Depuis le début de l’époque moderne, l’histoire a été « laïcisée ». Là où on attendait la fin des temps et le salut de l’humanité par le règne de Dieu sur Terre, là où on attendait l’apocalypse, la révélation ultime, on s’est mis à croire que les hommes, guidés par la raison, transformeraient eux-mêmes la Terre en paradis. Le progressisme apparaît comme l’accomplissement de la sotériologie chrétienne. Kant ne s’en cache pas : son « idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » n’est que la reprise sous une nouvelle forme, conforme à l’esprit des Lumières, de l’espérance chrétienne. Hegel le prolonge et Marx achève le cycle : le communisme, c’est une nouvelle communauté des saints.
Il est facile d’ironiser sur ces philosophies de l’histoire
qui ne sont que des téléologies, c’est-à-dire des théologies de l’histoire. Les
esprits forts ne se laissent pas attraper par ce piège à gogos ! Mais c’est un
peu facile ! Sans l’espérance en des temps meilleurs, quel mobile avons-nous
pour agir contre l’injustice de ce monde ? on peut dire : « il y aura
toujours des méchants, il y aura toujours du mal dans le monde et nous n’y
pouvons rien, il sera toujours ainsi ». Mais si nous n’y pouvons rien, à quoi
bon ? Laissons les méchants être méchants, car, quoi que nous fassions, rien ne
sera changé. Le consentement au monde tel qu'il est, ce n’est rien d’autre que le consentement
au mal. Et ce consentement au mal est un renoncement à notre liberté d’hommes,
à notre responsabilité pour le monde. On peut encore être un peu sartrien.
Cependant, dans notre refus du mal, nous pouvons facilement jouer
la belle âme. Nous refusons absolument tout compromis avec le mal, nous protestons
et tempêtons et exigeons une absolue pureté de nos actions et de celle des
autres. Comme le champ des bonnes causes est, hélas, très vaste, nous en
choisissons une qui repoussera toutes les autres dans l’ombre, une cause qui
nous donnera une fière image de nous-mêmes. Le narcissisme moral est une maladie
fort répandue qui affecte de nombreux va-t-en-guerre prêts à se battre « pour
leurs valeurs » jusqu’à la dernière goutte du sang des autres. Comme le dit
Jankélévitch, le puriste est intransigeant, il est pour la liberté jusqu’au
bout, la liberté dut-elle en crever ! Et le narcissisme moral est une des
variétés du purisme. À l’inverse, le cynique qui considère que la force fait le
droit ouvre grand les bras au mal et nous invite à aimer les méchants. Que la
force fasse le droit, ce n’est, comme l’a montré Jean-Jacques Rousseau, qu’un
galimatias.
Ces deux attitudes symétriques se renforcent mutuellement et
toutes deux escamotent la profonde mixité de la nature humaine. Les bons ne
sont jamais tout à fait bons et les méchants sont le plus souvent incapables d’être
méchants jusqu’au bout, comme l’avait remarqué mon cher Machiavel. Pour faire
le bien, on est toujours plus ou moins amenés à composer avec le mal. Pour faire
la paix, qui est un bien, il faut négocier avec ses ennemis — faire la paix
avec ses amis est à la portée de tous ! Ajoutons que, si sur le plan individuel
subjectif, chacun doit s’efforcer de faire le bien, dans l’histoire, c’est-à-dire
sur l’arène politique on ne peut, le plus souvent, que rechercher un moindre mal.
Ce qui complique encore le jeu.
Les philosophies de l’histoire qui croient à une sorte de
dynamique historique inéluctable, ces philosophies qui ne sont qu’une version
plus ou moins remaniée de l’optimisme leibnizien — tout est pour le mieux dans
le meilleur des mondes possibles — nous dispensent d’avoir à assumer nos
responsabilités, puisque du mal sort toujours un bien, le mal chez Leibniz n’étant
toujours qu’un mal relatif. Les excuses du type « on ne fait pas d’omelette
sans casser les oeufs » ont couvert tant de crimes. En vérité l’histoire ne fait
rien et ne va nulle part. À chaque étape, nous pouvons toujours choisir entre
le meilleur et le pire et le plus souvent nous prenons quelque chemin
zigzaguant entre les obstacles. Mais nous devrons être confrontés aux
conséquences de nos actes. Les hommes font leur propre histoire. Le malheur est
que le sens réel de nos actes nous échappe le plus souvent. Nous croyons faire
le meilleur et nous produisons le pire. Nos actes, en effet, s’entremêlent avec
les actes de millions et de millions de sujets qui agissent eux aussi selon ce qu’ils
croient être le meilleur (au moins le meilleur pour eux) et, contrairement à ce
que pensent les philosophes un peu niais du libéralisme, quand chacun agit en ne
pensant qu’à lui, c’est généralement le chaos qui en surgit. Car si les hommes
font leur propre histoire, le plus souvent ils ne savent pas quelle histoire
ils font.
En bref, nous ne pouvons pas, ou plus, croire au sens de l’histoire.
Il n’est plus disponible pour nous servir de justification. Mais nous ne sommes
pas dispensés pour autant de nous engager, puisque, de toute façon, nous sommes
engagés, puisque l’indifférence est encore un choix, le choix pour l’ordre
existant. L’espérance en un monde meilleur est un choix moral qui s’impose à
nous.
Le 14 juin 2022