et dans l'idée nouvelle du Dieu en qui nous sommes, vivons et bougeons, et qui ne peut être ni Zeus ni Yahvé, ni même (malgré les adulations dont il a fait l'objet de nos jours) le Wotan germanique ; et par conséquent, plus particulièrement dans la vie morale et dans pensée, nous nous sentons directement enfants du christianisme. » C’est pourquoi, pour Croce toute la pensée européenne moderne, qu’il s’agisse de la science galiléenne ou de la philosophie de Vico, Kant et Hegel, est l’héritière du christianisme.

Cette révolution opérant dans l’âme humaine a mis au premier l’universalité de la vie humaine. Quelque chose nous unit à tout homme, en tant qu’il est homme ! Non pas à l’homme en général, mais à l’individu avec qui je parle ou à qui je pense. Penser l’humanité dans chaque homme singulier. Aime ton prochain, même ton ennemi ! Incroyable commandement, presque impossible à tenir, et pourtant le noyau même de la civilisation moderne. Même ton ennemi et peut-être même d’abord ton ennemi, car aimer ses amis, il n’est rien de plus facile !

Le christianisme n’a pas tout inventé. Les prémices de cette conception de l’homme se trouvent chez les philosophes stoïciens, mais ceux-ci acceptent finalement le monde tel qu’il est, puisque l’ordre du monde ne dépend pas de nous, et cherchent seulement à se protéger à l’intérieur de ce monde, à construire cette « citadelle intérieure » pour reprendre l’expression de Pierre Hadot dans son introduction à la pensée de Marc-Aurèle. Le christianisme, au contraire, est d’emblée une nouvelle organisation du monde. Des premières communautés chrétiennes, celles auxquelles s’adresse Paul de Tarse jusqu’à l’édifice de l’Église, corps du Christ, il s’agit de donner vie à cette révolution de la conscience, de la rendre effective. C’est l’Église qui a réussi à civiliser tous les « barbares » qui s’étaient emparés de l’Empire romain, l’avaient dépecé et y avaient imposé leur propre législation. Le baptême de Clovis n’est pas qu’une image d’Épinal, de ces images qui ornaient nos livres d’histoire à l’école primaire, il est la marque de l’entrée des Francs dans un ordre nouveau bâti pourtant depuis peu autour de l’Église. À bien des égards, c’est à l’Église que l’on doit le sauvetage d’une bonne partie de la culture antique. Dans les habits de la théologie chrétienne, la philosophie grecque va survivre et produire un peu plus tard de nouveaux fruits. Voilà quelque chose que l’on ne devrait jamais oublier. Certes, les moines copistes ont parfois pris des libertés avec les textes qu’ils avaient sous les yeux et ils n’ont pas toujours usé des méthodes d’établissement des textes qui eussent convenu. Toutefois, on n’oubliera pas que ce qui, de la culture antique, a survécu du côté arabo-musulman est dû aussi aux chrétiens qui ont traduit le grec de Platon et Aristote en syriaque puis en arabe. Autrement dit, ce qui nous est parfois présenté comme le grand apport de l’islam est d’origine chrétienne ! Platon chez Avicenne, Aristote chez Averroès : le maillon intermédiaire est chrétien.

La révolution au cœur même de l’âme dont parle Croce est la matrice de la liberté de conscience. Je connais d’avance les objections : et l’inquisition ? Et les « chasses aux sorcières » ? Et Bruno ? Et Galilée ? Tous ces cas doivent cependant être envisagés comme des réactions du corps de l’Église aux effets indésirables du christianisme. Il y a en effet au cœur du christianisme deux idées profondément dérangeantes : on ne naît pas chrétien, mais on le devient, pourrait-on dire pour paraphraser une devise célèbre, et ce qui est vraiment sacré, c’est l’homme. Ces deux idées mettent régulièrement en porte-à-faux l’Église comme appareil de pouvoir. On ne naît pas chrétien, en effet, il faut être baptisé, mais comme on baptise les petits-enfants pour éviter qu’ils n’aillent errer éternellement dans les limbes, mais ce baptême doit être confirmé quand l’enfant va entrer dans l’adolescence et va entrer de plain-pied dans la communauté des chrétiens. Il faut dire « oui » de sa propre voix pour devenir chrétien ! Un deuxième exemple est celui du mariage. Dans toutes les sociétés et y compris dans les sociétés dominées par le christianisme, les mariages sont des affaires de famille et ils sont peu ou prou arrangés. Pourtant les sociétés chrétiennes ont été les premières à commencer à sortir de cette servitude millénaire : le mariage étant un sacrement, les mariés doivent consentir, comme ils ont consenti lors de leur communion solennelle, mais ici ils doivent consentir à ce mariage — et c’est d’ailleurs ce consentement qui le rend indéfectible. Si par exemple la fiancée ne consent pas, alors l’Église doit la protéger. Le culte marial va également jouer un grand rôle dans l’évolution des mentalités chrétiennes, et les communautés chrétiennes féminines deviendront parois de véritables foyers de subversion de l’ordre patriarcal — pensons, par exemple, aux béguinages. On cite beaucoup Paul et ses maximes reconduisant l’infériorité des femmes, mais c’est le même Paul qui affirme que, désormais, avec la proclamation de la bonne nouvelle, il n’y a plus ni homme ni femme, comme il n’y a plus ni maître ni esclave, ni Juif ni gentil…

Ce n’est pas un hasard si ce sont des nations chrétiennes qui ont, les premières, énoncé les droits naturels de l’homme. Hegel énonce que le christianisme énonça que l’homme en tant que tel est libre, alors que les despotismes antiques proclamaient que seul un homme est libre (le tyran) et que républiques antiques comme en Grèce affirmaient que seuls quelques-uns sont libres. L’homme est libre, mais comment peut-il l’être, puisqu’il est une créature de Dieu ? C’est très exactement ce que dit l’incarnation : Jésus est Dieu fait homme, il est le fils de Dieu et le fils de l’homme, à la fois, et on en doit conclure que Dieu et l’homme sont la même chose et que, donc, c’est l’homme qui est sacré dans le christianisme. Dans le christianisme, on ne se soumet pas à la puissance de Dieu, on assume sa liberté en se conduisant selon les préceptes énoncés par le Christ.

Il n’est donc pas nécessaire de croire en un Dieu personnel et transcendant (une chose logiquement très bizarre) pour se dire chrétien. L’armature théologique du christianisme peut aisément être laissée de côté. C’est la voie que propose Spinoza : retrouver les enseignements éthiques du christianisme par la voie de la droite raison — c’est ce qui fait dire à Spinoza que Jésus est le plus grand des philosophes [Sur cette question, voir Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, d’Alexandre Matheron]. On peut donc être chrétien et « athée » (un athée qui pense que l’homme est un Dieu pour l’homme) et retrouver ainsi le sens profond du grand livre d’Ernst Bloch, Athéisme dans le christianisme. C’est aussi à juste titre qu’on a pu dire que le communisme était la dernière grande hérésie chrétienne, la figure du prolétariat dépositaire de la mission historique d’abolir les classes et l’aliénation pouvant facilement se superposer à celle du Christ rédempteur.

Le 8 mai 2021 — Denis COLLIN

Bibliographie

Croce, B. : Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens », Payot, Rivages. En version italienne sur internet : https://www.centropannunzio.it/obj/files/Benedetto%20Croce-%20Perch%C3%A8%20non%20possiamo%20non%20dirci%20cristiani.pdf

Matheron, A. : Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza,

Bloch, E., Athéisme dans le christianisme¸ NRF, Gallimard 

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