jeudi 5 mai 2022

Lumières Italie VI - Giordano Bruno

Sur la pertinence du clivage droite/gauche

 En décembre 2021, Fabien Schang (Université fédérale de Goias, Brésil) organisait un atelier international sur la question du clivage/droite, un atelier auquel j'ai participé.

Le 28 mars, nous avons eu un entretien sur le même, en prolongement de cet atelier. Voici en audio cet entretien

mardi 3 mai 2022

La morale, la politique et la belle âme

Pour Machiavel, si les gouvernements dégénèrent facilement, si le gouvernement des meilleurs devient une oligarchie et si la monarchie se transforme si facilement en tyrannie et le gouvernement populaire en anarchie, la raison en est que le bien et le mal se ressemblent beaucoup et que l’on passe insensiblement de l’un à l’autre. On fait souvent le mal au nom du bien et croyant faire le bien on fait le mal. Voilà quelle est la triste situation de celui qui est pris dans les tourbillons de la vie politique. C’est pourquoi, s’il est évidemment préférable que l’homme politique soit guidé par une morale exigeante, il faut séparer le plus rigoureusement possible morale et politique.

La morale, en premier lieu, est toujours un élan du cœur ou une disposition à certains comportements qui caractérisent l’individu subjectivement. Seule la bonne volonté est vraiment bonne, dit Kant. Celui qui fait le bien par calcul, par habitude, sous la contrainte ou mécaniquement, n’est pas véritablement moral. Il peut ne rien faire contre la morale, on ne lui reprochera rien, mais il n’agit pas par morale. Au contraire, en politique, on ne s’intéresse qu’aux effets et non aux intentions. La politique est essentiellement pragmatique. L’impuissance de la belle âme est un sujet de satire inépuisable. Les leçons de Machiavel ne doivent pas être oubliées. Si vous voulez rester dans le chemin du Bien, dit-il, alors n’entrez pas dans la voie du gouvernement, car si vous voulez gouverner, il faudra être capable de prendre le chemin du Mal.

La morale vise le bien, la politique ne peut guère faire autre chose que minimiser le mal. Il y a en morale un idéal perfectionniste, même s’il est hors de portée de la plupart d’entre nous. Nous savons avec la plus grande des certitudes où se trouve le bien et où se trouve le mal. Dès que l’on agit, cependant, les choses sont toujours un peu plus complexes et on doit trancher des « cas de conscience ». Même la doctrine morale la plus tranchante ne peut éviter les dilemmes et elle a recours à la casuistique. La politique vise d’abord des effets et ces effets n’ont pas a priori un caractère moral. Ainsi la croissance économique n’est ni morale ni immorale. La défense de l’ordre public est un impératif politique, puisque la légitimité dernière de l’État est la protection de la tranquillité des citoyens. Il en va de même de la défense nationale et finalement de toutes les fonctions que peut assumer l’État. On ne jugera pas l’homme politique à sa moralité, mais à sa capacité à bien gouverner. Celle-ci implique que sa conduite ne fasse pas scandale, qu’il ne vole pas les biens de l’État, qu’il respecte la parole qu’il a donnée aux citoyens quand il a sollicité leur suffrage et quelques autres règles morales du même genre, qu’il les suive par moralité, par intérêt ou pour quelque raison que l’on veuille. Il y a une exigence de conformité morale à l’égard du dirigeant politique ou du représentant, mais son affaire, en tant que politique, n’est pas directement la morale.

En troisième lieu, la morale n’a aucun compromis à faire. On ne transige pas sur le bien, on ne peut s’en tirer avec sa conscience en disant « je n’ai fait qu’un demi-mal » ! Au contraire, la politique est l’art des compromis : comme passer un compromis avec son adversaire ou son ennemi sans se compromettre ? Dans la politique internationale, il faut traiter avec de mauvais gouvernements et même respecter les accords que l’on a passés avec ces mauvais gouvernements. Il faut également s’abstenir d’entrer en guerre avec un État au seul motif de la manière immorale dont les citoyens y sont traités. Quelque scandaleuse que soit la conduite d’un État, il n’y a aucune paix possible si les autres États s’arrogent le droit d’intervenir dans ses affaires intérieures.

Enfin, le pire en politique est le fanatisme moral, c’est-à-dire le transfert à l’action politique des principes moraux qu’on s’est donné à soi-même. Tous les régimes de terreur reposent d’abord sur ce fanatisme moral. La belle âme au gouvernement est généralement une véritable catastrophe. Son narcissisme moral se repaît du combat contre la barbarie réelle ou supposée. Gouverner, ce n’est pas vouloir faire régner la vertu ni fabriquer un « homme nouveau » conforme au « règne des fins » kantien.

Distinguons donc clairement morale et politique. Non pour permettre à la politique de se vautrer dans l’immoralité, mais pour rétablir la hiérarchie entre les deux. À bien des égards, la morale est plus importante que la politique et tous les hommes ont besoin d’une éducation morale, alors que l’éducation politique est facultative. Il serait tout à fait néfaste de galvauder la morale dans des opérations politiques toujours plus ou moins douteuses, et tout aussi néfaste de transformer les gouvernements en tribunaux de la vertu.

Le  3 mai 2022 

samedi 2 avril 2022

Note sur Putnam et la critique de la théorie computationnelle de l'esprit

Hilary Putnam[1], un autre des premiers défenseur de la théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit : elle considère une machine qui est construire en vue d’accomplir des tâches bien définies[2]. Putnam montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de « descriptions fonctionnelles » et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène en fait aux causes finales de l’aristotélisme classique. Plus fondamentalement, il s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à « naturaliser » la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis « le chat est sur le tapis », cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit à un relativisme du genre de celui développé par Richard Rorty, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit.

Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c’est-à-dire au mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. « Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature »[3], dit Kant. Le paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile du point de la technologie (Fodor rappelle que l’IA à ses débuts se voulait ingénierie et non science). C’est encore une idée utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance.

[Pour des développements plus amples, voir La matière et l'esprit, Armand Colin, 2004



[1] voir H.Putnam, Représentation et réalité.

[2] Ce fonctionnalisme est indissociable de la TCE, ainsi que l’explique Fodor (op. cit.).

[3] Kant : Critique de la Raison Pure, III, 136 

vendredi 18 mars 2022

D… comme démocratie

Tout le monde est pour la démocratie, même Poutine et Xi.

Mais ce qu’est la démocratie est bien difficile à expliquer. Savoir si la démocratie a existé, existe encore aujourd’hui ou pourra exister demain, voilà qui est encore plus difficile.

Au sens premier, étymologique, la démocratie est le pouvoir du « démos » ce que l’on traduit par « peuple ». Mais cette traduction est elle-même source de confusion. Le dème est la circonscription de base instituée par la réforme de Clisthène (à la fin du VIsiècle av. J.-C.) et les habitants du dème sont les démotes. C’est une nouvelle dénomination du peuple qui s’instaure : le démos remplace le laos — que l’on pourrait traduire plus exactement par population. L’instauration de la démocratie à Athènes est évidemment un événement fondamental, car il s’agit de la marginalisation de l’organisation gentilice traditionnelle (celle des grandes familles et des liens du sang) au profit d’un regroupement purement territorial des individus. On peut dire que c’est le véritable acte de naissance de l’État au sens précis du terme.

Mais si, à partir de la réforme de Clisthène, le peuple, c’est-à-dire le petit peuple, a son mot à dire, il est toujours représenté, en fait, par les familles nobles. Il en ira de même à Rome après la révolte de la plèbe et l’institution du tribun de la plèbe. Celui-ci est un personnage important, disposant de larges pouvoirs et considéré comme sacré. La plèbe joue aussi un rôle important dans les comices, mais les chefs, de quelque parti qu’ils soient, restent les chefs des gentes influentes. Les patriciens deviennent tribuns de la plèbe, mais pas l’inverse !

Il en va de même dans les communes italiennes du nord. Ce sont toujours les grandes familles, riches et influentes qui mènent la danse, mobilisant éventuellement le peuple, mais toujours pour garder le pouvoir. Le peuple joue un rôle politique, mais jamais directement, car il ne se représente pas lui-même.

L’instauration des démocraties libérales modernes n’a guère amélioré la situation. Ce sont toujours les élites qui représentent le peuple. La seule vraie différence avec les démocraties anciennes est que la circulation des élites y organisée, méticuleusement, d’une part pour apporter du sang neuf d’origine plébéienne à la classe dirigeante qui sans cela dépérirait, et d’autre part pour permettre aux dirigeants de se donner l’apparence des « représentants du peuple ». La démocratie libérale apparaît ainsi comme le summum de l’aliénation : le peuple se défait de toute sa puissance au profit d’une image de lui-même, mais d’une image qui ne représente pas la réalité, mais une inversion de la réalité. Le représentant du peuple n’est pas le porteur de la volonté du peuple, mais la figure de l’aliénation radicale du peuple dans la démocratie, ou du moins ce qu’on persiste à nommer ainsi.

Même les « partis ouvriers » qui s’étaient donné comme objectif de faire valoir les intérêts des ouvriers au niveau du pouvoir d’État sont devenus très vite des moyens auxiliaires de la circulation des élites. Les élites politiques ouvrières peuvent être éventuellement, mais assez rarement somme toute, d’origine ouvrière, mais, quoi qu’il en soit, elles font partie de l’élite dominante. Costanzo Preve avait résumé le problème assez simplement : les classes dominées ne peuvent pas dominer !

Il se pourrait bien que la démocratie soit essentiellement une illusion. Ou qu’elle ne puisse exister que sur une toute petite échelle et dans des conditions exceptionnelles. Rousseau l’a déjà dit : si les dieux existent, ils se gouvernent démocratiquement, mais un tel gouvernement n’est pas fait pour les hommes.

Il y a une deuxième interprétation possible du mot démocratie, celle que l’on retrouve dans l’expression « libertés démocratiques ». La démocratie est la garantie d’un certain nombre de droits de base dont les citoyens sont censés jouir. Ce sont les fameux « droits -titres » de la déclaration de 1789 qui incluent la sûreté, la liberté de faire tout ce que la loi n’interdit pas, etc. Mais nous savons combien ces droits peuvent être restreints « démocratiquement ». Un vote ou un décret gouvernemental suffisent pour instituer l’état d’urgence et restreindre drastiquement tous ces droits. La liberté d’expression trouble si vite l’ordre établi ! En outre, ces droits titres ne valent vraiment que ceux qui ont, par ailleurs, en raison de leur fortune par exemple, les moyens de les faire valoir. La liberté d’expression pour celui qui n’a ni journaux, ni télévision, ni aucun autre moyen de se faire entendre est une liberté à peu près vide. La critique marxienne des droits de l’homme comme droits de l’individu bourgeois égoïste n’est pas insensée, loin de là !

La dernière interprétation de la démocratie est celle du gouvernement de la majorité. Comment se forme la majorité ? Par le vote. Mais qui convaincre une majorité de citoyens de voter pour son programme ? Un groupe assez puissant pour se faire entendre. Et nous sommes ainsi ramenés aux points précédents. Par ailleurs, le gouvernement de la majorité méprise et maltraite aisément les droits des minorités. « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire », avait lancé un politicien de la majorité à ses collègues de l’opposition. Tout est dit. Les minoritaires ont toujours tort. Et même s’il leur arrive d’être majoritaires, si d’aventure cette nouvelle majorité déplait aux puissants, sa victoire lui sera volée. On l’a vu en France par le « tournant de la rigueur » qui suivit la victoire de Mitterrand ou le véritable hold-up consécutif au vote « non » au traité constitutionnel européen, en 2005.

Il se pourrait bien que la démocratie ne soit finalement qu’un mot assez creux, qui chante plus qu’il ne parle comme le disait Paul Valéry à propos de la liberté.

dimanche 13 mars 2022

La déraison occidentale

Nourri du christianisme, même quand il le vomit, l’Occident applique à la lettre la sentence de Paul : « il n’y a plus ni hommes ni femmes » (Galates, 3, 28). Ainsi, oubliant que la lettre tue mais l’esprit vivifie (Corinthiens, 3,6), une part croissante des élites instruites prétend abolir la différence des sexes et on peut voir des hommes (X,Y selon la génétique) revendiquer d’être considéré comme des femmes et même de participer aux compétitions sportives féminines. De nombreux États ont aboli la mention du sexe sur les papiers d’identité ou ont créé de très nombreuses catégories pour que chacun puisse se choisir. L’homosexualité est du dernier « chic » et on est sommé de permettre aux couples homosexuels d’avoir des enfants. Leur refuser ce droit serait une horrible discrimination. Pour qui n’a pas encore perdu le sens commun, ces revendications sont visiblement aberrantes. Comment peut-on refuser à ce point la réalité ? Il n’est pas besoin de suivre la Genèse (« Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27) ; la sexuation est une caractéristique fondamentale de l’évolution du vivant et si on trouve des hermaphrodites ou des espèces où la sexuation varie en fonction de l’âge, chez les oiseaux et les mammifères, la différence des sexes est figée. Pour faire des enfants, il faut un homme et une femme ! En psychiatrie, la rupture avec le réel se dénomme psychose. Cette psychose occidentale fait des ravages et atteint l’histoire et la culture : les prétendus « éveillés » (woke) veulent effacer les traces du passé qui leur déplaît, passer la culture à la guillotine, jusques aux Grecs qui sont rejetés dans l’enfer des « woke » pour avoir été des racistes impérialistes !

Devenir des machines. Recension

Dans la revue Eléments, avri-mai 2025 n°213 : La technique, espoir ou danger ? On a déjà beaucoup écrit sur ce thème, et ce n'est pas fi...