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samedi 25 janvier 2020

Sagesse païenne, à propos de livre de Thibault Isabel


Thibault Isabel, animateur de l’intéressante revue en ligne L’Inactuelle, « revue d’un monde qui vient » nous propose son Manuel de sagesse païenne (Le Passeur, éditeur). Le titre peut surprendre : qu’est-ce qui pourrait faire l’unité d’une chose appelée « sagesse païenne » ?  Quel point commun entre Confucius et Épicure ? Ou entre Plotin et Aristote ? Et comment faire place à Giordano Bruno et Spinoza qui, à l’évidence ne peuvent être classés parmi les païens et que Thibault Isabel convoque parmi les maîtres de sagesse auquel il se réfère. Mais, foin des pinaillages ! Le but de l’auteur n’est pas de proposer une histoire savante de la philosophie antique et moderne mais bien un « manuel de sagesse », c'est-à-dire un ensemble de préceptes, une conception cohérente de la vie bonne qu’il s’agit d’expérimenter, en usant pour cette tâche d’un syncrétisme très large. Et si cette sagesse est païenne, c’est parce qu’elle se tient soigneusement à l’écart de la tradition du christianisme, comme du judaïsme et de l’islam. L’auteur voit dans ces religions monothéistes l’expression des pouvoirs autoritaires centralisés, dont il se méfie comme la peste, lui dont le penseur moderne préféré en matière de philosophie politique est Pierre-Joseph Proudhon auquel il a consacré récemment un ouvrage, Pierre-Joseph Proudhon : L'anarchie sans le désordre (éditions Autrement, 2017).
Je ne suis pas certain que le lien qu’établit Thibault Isabel entre monothéisme et États centralisés autoritaires soit aussi clair qu’il le pense. L’Empire romain n’a pas attendu le christianisme pour devenir une grosse machine bureaucratique ; les « despotismes asiatiques » étaient polythéistes et les très tumultuaires républiques italiennes du Moyen Âge étaient très chrétiennes. Tout cela devrait sûrement être débattu, mais dans une autre cadre. Encore fois, ce n’est pas le propos central. Et sur le propos central, je dois dire que je suis d’accord pour l’essentiel. Car l’auteur du Manuel de Sagesse païenne nous propose de revenir une inspiration grecque antique au sens de ce qui est commun à tous ces philosophes, c'est-à-dire une « éthique de la mesure », une éthique du metron contre l’hybris. Trouver la juste milieu entre l’excès et le défaut, voilà ce qui guide toute la philosophie morale d’Aristote, et c’est aussi ce que propose Thibault Isabel. Quand on croit à l’existence d’un monde au-delà de notre monde, quand on croit à quelque transcendance divine, on peut être dans une position absolutiste : si Dieu existe, après tout, tout est permis. Mais si, comme l’auteur, on s’en tient à la vie terrestre et si on sait que l’on n’a pas d’autre vie que celle-là, qu’il nous faudra accepter le vie et la mort, la mort aussi comme condition de la perpétuation de la vie – les vieux doivent partir pour faire de la place aux jeunes – alors on se gardera de croire aux vérités absolues, immuables dans le temps et l’espace, mais sans s’abandonner au scepticisme, ni, ajouterais-je, au relativisme, car évidemment l’auteur d’un manuel propose des prescriptions valables pour tous.
Il s’agit de choisir le bonheur comme souverain bien, nous dit Thibault Isabel. Cela pourrait sembler une sorte de truisme, puisque, en philosophie, le bonheur est décrit le plus souvent comme le souverain bien. Nous cherchons en effet le bonheur pour lui-même et non comme moyen d’autre chose. Mais cela mérite d’être précisé : si Dieu, tout-puissant, est le Souverain Bien, je ne choisis pas le bonheur ici-bas, mais Dieu et je suis même prêt à renoncer au bonheur dans cette vallée de larmes qu’est notre monde pour atteindre une vie éternelle qui ne viendra qu’après la mort. Encore fois, cette croyance qui nous promet l’absolu nous détourne de la vie. À l’inverse, le bonheur, mot-clé de tous les eudémonismes grecs, au premier chef celui d’Aristote, des épicuriens ou des stoïciens, ne peut résider que dans ce qui est à notre portée, dans ce qui dépend de nous ici et maintenant. Et il dépend de nous de nous instruire et de nous éduquer, de nous tenir en bonne santé en cultivant notre corps.  Il dépend de nous de profiter sans excès pénible ou nuisible des jouissances que nous offre la nature, les jouissances de la nourriture ou de la vie sexuelle au premier chef. Mais le corps et l’esprit vont toujours ensemble et l’esprit trouve dans l’amour de l’art des joies intenses. Mener une vie bonne, voilà ce à quoi nous invite la sagesse exposée dans les seize chapitres du livre de Thibault Isabel.
Le tempérament conciliateur de Thibault Isabel trouve à s’exprimer de manière particulièrement heureuse sur deux sujets capitaux pour notre époque. Accorder les différences : voilà sa manière de traiter les conflits d’identités qui empoisonnent tant notre existence. Nous devons accepter que tous les hommes n’aient pas les mêmes façons de vivre et de regarder le monde et finalement que l’universalité de l’espèce humaine s’exprime dans ces différences qu’il faut chercher à concilier.  Ce qui, soit dit en passant, est une conception très universaliste ! Concernant les rapports des hommes et des femmes, on trouvera dans le Manuel une réfutation résolument à contre-courant des théories du genre. L’humanité est double, elle est sexuée, rappelle l’auteur et les deux sexes ont, en gros, des vertus différentes qu’il faut faire jouer de manière complémentaire et, s’il faut en finir avec le patriarcat et le machisme, ce ne peut pas être en les remplaçant par l’indistinction des « genres ». À ce propos, Thibault Isabel cite longuement Luce Irigaray, auteur féministe importante, bien qu’elle ait un peu disparu de la scène intellectuelle aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’Irigaray soit vraiment « isabeliste », mais Thibault Isabel en tire en tout cas le meilleur et il faut l’en remercier.
Je n’ai qu’un regret : Thibault Isabel n’étend pas suffisamment son sens de l’autre à la tradition du républicanisme moderne, présentée parfois de manière un peu caricaturale. La laïcité n’est pas la version « athée » du christianisme, puisqu’elle n’est pas une philosophie ni une religion mais seulement un principe juridique qui permet d’accorder les différences ! Kant est moins rigide qu’on le croit ou que ne pense l’auteur : il préférait Épicure au « fanatisme moral » des stoïciens et il nous a donné de beaux éloges du vin ou de la promenade et c’est aussi chez lui que nous pourrons trouver de bonnes pistes pour résoudre cette épineuse question de l’éducation à la liberté.
Nous nous retrouvons cependant pour célébrer Giordano Bruno et Spinoza. Remercions aussi Thibault Isabel d’aller chercher son inspiration du côté des auteurs chinois anciens, comme les confucéens et les taoïstes, que je connais trop peu. La proximité de ces penseurs avec ce qui se pensait en Grèce à la même époque confirme bien l’idée proposée par Jaspers d’un « âge axial » de l’humanité car c’est bien partout le même esprit qui se manifeste, chacun selon sa propre complexion.

Denis Collin, le 23 janvier 2020.  




dimanche 1 décembre 2019

La religion française

Le livre de Jean-François Colosimo, La religion française (Cerf, 2019) intéressera tous ceux qui sont attachés à la défense de la laïcité, mais déplaira aux thuriféraires de la coexistence des religions selon les principes de la tolérance à l'anglo-saxonne. Théologien (orthodoxe), philosophe et historien, Colosimo soutient une thèse: la laïcité n'est ni une invention de la révolution française, ni une création de la IIIe république, mais l'essence même de la France, une France qu'il fait commencer aux Capétiens (987) et dont il souligne la profonde continuité politique. La "religion française" au sens où la religion est ce qui relie et structure le politique est fondée sur la séparation du temporel et du spirituel et l'absolue souveraineté de l'Etat dans l'ordre temporel. Toute l'histoire des conflits de la monarchie avec la papauté pour se lire par cette grille de lecture. La monarchie est non le propriétaire de la France (vieille conception franque des Carolingiens) mais l'incarnation du peuple (laos) et à ce titre elle est laïque! A condition de ne pas assimiler laïcité et neutralité religieuse. La IIIe République a créé une religion avec ses rites, ses textes sacrés et ses commémorations et elle s'inscrit dans une histoire millénaire.
Colosimo en tire quelques leçons pour aujourd'hui, notamment dans la confrontation de la "religion française" avec l'islam. Le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme se sont accommodés de la suprématie de l'Etat en échange d'une totale liberté théologique. Avec l'islam, les choses sont profondément différentes. Inutile d'attendre, nous dit l'auteur, une réforme de l'islam, puisque celle-ci a eu lieu au XIXe et XXe siècle et elle a été une réforme anti-moderne fondée sur deux piliers politiques, la charia et le halal. Si la France essaie de s'accommoder de l'islam suivant la mode anglo-saxonne, elle périra, avertit Colosimo. S'il y a une chance à saisir, elle passe par la réaffirmation de l'autorité de l'Etat laïque et l'appui aux courants qui, dans l'islam, veulent regagner une liberté théologique en échange du renoncement à légiférer et à imposer des comportements dans l'ordre temporel. Je ne suis pas certain que Colosimo soit complètement confiant dans cette voie et il est sans doute plus pessimiste qu'il n'y paraît.  Mais son amour de la patrie lui fait concilier le pessimisme de l'intelligence et l'optimisme de la volonté.
le 1/12/2019

jeudi 23 mai 2019

Jean Vioulac : Marx, une démystification de la philosophie. (Éditions Ellipses, 2018)


Jean Vioulac est un de ces philosophes qui ne font pas beaucoup parler d’eux, ce qui ne l’a pas empêché de recevoir le grand prix de philosophie de l’Académie Française en 2016 pour l’ensemble de son œuvre. Il se situe dans le courant de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) mais aussi à l’école de Marx. Un de ses sujets de réflexion principaux est la critique de la technique. Son livre sur Marx. Une démystification de la philosophie (Ellipses, collection « Aimer les philosophes) mérite d’être lu.
Il montre que le « matérialisme » de Marx n’a aucun rapport avec le matérialisme des Anciens ou celui des Lumières. Le matérialisme marxien consiste à rapporter la pensée non aux atomes mais à la vie sociale des hommes et à la conscience en tant que « langage de la vie réelle ». Et c’est le travail, en tant que manifestation de la vie humaine qui fonde la pensée. Dès lors la pensée de Marx reste une philosophie mais une philosophie qui renverse la tradition de la métaphysique depuis les Grecs. Vioulac donne une intéressante lecture de la fameuse 11e thèse sur Feuerbach : il s’agit de transformer le monde, ce n’est pas la tâche des philosophes, mais celle de la classe ouvrière. Mais cela ne signifie absolument pas que la philosophie doive disparaître. Les philosophes doivent continuer d’interpréter le monde en fournissant une interprétation qui éclaire le combat pour le communisme. Vioulac critique avec beaucoup de pertinence l’idée que Marx aurait produit une science à la place de la philosophie et il situe clairement la place exacte de la philosophie de Marx. Comme la philosophie était une « méta-physique » en tant que pensée des conditions de la science qu’est la physique, la pensée de Marx est une « méta-économie », une philosophie qui expose les conditions de l’économie (ou comme le dit nettement Michel Henry, une philosophie de l’économie) et cette nouvelle manière anti-métaphysique est une démystification de la philosophie classique parce qu’elle se place sur le bon terrain, celui de l’immanence radicale qui est celle de la production des conditions de la vie humaine. Le concept central introduit en philosophie par Marx est celui d’idéologie : celle-ci désigne précisément ce renversement du réel qui met une transcendance (Dieu, la raison, le monde des idées) à la place du fondement réel de la pensée.
« Marx ne sort donc pas de la philosophie. D’abord parce qu’il n’abandonne pas le projet d’une connaissance totale et fondée en raison pour une science positive particulière : il élabore au contraire une interprétation générale de ce que fut la philosophie jusqu’alors, qui réussit à la fonder elle-même sur ses bases réelles, il élabore en cela une philosophie de la philosophie qui l’englobe dans une théorie plus vaste et plus profonde, qui a déterminé le fondement avec plus de radicalité : il élabore une archéologie de la métaphysique. » (78)
Il ne s’agit pas de supprimer la philosophie mais bien de la réaliser, c'est-à-dire de mener à son terme l’entreprise qui commence avec la philosophie grecque quand elle démolit les mythes et commence de leur substituer une compréhension rationnelle, même si celle-ci reste formelle et abstraite.
Très justement, quand il analyse la méthode mise en œuvre dans Le Capital, Jean Vioulac affirme que Marx n’écrit pas une nouvelle économie politique mais une « critique de l’économie politique » et son ambition n’est nullement de construire une science positive à côté des autres sciences positives puisque précisément toutes ces sciences positives restent aveugles sur le caractère historique des catégories qu’elles utilisent. Contre les « sciences de l’entendement », il fait valoir une science véritablement « dialectique », c'est-à-dire une science qui récuse la naturalité du donné pour débusquer son historicité.
Vioulac saisit bien l’importance décisive de la première section du Capital et de l’analyse de la marchandise. Il souligne que le travail est fondamentalement production de temps, production de surtravail et production de temps libre et c’est précisément en cela qu’il installe l’homme dans le temps humain de l’histoire et c’est pourquoi il ne produit pas seulement des choses mais aussi toute la vie spirituelle des hommes. La métaphysique de la marchandise a ainsi une importance qui dépasse de très loin la seule « économie politique ». Dans cette analyse « Marx met au jour les fondements originaires de l’idéalité, en la reconduisant à des processus socio-historiques d’abstraction, d’idéation et d’universalisation, en quoi il accomplit le projet (qui sera celui de Husserl) d’une généalogie de la logique et d’une refondation de la raison en laquelle Husserl lui-même voyait ‘une révolution et la plus grande de toutes’. » (115)
Jean Vioulac souligne la grande actualité des analyses de Marx, tant en ce qui concerne le développement du « capital fictif » que celui de la technique. C’est encore l’occasion pour lui de montrer que le capital est « idéel » et non matériel. C’est pourquoi le capitalisme est idéaliste ! L’idéalisme en tant que mystification, renversement du monde, est précisément la philosophie qui expose le mode de production capitaliste. Le capital en tant qu’universel abstrait est vu comme le sujet de la production. C’est pourquoi « la question du capital est aujourd’hui la question directrice pour la philosophie » (163).
La dernière partie du livre est consacrée à la révolution. Celle-ci n’est pas un projet à accomplir par une minorité éclairée mais quelque chose qui est inclus dans le processus même du développement du capital. Jean Vioulac doit constater l’échec du prolétariat comme sujet révolutionnaire et son intégration dans la « société de consommation ». Pourtant si le capitalisme est une révolution aussi importante que le néolithique, l’urgence est celle d’un processus révolutionnaire face à la catastrophe que prépare le développement d’un capitalisme qui déploie sans frein sa propre logique. Vioulac reconnaît dans la pensée de Marx le schéma kénotique et messianisme. C’est schéma qu’il faudrait en quelque sorte « démessianiser », de-théologiser en repensant fondamentalement les fins ultimes de l’humanité.
On pourrait reprocher à l’auteur de laisser complètement de côté la dimension proprement politique de la pensée de Marx, avec ses constantes, ses oscillations et ses faiblesses. Mais son choix a été de centrer son propos sur ce qui fait de la pensée de Marx une pensée philosophique radicalement nouvelle, une pensée d’une nouvelle manière de philosopher. Un livre à lire donc.
Un dernier mot plus personnel. J’ai retrouvé dans ce livre des points communs avec ma propre recherche. Je me débats avec cette pensée de la philosophie de Marx depuis un trentaine d’années et c’est à la lecture de Michel Henry que je dois cet engagement philosophique. Dans l’inspiration phénoménologique de Vioulac, je reconnais nécessairement des points communs et je suis un peu étonné de ne trouver aucune mention – ne serait-ce que bibliographique – de Michel Henry dans le livre de Jean Vioulac. Peut-être aussi l’importance de Georg Lukács aurait-elle aussi pu être au moins notée, si on veut bien admettre que l’Ontologie de l’être social propose un développement très important de la pensée de Marx, telle que l’expose Jean Vioulac.
Le 23 mai 2019 – Denis Collin

vendredi 5 octobre 2018

Jean Birnbaum, La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous. (Seuil, 2018)


Avec ce livre, Jean Birnbaum a certainement pris un billet pour monter dans le train des « nouveaux réacs ». Au demeurant c’est l’édito de Julliard dans Marianne qui m’a incité à acheter ce livre. C’est tout dire ! Rien ne prédisposait pourtant Birnbaum à se retrouver en si mauvaise compagnie. Rédacteur en chef du Monde des Livres, il a réalisé sur France-Culture une série consacrée au trotskisme, un courant qu’il connaît visiblement très bien : il est le portrait type d’un militant ou sympathisant de la Ligue Communiste ancienne manière – à ne pas confondre avec ce truc informe qui s’appelle NPA. Vu du « camp du bien », Birnbaum a donc un « bio » impeccable. C’est pourquoi son livre est d’autant plus fort, se gardant bien de tomber dans les excès et l’unilatéralisme de certains contempteurs de l’islamisme. Ce que conduit Birnbaum, c’est une critique clairement « de gauche », une critique menée du point de vue de la tradition du mouvement ouvrier révolutionnaire antistalinien.
Son dernier livre fait suite à La gauche face au djihadisme" (2016). Même quand on a de long temps critiqué les complaisances envers l’islamisme (ou l’islam) de ceux qui y voient la religion des déshérités, on prend ce livre en pleine figue car l'auteur n'y va pas par quatre chemins. Le credo occidental, surtout de la gauche occidentale, cette « religion des faibles », c'est que l’islamisme n'est rien d'autre qu’une forme déguisée de « désir d’Occident » car nous croyons que la seule civilisation possible est l’Occidentale et que les islamistes nous reprochent ce que nous faisons ou ce que nous avons fait. Erreur, dit Birnbaum, ils nous haïssent pour ce que nous sommes et non pas pour ce que nous leur avons fait. Et ils veulent nous détruire. J'en suis arrivé à ces conclusions voilà quelques temps, mais je n'osais pas (reste de la « religion des faibles » ?) le dire aussi nettement. Aussi brutalement et c'est pourquoi j'ai reçu ce livre comme un coup de poing dans la figure. Regarde-toi, regarde ta croyance au miroir du croyant, nous dit-il.
Il faut lire le rappel que fait Birnbaum des séquences précédentes, celles de faits sans précédents, l'assassinat méthodique de la rédaction de Charlie Hebdo, assassinat rendu possible parce que tout le monde avait laissé tomber Charlie après qu'il a publié les caricatures de Mahomet en solidarité avec les Danois. Assassinat du provo gauchiste Theo Van Gogh, affaire Rushdie. Tout y est détaillé et Birnbaum dresse le réquisitoire implacable contre cette gauche qui abandonne tous ses principes quand il s'agit de l'islam prétendue religion des opprimés. On lira aussi avec intérêt sa critique des études « post-coloniales ».
Mais Birnbaum donne a ses analyses un épaisseur historique. Il consacre à l’histoire du mouvement ouvrier de nombreux développements et rappelle que pour les « pères fondateurs », pour Marx et Engels et pour le mouvement ouvrier dans son ensemble, le cœur du mouvement ouvrier est occidental tout simplement parce que le mouvement ouvrier a pour « mission » d’accomplir les promesses de la civilisation occidentale. C’est ce qui explique qu’il ait pu y avoir des complaisances à l’égard du colonialisme (Birnbaum rappelle ici certains textes de Marx que les marxistes gardent bien cachés dans les placards) : le colonialisme est horrible mais il fait entrer les sociétés archaïques dans le monde moderne et rend possible et même nécessaire leur émancipation. À la civilisation occidentale, Marx opposait le « despotisme asiatique » et au fond l’histoire humaine se jouait pour lui entre ces deux pôles – restes de la philosophie de l’histoire de Hegel ?
Birnbaum consacre également de nombreuses pages à Victor Serge, militant intraitable, révolutionnaire sa vie durant, auteur de romans forts dont le S’il est minuit dans le siècle et également de ces très riches Mémoires d’un révolutionnaire. Serge qui parlait de « notre vieil ccident de chrétiens, de socialistes, de révolutionnaires, de démocrates ». De Serge, comme de Marx, Birnbaum trouve des arguments en faveur de cette idée qu’il y a un exceptionnalisme de l’Europe Occidentale, un goût de la liberté, un air qu’on y respire et qu’on ne respire nulle part ailleurs.  Et cet exceptionnalisme mérite d’être défendu.
Birnbaum montre bien que dans la complaisance envers l’islam, il y a chez toutes nos belles âmes un vieux fond de colonialisme et de mépris occidentalo-centré. On passe sur les atteintes au droit des femmes dans les pays musulmans parce qu’on estime, au fond, que « c’est assez bon pour eux » et que, de toute façon, il suffit de laisser faire et ils deviendront comme « nous ». Sur ce point, Birnbaum nous livre des analyses critiques qui tapent justes, aussi bien des thèses de Todd sur l’évolution du monde musulman que sur celle de Badiou. Il faut aussi lire ce que Birnbaum rapporte du colloque Derrida tenu à Alger et dont il devait rendre compte pour le journal Le Monde, ou encore ce rappel de la honte de Simone Signoret d’avoir méprisé les appels de sa cousine de Bratislava, un épisode de rapporte l’actrice dans ses souvenirs, La nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Le « on ne vaut pas mieux » qui sert à légitimer toutes les petites et grandes saloperies, hier l’indifférence sinon l’approbation du système stalinien et aujourd’hui la défense du régime des mollahs… ou la complaisance à l’égard du système FLN en Algérie.
Sur quoi débouchent les analyses de Birnbaum ? Sur une prise de conscience chez les « gens de gauche », du moins on peut l’espérer. Quels que soient les crimes des impérialismes occidentaux, et ils sont immenses, il reste dans notre civilisation (il faut réapprendre ici à dire « nous ») quelque chose d’irremplaçable, une certaine idée de la liberté dans toutes ses dimensions, de l’égalité et de la fraternité. Quelque chose qui est radicalement absent de toutes les formes du « despotisme asiatique ». Peut-être que le jour où nous déciderons de reprendre ce drapeau nous serons mieux en mesure de nous opposer aux brutes et aux racistes qui reprennent un peu partout du poil de la bête.
Denis Collin, le 8 octobre 2018

jeudi 4 octobre 2018

Note de lecture : Libérons-nous du féminisme ! par Bérénice Levet, éditions de l’Observatoire, 2018



Sa critique de la « théorie du genre » avait valu une certaine notoriété à Bérénice Levet (voir ma recension sur ce blog). Philosophe, mais surtout préoccupée des liens entre philosophie et littérature (c’était le thème de sa thèse de doctorat sur Hannah Arendt), elle s’intéresse tout particulièrement à la configuration des idées (et des idéologies) dans le monde contemporain. Son dernier ouvrage, Libérons-nous du féminisme !  Sous-titré Nation française galante et libertine ne te renie pas ! (éditions de l’Observatoire). Ce livre présente une sorte de tableau des mœurs de notre époque. Le féminisme impose sa loi et soumet une par une par une toutes les institutions sociales et organise le contrôle des bonnes mœurs.  Si l’ouvrage précédent s’intéressait à l’aspect théorique de la question, ici on a travail plus journalistique qui établit la réalité de cette emprise du nouveau féminisme, à travers les lois prétendument contre le harcèlement, une notion qui a pris une telle extension que la plus innocente drague, voire un simple sourire peut être assimilé à du harcèlement. L’auteur met clairement en relief les conséquences de ce nouveau féminisme ardemment défendu par les derniers gouvernements français (celui de Hollande et celui de Macron) : un incroyable retour au puritanisme, une tentative d’éliminer les hommes de sexe masculin en tant que tels – il faut vraiment que les hommes deviennent des femmes comme les autres – et enfin un véritable séparatisme. Il y a des choses que l’on savait (notamment tous les délires qui ont suivi le mouvement #metoo et #balancetonporc. Elle analyse aussi comment les nouveaux censeurs sont à l’œuvre pour épurer la littérature et les Beaux-Arts de tout ce qui pourrait être en contradiction avec la nouvelle religion : réécrire la fin de Carmen, faire décrocher des musées les tableaux de Balthus, liquider Baudelaire, Breton et Aragon dont les errances dans Paris les conduisent au bordel, etc. Elle montre aussi la complémentarité totale, bien qu’en apparence paradoxale, entre l’islam et ce féminisme-là.  Si les hommes sont des violeurs en puissance, il faut bien cacher les femmes pour éviter de susciter cet abominable désir !  
Bérénice Levet n’aborde pas le sujet du point de vue réactionnaire. Elle est d’accord avec Simone de Beauvoir, les rôles sociaux des femmes ne sont déterminés par le sexe biologique, mais en même temps demeure une différence essentielle entre hommes et femmes, une polarité qui est la vie elle-même, manière dialectique de poser le problème. Pour elle l’égalité des hommes et des femmes dans tous les domaines de la vie sociale est un acquis tout comme le droit des femmes au plaisir et au libertinage. Son idéal est à la fois celui de la galanterie à la mode de l’Ancien régime – son siècle rêvé est visiblement le xviiie siècle – et l’idéal républicain universaliste. On pourra lui reprocher une vision un peu naïve et irénique même de l’idéal français des rapports entre hommes et femmes et d’oublier que l’amour courtois (une forme raffinée de la drague !) a aussi des sources arabo-andalouses  qu’appréciait tant Aragon. Mais tout cela est un secondaire.  Après avoir dressé l’état des lieux, il faudrait maintenant essayer d’en comprendre les racines anthropologiques, psychanalytiques et sociales. Que signifie cette véritable éradication des pères qui est cours et risque d’aller beaucoup plus loin encore avec la PMA pour toutes ? Quel sens a cette manie de l’indifférenciation ? Une approche globale s’impose qui mériterait d’être vraiment engagée. Philosophe, Bérénice Levet doit maintenant aller plus loin.

Notes de lecture : Le loup dans la bergerie, par Jean-Claude Michéa, éditons Climats, 2018


Le dernier livre de Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie a pour point de départ une conférence de novembre 2015 qui est agrémentée sur les habitudes de cet auteur d’assez nombreux scolies explicitant sa pensée. Il poursuit ici son chemin dans la critique du libéralisme comme complément nécessaire du capitalisme, dans la dénonciation de la vacuité de l’opposition droite-gauche qui n’est qu’un trompe-l’œil masquant la lutte des classes et l’opposition fondamentale entre le peuple (le petit peuple) et les puissants. Contre les divagations sociétales, il réhabilite la « common decency » d’Orwell.
 Comme toujours clair, c’est et incisif et je ne trouve guère de désaccords sérieux. Si Michéa est dans le camp des « nouveaux réacs », je me trouve assez bien avec lui. Au fond, son livr est composé d’une série de variations sur un passage important du Capital de Marx: «En réalité, la sphère de la circulation ou de l’échange des marchandises, entre les borens de laquelle se meuvent l’achat et la vente de la force de travail, était un véritable Eden des droits innés de l’homme. Ne règnent ici que la Liberté, l’Égalité, la Propriété et Bentham. Liberté ! car l’acheteur et le vendeur d’une marchandise, par exemple de la force de travail, ne sont déterminés que par leur libre volonté. Ils passent un contrat entre personnes libres, à parité de droits. Le contrat est le résultat final dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Égalité ! car ils n’ont de relations qu’en tant que possesseurs de marchandises, et échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de son bien. Bentham ! car chacun d’eux ne se préoccupe que de lui-même. La seule puissance qui les réunisse et les mette en rapport est celle de leur égoïsme, de leur avantage personnel, de leurs intérêts privés. Et c’est justement parce qu’ainsi chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun. » (Capital, Livre I, section II, chapitre IV) Il s’agit pour Michéa de critiquer l’idéologie des droits de l’homme aujourd’hui en s’emparant des analyses de Marx, un Marx d’ailleurs bien plus présent au fil de ses ouvrages. Comme il le fait remarquer : « on ne trouvera jamais un seul texte de Marx où celui-ci aurait eu l’étrange idée de se définir comme «un homme de gauche» (un point que la plupart des universitaires de gauche aujourd’hui continuent pourtant de dissimuler sans vergogne à leurs lecteurs moutonniers. » (p.80)
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On y trouOnOn On y trouvera aussi une bonne critique de Foucault, Deleuze, Guattari, et tutti quanti montrant leur parenté avec les libertariens et les apologistes du capitalisme absolu. On en déduira une proposition pour les amateurs de déconstruction: déconstruire toutes les idoles post-modernes, les Foucault, Derrida, et autres philosophes du même acabit et tous ceux qui croient qu'on peut éternellement leurrer les pauvres idiots ordinaires par une langue précieuse, contournée et aussi incompréhensible que possible. Je veux bien admettre qu’il y a quelque chose à sauver dans tout ce fatras de la « French Theory », Deleuze quand il se fait professeur et essaie d’expliquer Leibniz ou Bergson, mais pas L’Anti-Œdipe ou Mille plateaux. Peut-être le concept de « biopolitique » chez Foucault, mais pas grand-chose d’autre.
Je note encore ce passage désopilant sur le manque d'imagination des héros de la déconstruction. (pp 93 à 96) quand il propose en exemple de l’absurdité de la déconstruction des préjugés de sexe, de « race », etc., les préjugés « âgistes ».   Après tout, s’il suffit de se sentir femme pour être une femme, pourquoi ne suffirait-il pas de sentir jeune pour l’être. En effet, personnellement je me sens victime des stéréotypes « âgistes » puisqu'on me met à la retraite alors que mon âge ressenti n'est pas du tout mon âge sur l'état civil. Du reste puisque d'un homme qui se sent femme peut demander à être considéré comme femme sur l'état civil, pourquoi ne pourrais-pas demander qu'on recule de 10 ans ma date de naissance? Et nous, les victimes de préjugés âgistes, nous sommes nombreux !
Donc un livre à lire. Cependant, certains points me chiffonnent et ils concernent sans doute plus l’histoire de la philosophie que les conséquences qu’on en pourrait tirer aujourd’hui. Michéa fait des Lumières plus ou moins un « bloc libéral » qui serait responsable de la conception de la société comme agglomération d’individus menant des existences séparées et régie seulement par des règles « neutres » de coexistence des libertés individuelles. Cependant, cette vision est erronée car il y a plusieurs « Lumières ». Entre Voltaire et Rousseau, il y a un gouffre et pourtant Rousseau est bien un philosophe des Lumières. Jonathan Israël a soutenu de manière assez convaincante cette opposition entre les Lumières modérées et les Lumières radicales, courant qu’il fait remonter à Spinoza et aux penseurs hollandais proches de lui. Si le point commun des Lumières est la « foi dans le progrès », ce « progressisme » doit être conçu dialectiquement. Il est effectivement le porteur du mode de production capitaliste comme le soutient Michéa, mais aussi le porteur de la critique du mode de production capitaliste, il contient en lui « la conscience malheureuse » dont Hegel nous a donné la description. Ce caractère essentiellement contradictoire du progressisme permet de jeter sur l’histoire de la « gauche » en tant qu’elle s’identifie au progressisme un regard moins unilatéral que celui de Michéa. Un peu de dialectique ne nuit pas.
Denis Collin – 4 octobre 2018

lundi 1 octobre 2018

La philosophie devenue folle


Le livre de Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle (Grasset) n’est certes pas un grand livre de philosophie, peut-être même n’est-il pas du tout un livre de philosophie bien qu’il soit le livre d’un philosophe. En réalité il s’agit d’une vaste enquête sur l’idéologie postmoderne telle qu’est existe principalement dans le monde anglo-saxon – bien que les autres nations ne soient pas épargnées comme nous ne sommes à l’abri ni du MacDo, ni des « blockbusters » hollywoodiens. Entreprise de salubrité publique, le livre de Jean-François Braunstein est nécessaire, comme il est nécessaire de faire le ménage, ramasser les ordures ou nettoyer les écuries d’Augias. Et effectivement il a dû faire preuve d’une force herculéenne pour lire John Money, Judith Butler, Martha Nussbaum, Dona Haraway et tant d’autres « penseurs » de la même farine.
Le livre s’attaque à trois questions différentes dont la réunion en un seul volume pourrait sembler quelque peu arbitraire : la question du genre, la question des droits des animaux et enfin celle de l’euthanasie. On peut être partisan de l’euthanasie sans être un fanatique de la libération animale ou un lecteur passionné de Butler. Le lien entre ces trois branches de ce qui s’appelle encore « philosophie morale » réside dans l’abolition des frontières qui définissent l’humanité.
Abolition des frontières de genre d’abord. Homme, femme, nous expliquent les partisans de la « théorie du genre », laquelle, comme l’expliquait une ministre qui l’avait défendue, « n’existe pas » mais occupe des départements entiers des universités américaines et commence à coloniser certaines universités françaises. Braunstein retrace les origines de cette théorie du genre à partir des expérimentations de John Money (spécialiste enthousiaste des hermaphrodites) jusqu’aux spéculations de Judith Butler et le déni de la réalité corporelle qui caractérise cette penseuse, pour finir par les multiples fragmentations plus désopilantes les unes que les autres des « identités sexuelles » : j’ai appris à cette occasion qu’il y a des associations de bear, c’est-à-dire des gays baraqués portant la barbe. Je suppose qu’il s’agit qu’il s’agit d’homosexuels qui ne veulent pas avoir l’air d’être des « fiottes ». Au-delà de ces cocasseries, Braustein montre comment la théorie du genre est fondée sur un retour à la séparation du corps et de l’esprit et une volonté plus ou moins dissimulées d’en finir avec le corps, dans la plus pure tradition des gnostiques.
Il y aurait lieu de s’interroger sur ce qui reste de l’éthique médicale quand la médecine et la chirurgie sont enrôlées dans des opérations de changement de sexe avec phalloplastie pour les femmes devenant des hommes et une sorte de vaginoplastie pour les hommes qui veulent devenir des femmes. Il n’est pas certain du tout que le serment d’Hippocrate révisé s’accorde avec ce genre de pratiques qui peuvent, du reste, être prises en charge par la Sécurité Sociale… Il y a aussi une mode du transgenre qui ne laisse pas d’interroger tous ceux qui ont gardé une certaine idée de la « décence commune ».
En ce qui concerne « la libération animale », Braunstein inaugure son aventure dans les méandres de ces penseurs (Singer, Regan, Nussbaum, etc.) par une phrase de Stéphanie de Monaco qui résume tout : « les animaux sont des humains comme les autres ». Braunstein montre les impensés, les contradictions et les franches absurdités auxquels conduit cette pensée selon laquelle il n’y a pas de frontières entre l’homme et l’animal. On vient tout naturellement à l’idée que, pour éviter tout spécisme, il faut traiter les hommes comme des bêtes. Singer estime que la vie d’un mammifère tel que la chien ou le cochon vaut largement celle d’un humain affaibli, un enfant, un handicapé mental ou vieillard sénile. Plutôt que conduire des expériences médicales sur des chimpanzés bien portants, on pourrait très bien les faire, soutient Singer, sur des humains en coma dépassé. Singer distingue les « humains-personnes » dont il admet qu’ils ont une grande valeur, des « humains-non personnes » dont la vie ne mérite guère d’être vécue. Tout lecteur de bon sens se dira qu’au fond le nazisme n’est pas incompatible avec la pensée de Singer, ce que des Allemands manifestant contre les conférences de Singer avaient assez bien compris.
La troisième partie traite de la banalisation de la mort et de la question de l’euthanasie. Le lien avec la précédente est clair. Braunstein s’étonne que les « éthiciens », les spécialistes qui alimentent les « comité d’éthique » soient plus préoccupés de la possibilité de donner la mort que de la recherche de la vie bonne. On retrouve dans cette partie du livre Peter Singer qui est un des défenseurs majeurs de l’euthanasie, non seulement des personnes à demi-agonisantes sur un lit d’hôpital mais aussi des enfants handicapés. Il y a chez Singer et certains de ses disciples une défense assez atroce de l’infanticide et plus généralement de la suppression des vies qui ne méritent pas d’être vécues. On trouvera aussi des exemples de discussion pour savoir jusqu’à quel âge on a le droit de tuer les enfants : Francis Crick, le célèbre prix Nobel de médecine estimait qu’on ne devait considérer l’enfant comme un être humain que trois jours après sa naissance, d’autres vont beaucoup plus loin – un enfant ne devrait être considéré comme un humain qu’à partir du moment où il manifeste une certaine conscience de lui-même et quelques capacités morales (dont ces philosophes prétendus sont manifestement incapables à leur âge déjà avancé !).
Le ton de Braunstein  est polémique et à bien des égards son livre présente des parentés avec L’idéologie allemande et La Sainte Famille de Marx et Engels, quoique les idéologues auxquels ils s’attaquaient fussent nettement moins cinglés et nettement moins immoraux que ceux que Braunstein épingle. À la lecture de Braunstein, la philosophie morale postmoderne apparaît comme une immense accumulation de sottises et de pures folies, parfois de thèses profondément immorales et plutôt dégoûtantes et on se demande bien par quel tour de l’histoire des idées de telles billevesées ont pu occuper tant de cervelles universitaires dans des établissements parmi les plus prestigieux du monde anglo-saxon. Ces figures nouvelles de l’idéologie américaine sont des productions sociales d’un monde bien déterminé. Et leur fond commun est l’utilitarisme dans sa version la plus pure, celle de Bentham qui considérait les droits de l’homme comme une mauvaise plaisanterie. Si la règle fondamentale est de maximiser le plaisir global et de minimiser la souffrance globale, on voit clairement que les souffrances infligées à un petit nombre peuvent se justifier dès lors qu’elles apportent du plaisir à un plus grand nombre et, en outre, que l’euthanasie des « humains affaiblis » est parfaitement morale puisqu’on met fin à une vie de souffrance. Ainsi, comme le sous-entend Singer, l’euthanasie des handicapés intellectuels et des vieillards séniles serait parfaitement juste du point de vue de l’utilitarisme benthamien. C’est encore l’utilitarisme qui autorise toutes extravagances du transgenrisme puisque la satisfaction des transgenres ne cause de tort à personne, encore que l’on puisse déjà mesurer combien il est tenu pour très ringard d’être mâle blanc hétérosexuel et cisgenré… pour ne rien dire des « dommages collatéraux » du transgenrisme chez les adolescents. L’utilitarisme pervertit en son fond le sens de l’éthique. Singer et ses collègues éthiciens précisent d’ailleurs qu’il s’agit d’une « éthique pratique ». On ne se demande bien ce que serait une éthique non pratique. En fait comme dans les procédés de la novlangue, l’ajout d’un qualificatif à première vue redondant sert à justement à inverser le sens du nom auquel il se rapporte. C’est ainsi que l’éthique pratique peut affirmer que l’animal est l’homme, le masculin féminin, etc., alors on peut aussi affirmer sans risque que la paix c’est la guerre et la liberté l’esclavage ! Et l’éthique pratique est tout sauf une éthique.
Mais l’utilitarisme n’est pas seul en cause. Braunstein pointe clairement comme un des points communs de tous ces idéologues le refus des frontières qui doivent être abolies, frontières entre les sexes, entre l’homme et l’animal, entre la vie et la mort. Ce refus des frontières, qui est l’idéologie adéquate à la « mondialisation capitaliste » (ce que Braunstein ne dit pas et ne semble pas voir) n’est rien d’autre que la destruction de la raison. C’est parfaitement clair chez quelqu’un comme Donna Haraway mais aussi à un degré moindre et avec plus de filouterie chez Judith Butler. Singer ne proclame pas sa volonté de détruire la raison. Il est au contraire un maniaque de l’argumentation sophistique, un spécialiste d’une raison devenue folle – le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison disait Chesterton.
Braustein note bien un autre trait commun des transgenres, animalistes et autres euthanasieurs : le travail de ce que Freud désignait comme pulsion de mort. L’indifférenciation, c’est le retour à l’état inorganique. Mais pourquoi, encore une fois, ces idéologies ont-elles pignon sur rue ? Braunstein ne répond pas à cette question et ne la pose même pas. Il me semble que cette pulsion de mort a saisi la société toute entière : accumulation illimitée de la valeur, destruction de toutes les frontières, politiques, familiales, morales, déchaînement d’une technoscience qui se croit toute-puissante, c’est précisément le « capitalisme absolu », un capitalisme désormais sans contestation, sans contrepoids et qui mène inéluctablement à l’abîme. Les idées ne tombent pas du ciel, elles ne sont pas le fruit de l’imagination de quelques pervers, elles expriment les contradictions sociales. La volonté de mort des euthanasieurs fous est un concentré du stade présent des contradictions sociales.
Denis COLLIN – 1er Octobre 2018

Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle, Grasset, 2018, ISBN 978-2-246-811-93-0, 400 pages, 20,90€

samedi 1 avril 2017

La vraie religion

Réactions au "Court traité de la servitude religieuse" de Denis Collin (2017) par Jean-Marie Nicolle

A la relecture de Marx et de Freud, on doit effectivement s’interroger sur l’annonce qu’ils ont faite, tous les deux, de la fin de l’illusion religieuse. Qu’est-ce qui pourrait expliquer la force propre des religions ? Au-delà des analyses historiques et politiques, il faut voir comment les religions « manipulent le désir » (p. 25) autrement que le font les commerçants dont le métier est de capter le désir des clients. Quel est le désir du croyant ?
L’explication par les interdits sexuels n’est pas suffisante. Freud montre dans Malaise dans la culture que la principale tâche n’est pas de contrôler Éros, mais plutôt Thanatos. C’est la pulsion de mort qui pose le plus de problème à la civilisation, qui doit réussir à retourner l’agressivité de l’individu envers lui-même grâce au sentiment de culpabilité. Les fondamentalistes islamistes ont, d’évidence, un rapport singulièrement névrotique au corps des femmes, mais lorsqu’ils les revêtent d’un tissu noir, il s’agit d’autre chose : si la beauté est un voile de protection contre la mort, le voile qui recouvre cette beauté (réelle ou supposée), le voile du voile est un signal de mort. Les OVNI (objets voilés non-identifiables) ressemblent bien à des faucheuses ! « Le djihadiste n’est pas seulement l’homme qui veut tuer, mais aussi celui qui veut être tué. » (p. 74) A force d’habitude, nous ne voyons plus que le christianisme exhibe partout la figure d’un supplicié en agonie sur une croix, spectacle odieux qu’on devrait interdire pour protéger le regard de nos enfants ! Quelle différence avec le sourire serein des bouddhas ! La religion nous ramène toujours au thème de la mort.
La question de la servitude religieuse volontaire n’est pas seulement politique, mais aussi profondément psychique. D’où vient la résistance des religions à l’hédonisme contemporain, à la culture scientifique, à l’esprit critique issu des Lumières ? Soutenir que la réaction religieuse n’est qu’un soubresaut (selon M. Gauchet, p. 44) ou dire que « le christianisme est la religion de la sortie de la religion » (selon M. Gauchet, p. 60), c’est une dénégation. La puissance conquérante de l’islam actuel est un fait. La prophétie que l’on prête à Malraux – « Le XXIè siècle sera religieux ou ne sera pas » - porte plus sur la permanence du mysticisme que sur celle de la religion et ressemble à ces formules générales sur l’éternité des choses qui n’ont guère d’intérêt. Par contre, dès 1974, Lacan annonce « Le triomphe de la religion » dans le cadre de sa réflexion sur la science et la vérité, annonce peu connue et qui éclaire singulièrement ce qui est en train de se produire.
Lacan est athée et porte des mots très durs contre les croyants. Il parle de la profonde méchanceté du catholique, de son inaptitude à toute cure psychanalytique, etc. Et pourtant, il parle de la « vraie religion » (Cf. Augustin, De vera religione). Il faut prendre cette expression comme l’adhésion à une valeur supérieure à toute autre, pour laquelle des individus sont capables de se sacrifier. La vraie religion est vraie, non par son contenu doctrinal, mais par sa supériorité sur les autres – qui n’apparaissent, à côté, que comme des hérésies. Il faut bien s’entendre sur ce qualificatif de « vraie » ; il ne s’agit point de la vérité objective, celle de la science, mais de la vérité subjective, autrement dit du sentiment de certitude. Pourquoi des hommes considèrent-ils que leur dieu est le seul vrai dieu et qu’il vaut plus que la vie, plus que leur propre vie ? Il faut distinguer la certitude de la vérité.
Déjà Nietzsche s’étonnait du sophisme des martyrs : parce qu’ils meurent pour une cause, leur mort serait la preuve de la vérité de cette cause. « Comment ! Il y aurait quelque chose de changé à la valeur d’une cause parce que quelqu’un aura donné sa vie pour elle ! Une erreur qui devient honorable est une erreur qui possède une séduction de plus ; croyez-vous, messieurs les théologiens, que nous vous donnerons l’occasion d’aller au martyre pour vos mensonges ? » (L’Antéchrist, §. 53) Pour Nietzsche, les hommes ne désirent pas vraiment connaître la vérité, car celle-ci est insupportable. Comment vivre en sachant que l’on doit mourir ? La vue de cette vérité est insoutenable ; « nous avons tous peur de la vérité » (Ecce Homo, « Pourquoi je suis si malin », §. 4) La religion ne vient pas offrir la vérité, mais la certitude. « La croyance forte ne prouve que sa force, non la vérité de ce qu’on croit » (Humain, trop humain). Quand Nietzsche annonce la « mort de Dieu », ce n’est pas au sens de sa disparition, mais au sens où l’homme moderne n’aurait plus besoin de la notion de Dieu pour penser et mener sa vie. L’ennui - et Nietzsche le craignait -, c’est que d’autres valeurs tout aussi aliénantes sont venues prendre la place de Dieu (le travail, le jeu, l’argent, etc.).
Or, que nous offre la science ? En dehors de ses applications techniques que tout le monde apprécie, y compris les pourfendeurs de la modernité, elle n’offre que la vérité ; elle ne donne aucun sens à la vie. Et c’est ce qui est insupportable pour les croyants (ceux qui veulent des certitudes). Les croyants veulent des signes, des voies, un salut ; la vérité ne les intéresse pas et même leur fait peur. « L’idée que l’islamisme est une réaction à l’irruption de la modernité et non un renouveau proprement religieux est une affirmation qui peut sans doute être acceptée. » (p. 77)
Nous revivons actuellement les violences politico-religieuses qu’a connues la Renaissance. La différence principale entre le Moyen Âge et la modernité tient à la façon dont la pensée travaille : la pensée médiévale interprète le monde alors que la pensée moderne représente le monde. Pour interpréter, il faut d’abord chercher des similitudes entre les objets. On suppose qu’il existe des signes de ces similitudes, par exemple que la broderie des étoiles dans le ciel dessine un animal terrestre – les constellations -, puis on cherche à lire les signes pour passer d’un objet à l’autre. L’ordre entre les objets est posé comme prédéfini par le créateur et il s’agit pour le savant de retrouver cet ordre. La pratique de l’exégèse donne le modèle de cette démarche : puisqu’il y a préfiguration entre l’Ancien et le Nouveau Testament, interpréter la Bible revient à l’éclairer par la vie du Christ. La vérité d’un texte se trouve dans l’autre texte auquel on remonte.
La pensée moderne surgit avec le travail scientifique commencé par Galilée, non seulement pour établir les lois de la physique, mais aussi pour séparer le travail des scientifiques du travail des théologiens. « Les écritures, encore qu’inspirées par l’Esprit Saint, admettant en bien des passages […] des interprétations éloignées de leur sens littéral, et nous-mêmes ne pouvant affirmer en toute certitude que leurs interprètes parlent tous sous l’inspiration divine, j’estimerais prudent de ne permettre à personne d’engager les sentences de l’Écriture et de les obliger en quelque sorte à garantir la vérité de telle conclusion naturelle dont il pourrait arriver que nos sens ou des démonstrations indubitables nous prouvent un jour le contraire. » (Galilée, Lettre à Don Benedetto Castelli, 21 Décembre 1613). Autrement dit, c’est à la théologie de s’adapter à la science, non à la science de s’adapter à la théologie. Ce précepte est insupportable pour un croyant. Il ne veut pas des vérités établies par la raison ; il veut des signes, des « forêts de signes » (expression de R. Barthes à propos de la figure de l’abbé Pierre).
« On s’étonne que les fondamentalistes recrutent souvent dans les départements scientifiques des universités. » (p. 45) Comment des individus instruits peuvent-ils croire aux sornettes des religions ? Cet étonnement d’un esprit rationnel, formé par les Lumières, est mal posé : la question n’est pas « comment peuvent-ils croire ? » mais « comment désirent-ils croire ? ». Dans le domaine du désir, la cohérence logique n’est pas de mise. Les annonces optimistes de Marx et de Freud reposent sur la dichotomie de la religion et de la science, comme si la seconde pouvait, à terme, venir remplacer la première, et donc comme si ces deux discours pouvaient satisfaire, à leur manière, un même désir. Or, la question fondamentale pour tout être humain est d’affronter le réel. Au sens de Lacan, c’est plus que la réalité ; c’est l’irruption dans l’existence de l’irreprésentable, de l’insupportable, du hors-sens. La science ne nous protège pas du réel. Malgré le courage intellectuel qu’exige l’esprit scientifique, elle ne nous promet aucun salut, alors que la religion est entièrement consacrée à cette tâche.
Selon Lacan, le croyant laisse à Dieu la charge d’être la cause de toutes choses, renonçant à connaître la vérité (celle du monde et la sienne propre). Dieu est le refoulement en personne. Ce faisant, il se sacrifie, renonce à son propre désir et aspire à la servitude volontaire ; il s’aliène au désir supposé de Dieu qu’il s’agit de séduire par des prières, des rites, des renoncements de toutes sortes. Le croyant ne désire plus que les désirs qu’il prête à Dieu (Que ta volonté soit faite…). La recherche de la vérité se réduit alors à la seule recherche de ce que Dieu veut vraiment (et non pas la recherche d’un savoir vrai sur le monde). Le dernier moment de la vérité sera celui du Jugement dernier.
A la différence de Marx et de Freud, Lacan ne voit pas dans la science une solution à l’aliénation religieuse, parce que la science qui n’a aucune fonction consolatrice, va au contraire renforcer le désarroi des individus. « Le réel, pour peu que la science y mette du sien, va s’étendre, et la religion aura là beaucoup plus de raisons encore d’apaiser les cœurs. La science, c’est du nouveau, et elle introduira des tas de choses bouleversantes dans la vie de chacun. Or, la religion, surtout la vraie, a des ressources que l’on ne peut même pas soupçonner. Il n’y a qu’à voir pour l’instant comme elle grouille. C’est absolument fabuleux. Ils y ont mis le temps mais ils ont tout d’un coup compris quelle était leur chance avec la science. Il va falloir qu’à tous ces bouleversements que la science va introduire, ils donnent un sens. Et ça, pour le sens, ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens vraiment à n’importe quoi . » (in Le triomphe de la religion, (1974) Seuil, coll. Paradoxe de Lacan, 2005, p. 79-80. Voir aussi le Discours aux catholiques de 1960).
La science alimente malgré elle le recours à la religion. N’en déplaise aux enfants des Lumières, la religion a encore de beaux jours devant elle.
Jean-Marie Nicolle

lundi 19 septembre 2016

L'esprit de la révolution

A propos de L’esprit de la révolution. Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition, de Patrick Theuret, par Tony Andréani
Le livre de Patrick Theuret (édition Le temps des cerises, 2016) est une somme, unique en son genre, sur la thématique de la révolution à partir de l’un des sujets les plus controversés de la pensée marxiste, à savoir l’usage qu’elle fait du concept hégélien d’Aufhebung, usage qui a donné lieu à de multiples traductions en français (‘abolition’, ‘suppression‘, ‘abrogation’, ‘dépassement’, ‘sursomption’ etc.) et dans d’autres langues. Aucune de ces traductions du vocable allemand n’est innocente, car elle implique une interprétation du projet révolutionnaire de Marx. Pour y voir plus clair, Theuret se livre à une revue minutieuse des termes qui s’en rapprochent dans la langue commune, dans un long chapitre sémantique, qui fait ressortir une grande polysémie, et enchaîne sur une étude très fouillée des problèmes que pose toute traduction. Il poursuit par une recension des occurrences du terme abolition et de termes synonymes notamment dans Le Manifeste et dans les textes programmatiques auxquels Marx à mis la main, en les comparant d’une langue à l’autre. Tout cela est d’autant plus intéressant que Marx lui-même à écrit, ou surveillé des traductions de ses œuvres, dans plusieurs langues, qu’il maîtrisait fort bien. En outre Theuret connaît parfaitement Hegel, auquel il consacre de longues analyses, et tous les textes de Marx qui déclinent son rapport avec lui.

Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme

Recension du livre de Yvon Quiniou par Tony Andréani

Ce livre est un pavé dans la mare. Yvon Quiniou soutient en effet que la philosophie contemporaine - du moins s’agissant de ses auteurs les plus vantés dans notre pays - est une imposture au regard de ce qui fut depuis les origines l’ambition de la philosophie : dire le vrai et le juste, pour nous rendre plus sages. Dans la première partie de l’ouvrage, où, au lieu de multiplier des critiques venues de nulle part, il abat ses cartes, il rappelle que tous les grands philosophes du passé ont eu cette ambition, d’où il résulte que leurs systèmes de pensée ne pouvaient être syncrétiques, la vérité étant une. Ils pouvaient certes emprunter à leurs prédécesseurs, mais se devaient de les dépasser. Et de fait l’on ne pourra, par exemple, penser après Kant comme avant lui. En deuxième lieu la philosophie cherche la vérité par les chemins de la raison, c’est-à-dire de l’argumentation et de l’explication, et non par ceux de l’intuition, toujours à surmonter, ni de l’interprétation, toujours subjective. Seulement voilà : cette philosophie s’est trouvée peu à peu supplantée, dans sa recherche de vérité, par le développement des sciences. Et c’est Marx qui a enregistré avec le plus d’éclat ce basculement : la philosophie n’avait fait qu’interpréter le monde, alors qu’il s’agit de le transformer, et, pour le transformer, il faut en avoir une connaissance scientifique. Dès lors la tâche de la philosophie n’est plus de réfléchir le monde, mais de réfléchir ce que la science dit du monde.
Le titre du livre risque ici d’être trompeur : considérer la philosophie « au regard du matérialisme » ne signifie pas opter pour une position métaphysique (tout l’être n’est que matière), mais pour la position ontologique suivante : la conscience a toujours affaire à un réel qui lui est extérieur, et elle doit elle-même se considérer – les sciences en font foi – comme une partie de ce réel, dit abruptement : comme une production du cerveau, sans aucun reste. Or, s’il est vrai que la science est la prise la plus sûre sur le réel, elle ne peut pas tout connaître, bien que le processus de la connaissance soit infini, si bien que, en toute rigueur, on ne saurait se prononcer avec elle sur la réalité ultime (affirmer par exemple qu’il n’y a aucune transcendance, et qu’un Dieu ne peut exister). Mais la science peut du moins avancer ses preuves, et, si discussion il doit y avoir, cela ne peut concerner que la validité de ses preuves.
Quiniou développe ensuite les implications de ce matérialisme. Il suppose une matérialité du monde, mais non qu’elle soit fixe (il a sa « productivité »), il suppose aussi son intelligibilité, et l’on pourrait selon lui reprendre ici la notion de reflet, à condition de le comprendre non comme un effet passif, mais comme une « reproduction », une recherche de « correspondance », ce qui nous éloigne de l’idée que le monde est tel que l’homme se le représente. J’avoue que cette position me paraît discutable, car ce que la pensée peut appréhender, ce n’est jamais que le rapport de l’homme au réel, ce qui n’est pas du tout une position idéaliste, puisqu’il est clair que la pensée ne constitue pas le réel, mais ne l’aborde que par la praxis, elle-même de nature historique. Quand Quinion dit que la preuve de la matérialité du réel est que nous pouvons agir sur lui, c’est bien précisément toujours à travers des outils forgés par l’homme que nous le modifions. La différence ici entre la science et l’idéologie (au sens péjoratif du terme), est que la première ne se sert pas de moyens imaginaires, ce qui ne veut pas dire inefficaces (l’idéologie a aussi des effets, hélas, matériels !), mais de moyens rigoureux, notamment grâce à l’usage des mathématiques, et expérimentaux, qui produisent des effets réglés et reproductibles. Enfin, et Quiniou en serait sans doute d’accord, l’objet pensé n’est jamais l’objet réel, qu’elle ne cesse de poursuivre (c’est pourquoi il y a des progrès et des révolutions dans les sciences).
Ces réserves mises à part, quelles sont les tâches de cette philosophie « matérialiste » et même « scientifique » ? Elles sont au nombre de trois, tout à fait essentielles – car Quiniou se fait un ardent défenseur de la philosophie. 1 Elle réfléchit les résultats scientifiques dans l’espace non de concepts (ce que fait la science), mais de catégories, telles que la nature du réel et sa temporalité, le déterminisme et la liberté, ou encore la question . Cette dernière question est évidemment la plus difficile, puisque la  (à la différence de l’éthique, qui reste du domaine des mœurs) implique un saut hors de l’histoire vers un universel abstrait, et que par ailleurs la science ne fait pas de , mais peut seulement nous fournir des leçons anthropologiques (concernant non le bien, mais le bon). Or Quiniou est aussi un ardent défenseur de la , tout en refusant de la projeter hors des phénomènes, dans l’espace transcendant des noumènes kantiens. Sa réponse est que la moralité est issue elle-même de la vie, comme Darwin l’a laissé entendre, et qu’elle est un processus historique qui a connu un progrès constant. 2° La philosophie est une réflexion sur les conditions de possibilité et les résultats des sciences, autrement dit une épistémologie, ce dont la science n’est pas spontanément capable. 3° La philosophie a un grand rôle à jouer dans l’unification du savoir scientifique, car celui-ci est marqué par une inévitable spécialisation. Elle devient alors cette « synthèse des résultats les plus généraux » des sciences que Marx appelait de ses vœux. Tout cela veut dire que la philosophie se doit d’être à la fois modeste (« elle n’a pas de pouvoir cognitif »), ambitieuse, car son rôle est irremplaçable, et ouverte, car, si elle doit faire système, elle ne peut être un système clos, puisqu’elle ne cesse de réfléchir sur des sciences qui sont elles-mêmes en évolution constante.
C’est à partir de là que Quiniou se livre à une critique implacable de la philosophie contemporaine, s’agissant de quatre auteurs qu’il a manifestement lus à fond et auxquels il ne rechigne pas à reconnaître certains mérites (le texte est tout sauf un pamphlet). Ce qu’ils ont en commun, c’est un mépris plus ou moins prononcé pour les sciences et une volonté de dire plus et mieux qu’elles, donc une extraordinaire prétention. Le jugement est moins sévère sur la phénoménologie, car au moins se voulait-elle une science rigoureuse des phénomènes et avait-elle su en décrire avec perspicacité (Sartre en particulier). Ce qu’on peut lui reprocher c’est son idéalisme (notamment son primat de la conscience, fût-elle irréfléchie), et sa méconnaissance de la théorie scientifique de l’histoire, inaugurée par Marx, et de l’inconscient psychique, analysé par Freud (encore que Sartre ait beaucoup évolué à ce sujet). Mais les trois autres philosophies contemporaines passées au crible ont en commun d’être subjectivistes (elles se réclament à tort de Nietzsche quand elles lui empruntent un discours de l’interprétation, alors que ce dernier était causaliste) et irrationalistes, postulant que le réel n’est pas rationnel et que, par conséquent, le discours philosophique ne peut et ne doit pas l’être. Mais elles ne se privent pas pour autant d’emprunter aux sciences de l’homme tout en dénaturant leurs concepts, dont elles n’ont qu’une connaissance superficielle et approximative. Autrement dit, elles pratiquent un mélange des genres sans le dire. Cela donne des discours inutilement compliqués et tarabiscotés, un abus de néologismes et de métaphores et de constantes contradictions. On est plus près d’une littérature savante que de l’exigence théorique philosophique. Le travail proprement épistémologique sur les sciences en est absent. Politiquement elles débouchent sur du vide (Heidegger verse pour finir dans une sorte de mysticisme) ou sur une acceptation du capitalisme dont il s’agit seulement de combattre les excès de pouvoir (Foucault est très proche finalement de l’anarcho-capitalisme) ou les effets répressifs (Deleuze n’a pourtant rien retenu de la critique marxo-freudienne du capitalisme). Cela n’a rien d’étonnant : ces auteurs s’étant détournés de la science, se sont privés de tous les outils intellectuels et pratiques pour vouloir le dépasser, alors qu’il faut connaître les déterminismes pour pouvoir agir sur eux et trouver dans quelle mesure on peut s’en libérer. Quiniou ne conteste pas que ces discours puissent apporter leur part de vérité, mais c’est parce qu’ils naviguent au petit bonheur la chance à travers des sciences humaines éclatées. Et, au mieux, leurs trouvailles ne sont-elles que des poteaux indicateurs pour des savoirs rationnels à constituer. On peut donc les lire, mais toujours cum grano salis.
On peut se demander ici pourquoi cette philosophie, bien que s’inspirant d’une tradition allemande et de Nietzsche en particulier, est typiquement française, les philosophes anglo-saxons étant, eux, bien plus modestes et rigoureux à la fois. Je hasarde l’idée que cela est lié à l’enseignement de la philosophie dans notre pays, discipline qui se veut reine au lycée. On y apprend à nos élèves de pratiquer le doute critique, ce qui est très bien, mais aussi on les invite à tout repenser par eux-mêmes, comme s’ils pouvaient refaire le monde, sans passer par « les chemins escarpés » du savoir - pour reprendre une expression marxienne. Et cela donne aussi une pléiade de philosophes qui parlent de tout et de rien, au gré de publics avides de sens dans une époque désorientée et d’autant plus choyés par les médias qu’ils ne sont guère subversifs envers l’ordre établi. Quiniou n’est pas de ceux-là. Il veut rendre à la philosophie toute sa dignité et sa puissance transformatrice.

Yvon QUINIOU, Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze. Éditions l'Harmattan, Paris, 2016, 264 pages

jeudi 16 juin 2016

Pour une approche critique de l'islam

Pour une approche critique de l’islam

Présentation du livre de Yvon Quiniou, à paraître

Je publie ici bien volontiers la présentation qu'a faite Yvon Quiniou de son prochain ouvrage à paraître consacré à une approche critique de l'islam***
Je me permets répercuter ici la présentation de mon nouveau livre, qui vient de paraître chez un éditeur courageux, à destination des lecteurs de Mediapart. Ils y retrouveront, mais restructurées et enrichies, des idées que j’ai défendues sur ce blog, quitte à susciter des réactions polémiques extrêmes. Mais il faut avoir l’audace de voir les choses en face : « Le sommeil de la raison engendre des monstres » disait Goya… même s’il est entendu que l’islamisme trouve sa source aussi, sinon surtout, dans des facteurs socio-politiques qui sont hors-raison. Mais dénier aux idées ou aux croyances irrationnelles et déraisonnables une causalité propre dans la genèse ou l’entretien du malheur du monde, relève d’un angélisme ou d’une intelligence impardonnables à mes yeux, et l’on sait depuis Pascal que « qui fait l’ange fait la bête », en l’occurrence s’aveugle et alimente « la bête immonde ». Je ne veux pas participer à cette défaite inédite aujourd’hui de la pensée critique.
Yvon Quiniou, agrégé et docteur en philosophie, est connu pour ses travaux sur le matérialisme, la  et la politique qui lui ont souvent valu d’intervenir sur France Culture et même à la télévision. Il collabore diverses revues et, citoyen engagé, il intervient dans divers journaux, comme L’Humanité, Le Monde ou Marianne.

Dans ce livre il poursuit une réflexion critique sur la religion, développée dans son précédent livre, Critique de la religion (à La Ville brûle) qui a été un succès et a suscité de nombreuses réactions. Il s’attaque ici à l’islam, refusant à l’instar d’intellectuels de culture musulmane comme Medebb ou Adonis, de séparer l’islamisme de l’islam lui-même tel que le Coran l’a codifié. Sans forcer le trait et en se basant sur le texte lui-même, il en dénonce la violence intrinsèque, l’intolérance, le sort qu’il fait à la femme, son refus de considérer l’homme comme un être autonome auteur des lois de sa vie collective, son obscurantisme, enfin. Yvon Quiniou ne sous-estime pas les facteurs socio-historiques contemporains qui sont aussi à l’origine de la barbarie islamiste actuelle et qui sont présents dans son analyse ; mais il refuse d’innocenter la doctrine coranique dans laquelle les islamistes radicaux peuvent trouver une justification religieuse à leurs exactions. Contrairement à ce que peut suggérer un marxisme sommaire, il redonne à l’idéologie religieuse toute son efficacité, ici malfaisante. Il indique donc que, au-delà d’une solution politique à la tragédie actuelle qui reste fondamentale, il faut aussi renouer avec la critique intellectuelle, fondée sur la raison et ses valeurs universelles, du contenu même de l’islam (comme des autres religions quand elle le méritent) et ne pas céder à la complaisance des milieux politiques et intellectuels vis-à-vis de celui-ci, qui s’apparente à une véritable démission de la pensée motivée par de mesquins calculs politiques et économiques. Ce livre, malgré sa brièveté, mais du fait de sa clarté argumentative et de la passion qui l’anime, devrait provoquer des débats dont l’auteur assume pleinement les risques.
Pour une approche critique de l’islam, H§O, 193 p., 9 euros

lundi 9 mai 2016

La Dialectique dans la Téléologie

Un livre d'Évelyne Buissière

La dialectique n’est pas cette valse à trois temps (thèse, antithèse, synthèse ou plutôt foutaise) que l’on vend aux étudiants pressés. Ce n’est pas non plus cette histoire écrite à l’avance dont les médiations ne sont que les astuces d’un prestidigitateur qui à la fin de son tour sort un lapin du chapeau. Le propos d’Évelyne Buissière est d’abord de restituer à la dialectique hégélienne son tranchant, son caractère essentiellement critique et son mouvement. Sa cible est claire : montrer que la dialectique hégélienne n’est pas une téléologie et que la fin de l’histoire n’est pas déjà écrite dans son commencement. C’est alors que s’impose la confrontation avec deux des principaux continuateurs critiques de Hegel, Giovanni Gentile, « réformateur » de la dialectique pour en faire une dialectique affirmative et Theodor Adorno, défenseur de la dialectique négative. La longue introduction vise à montrer que la dialectique de Hegel n’a rien à voir avec les caricatures qui en sont généralement données. Les deux parties consacrées à Gentile et à Adorno montrent les incompréhensions et les impasses des tentatives de réformer la dialectique. Et la conclusion s’impose : « Les tentatives de Gentile et de Adorno pour sauver la totalité de la contingence et leur refus d’une science de la logique qui accompagne la dialectique permettent de comprendre par les difficultés et les formes d’impasses qu’elles rencontrent en quoi le Savoir absolu hégélien n’est en rien une perspective téléologique dépassée qui clorait en beauté le système achevé. » (134)
Évelyne Buissière reprend la question de la dialectique à la racine : la dialectique n’est pas autre chose que l’esprit de contradiction (selon un propos informel de Hegel relaté par Eckermann). Ce n’est pas un propos plaisant mais sans profondeur. Évelyne Buissière en développe toutes les conséquences. La dialectique est le mouvement même de la vie, celui par lequel le fini qui ne peut se suffire se dépasse lui-même sans jamais cependant s’abîmer dans l’infini. Chez Hegel, la dialectique a une origine grecque : Héraclite est le commencement de la dialectique. Rendons grâce à Évelyne Buissière d’avoir souligné ce point de façon très convaincante. « Aux yeux de Hegel, Héraclite n’est pas tant le penseur d’une guerre mère (ou père) de toutes choses que le penseur de la première réconciliation spéculative. Ainsi il défend Héraclite contre les accusations portées contre lui dans le Banquet. Comment expliquer qu’un équilibre puisse survenir sans l’amour et la concorde ? Quoi de plus absurde qu’une telle question pour Hegel ? L’harmonie est un libre jeu de la discorde et non un apaisement transcendant. » (22) C’est à partir d’Héraclite que l’on peut précisément penser l’alterité non pas extériorisée mais bien comme intériorisée. « Il ne s’agit pas de l’autre mais de son autre. » (23) Si la dialectique est la pensée du devenir, le devenir n’est pas la simple mouvance, il est « la synthèse de l’identité et de la différence intériorisée d’avec son autre. » (24)
Évelyne Buissière revient également sur la proximité de Hegel et Spinoza – une question longuement analysée jadis par Pierre Macherey, notamment dans son Hegel ou Spinoza, qu’on doit lire comme « Hegel sive Spinoza ». Elle montre cette proximité tout en exhibant les différences, qui du reste deviennent moins importantes au fur et à mesure que s’approfondit la lecture hégélienne de Spinoza – la tonalité est très différente du chapitre consacré à Spinoza dans les leçons sur l’histoire de la philosophie aux très nombreuses références souvent en défense de Spinoza que l’on trouve dans l’introduction de la dernière édition de l’Encyclopédie. « En un sens, il y a une proximité très forte entre les deux penseurs puisque pour l’un comme pour l’autre, tout le problème de la philosophie est de libérer le fini de sa finitude sans pour autant présupposer un infini providentiel et transcendant. » (29) Au-delà de la confrontation Hegel/Spinoza, Évelyne Buissière rappelle que « c’est pourtant chez Spinoza qu’on trouve l’idée d’un infini comme acte de totalisation » (42) et de renvoyer à cette lettre XII à Louis Meyer trop peu étudiée. Ni une totalité vide, ni une fin transcendante, tel est le tout chez Hegel : « Le tout n’est donc pas un but mais l’immanence du mouvement dialectique dans son aspect positif-rationnel. » (45)
Les mises au point d’Évelyne Buissière nous obligent à relire la philosophie hégélienne de l’histoire en la débarrassant de toute téléologie. Hegel ne pense pas un progrès linéaire – par exemple, la liberté d’un seul dans le despostisme asiatique, la liberté de quelques-uns dans la Grèce antique et la liberté de tous proclamée par le christianisme et réalisée dans l’État rationnel moderne ainsi que pourraient le laisser penser quelques pages de La Raison dans l’histoire. Mais cette vision de la philosophie de l’histoire de Hegel dans laquelle chaque moment particulier refléterait le tout est celle de la monade de Leibniz et non celle de Hegel.
On comprend donc pourquoi les deux « réformes » de la dialectique que proposent Gentile et Adorno manquent leur but. Mais manquant leur but, elles s’enfoncent dans des impasses. La théorie de l’acte pur de Gentile, « plus que constituer une régression vers la subjectivité par rapport à Hegel » construirait peut-être une pensée que Hegel qualifierait « d’acosmisme spirituel ». On connaît l’aphorisme d’Adorno, « le tout est le non-vrai » qui semble prendre l’exact contrepied de Hegel. Mais Évelyne Buissière montre qu’il n’en est rien et qu’Adorno reste à l’intérieur de la dialectique hégélienne qu’il cherche à critiquer à partir d’elle-même. Mais, en même temps, la « dialectique négative » d’Adorno, privée de la logique, mais libérée de la subjectivité, la dialectique devient collision en lieu et place de la nécessité. Il n’y a plus de devenir nécessaire mais une simple espérance.
Espérons que ces quelques aperçus donneront l’envie de lire l’ouvrage d’Évelyne Buissière et de là l’envie de se plonger ou de se replonger dans Hegel, de lire Gentile – si peu lu en France – ou de s’attaquer sérieusement à Adorno.
La Dialectique sans la Téléologie, Hegel, Gentile, Adorno, par Évelyne Buissière, éditions Kimé, collection « Philosophie en cours », 144 pages

D.COLLIN -  8 Mai 2016

dimanche 8 mai 2016

La dialectique sans téléologie



La dialectique n’est pas cette valse à trois temps (thèse, antithèse, synthèse ou plutôt foutaise) que l’on vend aux étudiants pressés. Ce n’est pas non plus cette histoire écrite à l’avance dont les médiations ne sont que les astuces d’un prestidigitateur qui à la fin de son tour sort un lapin du chapeau. Le propos d’Évelyne Buissière est d’abord de restituer à la dialectique hégélienne son tranchant, son caractère essentiellement critique et son mouvement. Sa cible est claire : montrer que la dialectique hégélienne n’est pas une téléologie et que la fin de l’histoire n’est pas déjà écrite dans son commencement. C’est alors que s’impose la confrontation avec deux des principaux continuateurs critiques de Hegel, Giovanni Gentile, « réformateur » de la dialectique pour en faire une dialectique affirmative et Theodor Adorno, défenseur de la dialectique négative. La longue introduction vise à montrer que la dialectique de Hegel n’a rien à voir avec les caricatures qui en sont généralement données. Les deux parties consacrées à Gentile et à Adorno montrent les incompréhensions et les impasses des tentatives de réformer la dialectique. Et la conclusion s’impose : « Les tentatives de Gentile et de Adorno pour sauver la totalité de la contingence et leur refus d’une science de la logique qui accompagne la dialectique permettent de comprendre par les difficultés et les formes d’impasses qu’elles rencontrent en quoi le Savoir absolu hégélien n’est en rien une perspective téléologique dépassée qui clorait en beauté le système achevé. » (134) Évelyne Buissière reprend la question de la dialectique à la racine : la dialectique n’est pas autre chose que l’esprit de contradiction (selon un propos informel de Hegel relaté par Eckermann). Ce n’est pas un propos plaisant mais sans profondeur. Évelyne Buissière en développe toutes les conséquences. La dialectique est le mouvement même de la vie, celui par lequel le fini qui ne peut se suffire se dépasse lui-même sans jamais cependant s’abîmer dans l’infini. Chez Hegel, la dialectique a une origine grecque : Héraclite est le commencement de la dialectique. Rendons grâce à Évelyne Buissière d’avoir souligné ce point de façon très convaincante. « Aux yeux de Hegel, Héraclite n’est pas tant le penseur d’une guerre mère (ou père) de toutes choses que le penseur de la première réconciliation spéculative. Ainsi il défend Héraclite contre les accusations portées contre lui dans le Banquet. Comment expliquer qu’un équilibre puisse survenir sans l’amour et la concorde ? Quoi de plus absurde qu’une telle question pour Hegel ? L’harmonie est un libre jeu de la discorde et non un apaisement transcendant. » (22) C’est à partir d’Héraclite que l’on peut précisément penser l’alterité non pas extériorisée mais bien comme intériorisée. « Il ne s’agit pas de l’autre mais de son autre. » (23) Si la dialectique est la pensée du devenir, le devenir n’est pas la simple mouvance, il est « la synthèse de l’identité et de la différence intériorisée d’avec son autre. » (24)
Évelyne Buissière revient également sur la proximité de Hegel et Spinoza – une question longuement analysée jadis par Pierre Macherey, notamment dans son Hegel ou Spinoza, qu’on doit lire comme « Hegel sive Spinoza ». Elle montre cette proximité tout en exhibant les différences, qui du reste deviennent moins importantes au fur et à mesure que s’approfondit la lecture hégélienne de Spinoza – la tonalité est très différente du chapitre consacré à Spinoza dans les leçons sur l’histoire de la philosophie aux très nombreuses références souvent en défense de Spinoza que l’on trouve dans l’introduction de la dernière édition de l’Encyclopédie. « En un sens, il y a une proximité très forte entre les deux penseurs puisque pour l’un comme pour l’autre, tout le problème de la philosophie est de libérer le fini de sa finitude sans pour autant présupposer un infini providentiel et transcendant. » (29) Au-delà de la confrontation Hegel/Spinoza, Évelyne Buissière rappelle que « c’est pourtant chez Spinoza qu’on trouve l’idée d’un infini comme acte de totalisation » (42) et de renvoyer à cette lettre XII à Louis Meyer trop peu étudiée. Ni une totalité vide, ni une fin transcendante, tel est le tout chez Hegel : « Le tout n’est donc pas un but mais l’immanence du mouvement dialectique dans son aspect positif-rationnel. » (45)
Les mises au point d’Évelyne Buissière nous obligent à relire la philosophie hégélienne de l’histoire en la débarrassant de toute téléologie. Hegel ne pense pas un progrès linéaire – par exemple, la liberté d’un seul dans le despostisme asiatique, la liberté de quelques-uns dans la Grèce antique et la liberté de tous proclamée par le christianisme et réalisée dans l’État rationnel moderne ainsi que pourraient le laisser penser quelques pages de La Raison dans l’histoire. Mais cette vision de la philosophie de l’histoire de Hegel dans laquelle chaque moment particulier refléterait le tout est celle de la monade de Leibniz et non celle de Hegel.
On comprend donc pourquoi les deux « réformes » de la dialectique que proposent Gentile et Adorno manquent leur but. Mais manquant leur but, elles s’enfoncent dans des impasses. La théorie de l’acte pur de Gentile, « plus que constituer une régression vers la subjectivité par rapport à Hegel » construirait peut-être une pensée que Hegel qualifierait « d’acosmisme spirituel ». On connaît l’aphorisme d’Adorno, « le tout est le non-vrai » qui semble prendre l’exact contrepied de Hegel. Mais Évelyne Buissière montre qu’il n’en est rien et qu’Adorno reste à l’intérieur de la dialectique hégélienne qu’il cherche à critiquer à partir d’elle-même. Mais, en même temps, la « dialectique négative » d’Adorno, privée de la logique, mais libérée de la subjectivité, la dialectique devient collision en lieu et place de la nécessité. Il n’y a plus de devenir nécessaire mais une simple espérance.
Espérons que ces quelques aperçus donneront l’envie de lire l’ouvrage d’Évelyne Buissière et de là l’envie de se plonger ou de se replonger dans Hegel, de lire Gentile – si peu lu en France – ou de s’attaquer sérieusement à Adorno.
La Dialectique sans la Téléologie, Hegel, Gentile, Adorno, par Évelyne Buissière, éditions Kimé, collection « Philosophie en cours », 144 pages

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...