Pour une Critique de la raison neuroscientifique
Le cyborg est à nos portes. Et nous ne saurions qu’en tirer
les plus grands profits ! Tout cela semble d’autant plus évident que les
progrès des systèmes informatiques et de ce que l’on appelle
« intelligence artificielle » (IA) semblent rendre possible la
fabrication de « robots intelligents ». Une série télévisée s’était
emparée du sujet en vue de promouvoir la reconnaissance des droits des robots,
presque nos frères (Real Humans, série suédoise diffusée entre 2012 et
2014).
La vérité est que, comme toujours, les promesses techniques
nous éblouissent et ne servent qu’à alimenter la course folle vers un « avenir
radieux », pour reprendre le titre du livre du dissident soviétique
Alexandre Zinoviev (L’Âge d’homme, 1978). Dans tous les domaines, on procède ainsi :
les ressources alimentaires sont menacées par le réchauffement climatique ?
Qu’à cela ne tienne, les modifications génétiques, notamment par la prometteuse
technique du crispR, nous permettront d’avoir des plantes qui se développent
sans eau… et ainsi nous serons 15 milliards sur une planète semblable à
celles qu’ont peintes les dystopies. Le monde promis par la technique est
toujours très attrayant. Il en va de même avec les neurosciences. Le bien-être
des tétraplégiques vaut bien que l’on sacrifie l’humanité de l’homme, voué à
devenir « l’homme machine » cher à La Mettrie !
Mais il y a tout de même un problème, une gênante scorie que
l’on voudrait cacher sous le tapis : les neurosciences nous apprennent
beaucoup de choses concernant le cerveau, mais elles ne nous apprennent rien de
la pensée, et même rien de la pensée des penseurs des neurosciences. On peut
lire sous la plume de certains défenseurs des neurosciences : « le cerveau
veut », « le cerveau pense », « le cerveau croit » (Watson, par
exemple) etc., mais le cerveau ne veut ni ne pense ni ne croit rien ! Le
cerveau est une chose physique qui produit des choses physiques (états
neuronaux) et nullement de la pensée. Si la pensée était produite par le
cerveau, elle serait susceptible de mesures physiques, exactement comme nous
avons des mesures physiques pour les particules élémentaires. Mais quelle est
la quantité de mouvement de votre pensée ? Ou son degré d’acidité ?
Certains neuroscientifiques prétendent qu’on a localisé le
siège de la conscience. Cela fait irrésistiblement penser au médecin et criminologue
Cesare Lombroso qui pouvait détecter le « criminel né » à partir de l’étude du
crâne (voir L’homme criminel, 1876). Mais la conscience n’a aucun siège,
tout simplement parce que la conscience n’est pas une chose localisable dans
l’espace, mais un rapport, une relation, un entre-deux entre le sujet et
l’objet. À ceux qui affichent la prétention de soigner le malheur humain que vantent
les plus fanatiques, on peut répondre « laissez-nous avec notre malheur ! »
Si les neurosciences ne nous apprennent pas ce qu’est la
pensée, parce qu’elles ne le peuvent pas, en revanche on commence à voir vers
quoi ces prétentions insensées nous mènent. Technologisation croissante de
l’homme dont l’autonomie ne cesse de se rétrécir, mécanisation des opérations
mentales qui suivent des procédures, prise de contrôle des individus par le « système
technicien ». La société techno-scientifique moderne est une société dans son
essence totalitaire comme l’avait bien vu Herbert Marcuse. Les neurosciences apparaissent
ainsi comme le parachèvement de la construction de l’homme unidimensionnel.
La philosophie, dès son origine, cherchait à nous apprendre
nos propres limites (« rien de trop »). Accepter notre condition d’être mortel,
viser à notre perfectionnement moral, voilà ce qui devrait être notre objectif
essentiel. Si nous voulons nous mettre dans cette disposition, nous devrons
refuser ce « bluff technologique » que dénonçait déjà Jacques Ellul, et
nous garder de la folie techno-scientifique.
L’astronomie puis la physique furent longtemps les sciences
majeures. Les premières, elles donnèrent des prédictions exactes et elles
furent progressivement complètement mathématisées. Il n’en allait pas de même
avec les sciences du vivant que l’on nommera, à la suite de Lamarck, biologie.
La biologie a trouvé ses bases avec trois théories : la théorie
cellulaire, la génétique (découverte par Mendel) et la théorie darwinienne de
l’évolution.
Les progrès tant théoriques que pratiques de la biologie ont
été prodigieux. Plus que toute autre science, elle nous donne l’illusion que
nous pouvons maîtriser la nature parce que nous commençons à maîtriser la vie
elle-même. Par ses liens directs avec la médecine et l’agriculture, elle est
devenue aujourd’hui la science la plus importante. Mais elle reste fragile sur
le plan épistémologique et ses capacités prédictives sont assez faibles. Ces
fragilités cependant n’empêchent pas les plus enthousiastes de marcher d’un pas
assuré, multipliant les communiqués de victoires à venir.
Les prodigieuses avancées de la biologie sont en réalité dues
à la mise en œuvre des préceptes méthodologiques énoncés par Descartes, dès le Discours
de la méthode (1637) ou encore dans De l’homme, un traité inachevé
rédigé dans les années 1630. Ce grand philosophe tenait les êtres vivants pour
des machines, des machines certes beaucoup plus subtiles, beaucoup plus
composées que celles que peut concevoir le génie humain, mais des machines.
Autrement dit, on ne pouvait comprendre les êtres vivants qu’en appliquant les
règles de la mécanique : décomposer tout ce qui est trop complexe en
éléments simples et ensuite les recomposer par synthèse, comme démonter le
réveil pour savoir comment il fonctionne et nous donne l’heure. Ainsi,
aujourd’hui, la partie la plus développée et la mieux assurée de la biologie
est la biologie moléculaire, et ce sont ces mécanismes moléculaires qui
semblent le mieux à même d’expliquer le fonctionnement des êtres vivants. De ce
point de vue, on ne peut qu’admirer les résultats obtenus au cours des
dernières décennies. On peut non seulement « décoder » l’ADN, mais on
sait maintenant comment le modifier, par exemple avec la technique du CRISPR
qui découpe des morceaux d’ADN et en colle d’autres presque aussi facilement
qu’un « copier-coller » sur un ordinateur. On a commencé de les
utiliser pour régénérer des tissus humains et les prophètes d’annoncer que nous
pourrons, sur notre lancée, vaincre la mort, ou du moins en repousser
l’échéance de plusieurs siècles ! Aucune science avant la biologie n’avait
fait de telles promesses en ayant quelques chances d’être crue.
Mais quid de la vie ? Nous ne savons pas la définir
comme objet de connaissance. La définition de la mort est une définition
légale, parfois bien incertaine. Quand dire qu’il y a vie ? Il se pourrait
qu’une machine construite avec habileté imitât à la perfection quelque
animal : qu’est-ce qui les différencierait ? Suis-je moi-même une
machine ? Je m’éprouve pourtant
comme vivant, je suis en vie. En vérité, la vie est invisible ! Elle est
comme le dedans des êtres vivants et quand bien même nous savons reconstituer
tous les processus physico-chimiques qui expliquent qu’un être vivant est
vivant, nous sommes bien incapables de « voir » la vie dans cette
suite de processus. La vie s’éprouve mais ne se connaît pas par concepts. On a
tenté de se débarrasser de la vie : le vitalisme du XVIIIe et XIXe
siècle ont été éliminés de la biologie. François Jacob assurait que la
vie n’est pas un objet que l’on peut trouver dans un laboratoire.
Nous sommes ainsi dans une situation très curieuse :
les évidences les plus immédiates, les plus indéracinables à partir desquelles
nous bâtissons des édifices conceptuels abstraits sont balayées comme si elles
étaient de pures apparences, et, au contraire, ces édifices conceptuels
abstraits, produits de la culture humaine, deviennent la réalité et la vérité.
Montaigne écrivait : « Quand je me joue à ma
chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais
d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ay mon heure
de commencer ou de refuser, aussi a-t-elle la sienne. » (Essais, Livre
II, ch. XII) N’est-il pas dans l’erreur complète : ni lui ni sa chatte ne
jouent. Ce ne sont que des molécules qui s’agencent selon des lois de la
physique et de la chimie !
Que les sciences de la nature soient efficaces et qu’elles témoignent du génie de l’esprit humain, il n’est pas question de le nier. Il est seulement urgent de délimiter leur champ d’action (œuvre à laquelle Kant s’était attelé) et donc de procéder à une critique, tout comme Kant avait opéré une « critique de la raison pure » et Marx une « critique de l’économie politique », une critique c'est-à-dire une délimitation du domaine de validité.
En plein siècle des Lumières, un médecin français, Julien
Offray de la Mettrie soutenait la thèse de l’homme-machine. Descartes, à titre
d’hypothèse de travail, avait soutenu que les animaux n’étaient guère que des
machines plus perfectionnées et construites avec des rouages plus subtils que
ceux des machines construites par les hommes ; il ajoutait cependant que
l’esprit humain échappait à cet univers machinique, même si le corps humain ne
différait guère du corps des animaux. La Mettrie lui reprochait d’avoir craint
de tirer les conclusions de ses propres thèses : on pouvait aisément
montrer que l’esprit humain n’était rien de spécifique, mais seulement une
manifestation des mouvements machinaux du corps. On trouve plus que des traces
de ces idées-là chez Diderot, notamment dans sa Physiologie, publiée
après sa mort.
Même quand, au XVIIIe siècle, avec Barthez ou
Bordeu, par exemple, on abandonna définitivement le mécanisme cartésien pour
revenir à une conception spécifique de la vie, au nom du « principe
vital », l’idée de réduire l’esprit au corps ne disparut point. On
attribue à Cabanis l’idée que le cerveau secrète la pensée comme le foie
secrète la bile. Cabanis ne dit pas exactement cela, l’idée est dans l’air du
temps. Certes, ce vitalisme est vite entré en déclin. Grand savant et
philosophe des sciences, Claude Bernard aurait dit : « je n’ai jamais
trouvé l’âme sous mon scalpel. » Dans les Principes de médecine expérimentale,
(1858-1877), il dit clairement : « J'ai souvent raisonné de ces
choses avec des philosophes et jamais il ne m'a paru nécessaire de faire
pénétrer dans nos organes une âme libre et raisonnante, ou même une âme
instinctive, pas plus qu'il n'est nécessaire d'en supposer une dans les organes
d'une machine à vapeur. » C’est enfin, au siècle dernier le
neurophysiologiste Jean-Pierre Changeux qui publie un livre intitulé L’homme
neuronal, qui se propose de montrer comment nous pourrions avoir une
description juste de la pensée en étudiant les complexes de neurones, et il
propose ainsi d’abandonner purement et simplement le mot « esprit ».
Comme la vie, l’esprit n’a pas sa place dans les laboratoires.
Avec le développement de la science, nous savons que le
cœur n’est guère qu’une pompe et non le siège des sentiments, l’air respiré par
nos poumons n’est pas un mystérieux principe vital. En revanche, il est évident
que tout ce que nous appelons « pensée » a un rapport direct avec l’activation
des réseaux neuronaux dans le cerveau. Si bien qu’il semble évident que
« le cerveau pense » ou, à tout le moins, que « dans le cerveau,
ça pense ». Du même coup, voilà la pensée qui, à son tour, déserte le
champ de la philosophie, pour tomber dans celui de la neurobiologie.
En effet, il semble parfaitement cohérent avec l’ensemble
du développement des connaissances scientifiques d’affirmer que le cerveau
pense. La science a vocation à connaître selon ses propres méthodes l’ensemble
de la réalité. Or l’homme est une des réalités parmi les plus intéressantes,
pour nous humains ! La science ne peut cependant connaître que les
phénomènes (au sens de Kant), donc des réalités susceptibles d’être objets
d’expérimentation. La pensée, telle qu’en parlaient les philosophes, n’est pas
susceptible d’une autre expérience que cette expérience intérieure, toute
subjective, qui nous définit comme des êtres conscients.
Le cerveau en revanche – et notamment avec le
développement de l’imagerie médicale – peut être l’objet d’une véritable
science qui n’est rien d’autre qu’une spécialisation de la biologie. Dire que
« le cerveau pense », c’est alors résumer la question à ceci :
« la pensée, ce n’est rien d’autre que ce qui se passe dans le cerveau,
c’est-à-dire un ensemble de processus complexes d’activation électriques et
chimiques des connexions entre les neurones. »
De ce point de vue, la neurobiologie semble avoir validé
les propositions matérialistes formulées de longue date par tout un courant
philosophique, de l’atomisme antique aux thèses de Diderot dans Le rêve de d’Alembert :
-
nous savons corréler de nombreux processus
mentaux avec l’activation de certains réseaux de neurones ;
-
nous commençons à savoir connecter le cerveau et
nos machines (par exemple pour les commandes motrices) ;
-
nous savons comment les processus chimiques
commandent les états mentaux (ex : toute la pharmacopée des névroses et
des troubles mentaux).
Une meilleure connaissance du cerveau permettrait aussi d’en
améliorer les performances. On pourrait imaginer un système de mémoire
informatique directement intégré. D’ores et déjà il existe une vaste
littérature pour apprendre à mieux « manager son cerveau », à
utiliser les neurosciences en pédagogie ou dans le « développement
personnel ». On propose même de
devenir un chef charismatique grâce aux neurosciences. Y a-t-il beaucoup de
savants pour prendre au sérieux ces balivernes ? On peut penser que non. Il
faudra donc s’interroger sur le sens de ces promesses et sur l’idéologie qui
sous-tend le marketing scientiste des neurosciences. Autrement dit, nous devons
nous demander quelle est la délimitation théorique des neurosciences – quel est
leur objet propre – et déterminer ce qui sort de ce champ et exprime non plus
une série de thèses scientifiques, mais une véritable idéologie, et c’est ce
problème qui constituera le nœud de notre propos.
À y regarder de plus près, les questions du rapport entre
pensée et cerveau (ou système neuronal) sont beaucoup moins simples que ne le
laisseraient penser les prétentions neuroscientifiques, et le triomphe du
matérialisme en philosophie de l’esprit pourrait bien n’être qu’un
trompe-l’œil. Si on admet que la pensée dépend du cerveau, pour autant,
on n’a pas démontré que pensée et activité cérébrale sont identiques. Il
faudrait encore rendre compte de ces deux traits essentiels de la pensée que
sont la conscience et l’intentionnalité.
L’intentionnalité est le fait qu’une pensée est toujours
une pensée de quelque chose, qu’elle vise quelque chose. Quand je prononce la
phrase « le chat est sur le tapis », cette phrase a un contenu
sémantique. L’énonciation est bien une activité cérébrale (qui mobilise l’aire
du langage), mais c’est une activité qui porte sur un état du monde (le fait
que le chat est ou n’est pas sur le tapis). Si la pensée n’est qu’un état
physique du cerveau, comment un état physique pourrait-il être « à
propos » d’un autre état physique ? Un état physique peut être causé
par un autre état physique, mais il n’a en lui-même aucun contenu
sémantique : les phénomènes physiques « ne veulent pas dire quelque chose »,
sauf à retomber dans une conception purement animiste qui ferait des processus
physiques des signes envoyés aux humains par on ne sait qui ou quoi ! La
relation de causalité physique n’est pas une relation sémantique. Si je vois de
la fumée, je pense qu’il doit y avoir un feu, mais la fumée n’est pas un état
physique « à propos » du feu. C’est seulement un sujet humain qui,
utilisant ses connaissances acquises par expérience, peut penser :
« il y a de la fumée, ça veut dire qu’il doit y avoir un feu quelque
part ». Il apparaît donc que la neurobiologie ne peut donner aucune
description physique de l’intentionnalité de nos pensées.
La neurobiologie est tout aussi impuissante à décrire ce
qu’est la conscience. Quand nous pensons, nous sommes conscients de nos
pensées. Comme le dit Kant « le Je
accompagne toutes mes représentations ». Nos représentations ne nous
laissent pas indifférents ! En effet, la conscience est la présupposition
de toutes nos pensées : toutes les conceptions scientifiques et toutes les
expériences sur lesquelles elles s’appuient sont des faits de conscience. C’est
la subjectivité qui fonde l’objectivité et non l’inverse ! Le point de vue
scientifique sur la conscience serait celui qui réduit la conscience à un
phénomène objectif, mais la conscience réduite à une phénomène objectif n’est
plus la conscience ! La conscience échappe ainsi à toute objectivation
scientifique.
Ainsi, ni les sciences cognitives ni la neurobiologie n’ont
réussi à expliquer comment la subjectivité, cette expérience indiscutable que
nous faisons de nous-mêmes, peut émerger d’un monde de faits objectifs. John
Searle (voir La redécouverte de l’esprit.
Gallimard, NRF-Essais, 1995), lui-même matérialiste, fait remarquer que
nous ne sommes pas parvenus à expliquer comment la conscience peut être
« naturalisée », c’est-à-dire comment nous pouvons la décrire
scientifiquement comme n’importe quel phénomène naturel ; même s’il ne
désespère pas qu’on y puisse parvenir un jour.
Si la pensée était une chose matérielle, un phénomène
observable scientifiquement, elle devrait avoir des propriétés physiques soit
macro-physiques (dimensions, masse, propriétés sensibles), soit microphysiques
(comme les propriétés des particules élémentaires). Mais, évidemment, une
pensée n’a absolument pas ce genre de propriété ! Il faudrait donc
admettre :
-
soit que la pensée n’existe pas, ce qui serait
ennuyeux ;
-
soit que la pensée est un simple effet dans le
cerveau d’un processus physico-chimique et alors on voit mal comment cette
pensée pourrait revendiquer le qualificatif de « vraie ». Les
phénomènes ne sont ni vrais ni faux, ils sont observables ou non et la vérité
ne peut pas être un prédicat d’une réalité naturelle.
Inversement, nous avons de bonnes raisons d’admettre que
nos pensées existent : elles ont une certaine permanence, elles peuvent se
transmettre aux autres, elles résistent à nos volontés et à nos fantaisies
(pensons aux objets mathématiques : il est impossible de feindre
sérieusement que 2 et 2 sont 5).
Mais si on admet que nos pensées sont causées par des
processus matériels sans être elles-mêmes matérielles, on n’est pas plus
avancé, car on devra expliquer comme un phénomène physique peut causer quelque
chose qui n’a aucun rapport avec un phénomène physique – c’est le noyau de
l’argumentation de Descartes selon qui « nul corps ne peut penser »
(voir Réponses aux objections aux Méditations métaphysiques).
Il n’est pas nécessaire de revenir au dualisme cartésien
des deux substances (chose étendue et chose pensante) pour admettre cependant
que « nul corps ne peut penser » : dès lors qu’on admet que ni
la conscience ni l’intentionnalité ne se peuvent expliquer en termes purement
objectifs et physiques, il faut alors reconnaître que le cerveau – un organe de
notre corps – ne pense pas au sens exact du terme.
Wittgenstein (voir Cahier bleu) prend l’exemple de
la vision. « Ainsi a-t-on pu dire que l’espace visuel est situé dans la tête de l’observateur, et
je pense qu’on a pu le dire que par une sorte d’abus de la logique grammaticale
du langage. » De la même manière, nous pouvons donc dire que situer la
pensée dans le cerveau est tout simplement un abus de langage.
Par conséquent, l’expression « le cerveau
pense » peut être considérée elle aussi comme un abus de langage. Ce n’est
pas que le cerveau ne pense pas et que ce serait autre chose qui pense, le
corps, le cœur ou les poumons, etc. ! C’est tout simplement que,
strictement parlant on ne peut pas plus dire qu’un cerveau « pense »
qu’un ordinateur ou un distributeur automatique de café. La pensée n’est pas un
prédicat possible pour une chose physique. Mais il n’est sans doute pas
possible non plus de dire que c’est l’esprit qui pense, si on entend par
« esprit » une entité particulière distincte du corps – ce serait revenir
à un dualisme dont les complications sont trop connues : comment
comprendre l’interaction entre substance matérielle et non pensante et une
substance pensante et non matérielle ? Une pensée est une « chose
mentale » qui a un contenu, ce contenu pouvant être une image d’une chose
physique … ou une autre chose mentale : ma pensée de Pierre a pour contenu
mon ami Pierre, ma pensée du triangle rectangle a pour contenu le triangle
rectangle dont je connais la définition et ma pensée de la pensée a pour contenu
l’acte de penser.
Évidemment, cette façon de voir les choses n’est pas
agréable pour ceux qui pensent qu’on peut faire une théorie du tout, qui serait
finalement une physique. Mais c’est la seule manière que nous ayons de rendre
compte du fait que nous parlons et que nos paroles prétendent à la vérité. Si,
en effet, nos pensées n’étaient rien d’autre qu’une appellation pour des
processus physiques, il n’y aurait aucun sens à dire qu’elles sont vraies ou
fausses : on pourrait seulement se demander si telle pensée est une action
adaptée de l’individu dans des circonstances données. Mais une telle conception
renonce à l’idée de vérité, car une erreur peut être une réponse adaptée… Sauf
si on est un pragmatiste convaincu qui soutient que « est vrai ce qui
marche » et que la vérité n’est qu’une manière de désigner les
propositions qui nous agréent (voir sur ce point Richard Rorty, Conséquences
du pragmatisme).
Pour autant, il n’est pas complètement insensé de dire que
le cerveau pense, si par là on entend qu’il y a corrélation entre pensée et
activité cérébrale. Que je pense implique qu’il se passe un certain nombre de
processus dans mon cerveau. Cependant, du point de vue qui nous importe,
c’est-à-dire du point de vue de l’intelligibilité des comportements humains, ce
genre de proposition n’est pas d’une grande utilité. Quand un individu est
malheureux parce qu’il a perdu un être cher, on constate que son état cérébral
se modifie, que les neurotransmetteurs qui assurent la régulation des humeurs
n’accomplissent plus leur fonction correctement. Cependant, on ne peut pas dire
que c’est son état physique qui est en cause, c’est bien ce sentiment de la
perte qui est la cause du malheur. Autrement dit, même si on admet que le
« cerveau pense », c’est une proposition finalement vide puisqu’elle
n’apporte aucun gain d’intelligibilité, et ne permet pas de dire quelque chose
de plus intéressant que ce que la psychologie populaire nous dit.
Herbert Marcuse soutient que la société industrielle
technicienne moderne produit ce qu’il appelle une pensée unidimensionnelle, une
pensée « positive » qui ignore la contradiction. Les neurosciences conduisent à une vision
unidimensionnelle de la pensée comme effet des processus neuronaux. Ce qui
contredit éventuellement cette approche est relégué au rang des superstitions
métaphysiques. Le prototype de cette pensée unidimensionnelle est la pensée
procédurale. À la question traditionnelle de la philosophie,
« qu’est-ce ? » on substitue la question « comment
faire ? » À la question « qu’est-ce que la pensée ? »
les neurosciences substituent la question « comment le cerveau produit de
la pensée ? » et si nous pouvons répondre à cette question alors nous
pourrons modifier les conditions physico-chimiques pour produire une pensée
conforme. On le fait déjà, en bricolant, à partir de certaines pharmacopées ou
de techniques de conditionnement. Mais les neurosciences promettent la
rationalisation de ce formatage des pensées.
À la fin de Les mots et les choses, Michel Foucault
écrivait : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre
pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces
dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues (...) alors on
peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un
visage de sable ». La prédiction pourrait bien être en train de se
réaliser sous nos yeux.
Disons les choses clairement. Tant que les neurosciences
restent un auxiliaire de la médecine et si, par exemple, elles peuvent aider à
soigner des tumeurs cancéreuses du cerveau, chose que l’on fait encore très mal
et avec des chances de réussite très moyennes, il n’y a véritablement aucun
problème avec les neurosciences, en tant que branche de la biologie. Le
problème commence quand elles prétendent dire ce que c’est que penser et même
fournir des normes du penser (« penser positif ! »). Comme la
langue d’Ésope, elles peuvent donc être la meilleure et la pire des choses.
Malheureusement l’engouement des scientistes et des investisseurs s’adresse au
« côté obscur de la force ». Sans doute, Le meilleur des mondes
n’est-il pas pour demain. La fabrication
des pensées dans un embryon placé dans un utérus artificiel est peut-être à
jamais impossible. Pourtant, on travaille sur des projets qui ne visent rien
moins qu’à cela : fabriquer des surhommes (des alpha plus) et
nécessairement des epsilon. Nous sommes avertis : un cybernéticien,
spécialiste de l’IA, Kevin Warwick a promis à ceux qui ne voudront pas suivre
le mouvement de l’évolution et du progrès qu’ils seront « les chimpanzés
du futur ». L’expression a été reprise par de nombreux autres chercheurs
ou propagandistes du scientisme (comme Laurent Alexandre). Elle est révélatrice
d’un certain nombre de tendances de notre ultra modernité. L’homme lui-même, en
tant qu’être social culturel, en tant que sujet pensant devient objet de
l’activité technoscientifique. Il devient un « produit fabriqué »
selon des normes industrielles. Aucun défaut ne sera toléré ! On ne peut
guère que reprendre l’expression désespérée de Pierre Legendre, « Hitler a
gagné la guerre ». Enfin non, il ne l’a pas encore gagnée. L’impératif
moral absolu qui doit être défendu est celui du respect de l’intégrité du corps
humain qui n’est pas une chose que nous avons, mais qui est cette chair que
nous sommes. Aristote définissait l’art (ou la technique) en disant qu’il imite
la nature ou vient à son secours quand elle est trop faible. C’est une bonne norme
pour l’éthique de la médecine scientifique : aider la nature quand elle
est trop faible (par exemple quand le cerveau est atteint d’une tumeur) mais
non la modifier. Défendre le caractère sacré de l’homme, les positivistes et
les scientistes y verront une idée religieuse. Peut-être. Mais peu importe car
c’est l’avenir d’une humanité humaine qui est en question.