mardi 8 novembre 2022

L’homme-machine : le retour

Pour une Critique de la raison neuroscientifique

Nous constatons chaque jour que les neurosciences prennent une place croissante dans la réflexion sur la pensée, marginalisant de fait la psychologie traditionnelle et la philosophie. Précisons qu’il s’agit bien ici des neurosciences et de la neurobiologie, branche bien établie de la biologie, alors que les neurosciences se présentent comme un champ de recherche « transdisciplinaire » qui inclut « la bio-informatique ». On annonce régulièrement de nouvelles découvertes concernant le fonctionnement du cerveau. Couplées à la psychologie évolutionniste, certains chercheurs ou défenseurs des neurosciences promettent de résoudre à peu près toutes les grandes questions sur lesquelles la philosophie semble avoir échoué depuis plus de 2500 ans. L’engouement pour les neurosciences est largement motivé par les promesses technologiques qu’elles semblent en mesure de tenir. En effet, on peut coupler le système neuronal d’un humain à des dispositifs électroniques de telle sorte que le cerveau commande directement une machine. Ainsi les tétraplégiques pourraient être équipés d’un exosquelette artificiel qu’ils commanderaient directement. On a fait des expériences de « transmission de pensée » chez les souris (2014), là encore par couplage cerveau-machine. En 2019, des chercheurs chinois ont réussi à « piloter » un rat à partir d’un cerveau humain en utilisant une interface BBI (Brain to brain interface).

Le cyborg est à nos portes. Et nous ne saurions qu’en tirer les plus grands profits ! Tout cela semble d’autant plus évident que les progrès des systèmes informatiques et de ce que l’on appelle « intelligence artificielle » (IA) semblent rendre possible la fabrication de « robots intelligents ». Une série télévisée s’était emparée du sujet en vue de promouvoir la reconnaissance des droits des robots, presque nos frères (Real Humans, série suédoise diffusée entre 2012 et 2014).

La vérité est que, comme toujours, les promesses techniques nous éblouissent et ne servent qu’à alimenter la course folle vers un « avenir radieux », pour reprendre le titre du livre du dissident soviétique Alexandre Zinoviev (L’Âge d’homme, 1978). Dans tous les domaines, on procède ainsi : les ressources alimentaires sont menacées par le réchauffement climatique ? Qu’à cela ne tienne, les modifications génétiques, notamment par la prometteuse technique du crispR, nous permettront d’avoir des plantes qui se développent sans eau… et ainsi nous serons 15 milliards sur une planète semblable à celles qu’ont peintes les dystopies. Le monde promis par la technique est toujours très attrayant. Il en va de même avec les neurosciences. Le bien-être des tétraplégiques vaut bien que l’on sacrifie l’humanité de l’homme, voué à devenir « l’homme machine » cher à La Mettrie !

Mais il y a tout de même un problème, une gênante scorie que l’on voudrait cacher sous le tapis : les neurosciences nous apprennent beaucoup de choses concernant le cerveau, mais elles ne nous apprennent rien de la pensée, et même rien de la pensée des penseurs des neurosciences. On peut lire sous la plume de certains défenseurs des neurosciences : « le cerveau veut », « le cerveau pense », « le cerveau croit » (Watson, par exemple) etc., mais le cerveau ne veut ni ne pense ni ne croit rien ! Le cerveau est une chose physique qui produit des choses physiques (états neuronaux) et nullement de la pensée. Si la pensée était produite par le cerveau, elle serait susceptible de mesures physiques, exactement comme nous avons des mesures physiques pour les particules élémentaires. Mais quelle est la quantité de mouvement de votre pensée ? Ou son degré d’acidité ?

Certains neuroscientifiques prétendent qu’on a localisé le siège de la conscience. Cela fait irrésistiblement penser au médecin et criminologue Cesare Lombroso qui pouvait détecter le « criminel né » à partir de l’étude du crâne (voir L’homme criminel, 1876). Mais la conscience n’a aucun siège, tout simplement parce que la conscience n’est pas une chose localisable dans l’espace, mais un rapport, une relation, un entre-deux entre le sujet et l’objet. À ceux qui affichent la prétention de soigner le malheur humain que vantent les plus fanatiques, on peut répondre « laissez-nous avec notre malheur ! »

Si les neurosciences ne nous apprennent pas ce qu’est la pensée, parce qu’elles ne le peuvent pas, en revanche on commence à voir vers quoi ces prétentions insensées nous mènent. Technologisation croissante de l’homme dont l’autonomie ne cesse de se rétrécir, mécanisation des opérations mentales qui suivent des procédures, prise de contrôle des individus par le « système technicien ». La société techno-scientifique moderne est une société dans son essence totalitaire comme l’avait bien vu Herbert Marcuse. Les neurosciences apparaissent ainsi comme le parachèvement de la construction de l’homme unidimensionnel.

La philosophie, dès son origine, cherchait à nous apprendre nos propres limites (« rien de trop »). Accepter notre condition d’être mortel, viser à notre perfectionnement moral, voilà ce qui devrait être notre objectif essentiel. Si nous voulons nous mettre dans cette disposition, nous devrons refuser ce « bluff technologique » que dénonçait déjà Jacques Ellul, et nous garder de la folie techno-scientifique.

L’astronomie puis la physique furent longtemps les sciences majeures. Les premières, elles donnèrent des prédictions exactes et elles furent progressivement complètement mathématisées. Il n’en allait pas de même avec les sciences du vivant que l’on nommera, à la suite de Lamarck, biologie. La biologie a trouvé ses bases avec trois théories : la théorie cellulaire, la génétique (découverte par Mendel) et la théorie darwinienne de l’évolution.

Les progrès tant théoriques que pratiques de la biologie ont été prodigieux. Plus que toute autre science, elle nous donne l’illusion que nous pouvons maîtriser la nature parce que nous commençons à maîtriser la vie elle-même. Par ses liens directs avec la médecine et l’agriculture, elle est devenue aujourd’hui la science la plus importante. Mais elle reste fragile sur le plan épistémologique et ses capacités prédictives sont assez faibles. Ces fragilités cependant n’empêchent pas les plus enthousiastes de marcher d’un pas assuré, multipliant les communiqués de victoires à venir.

Les prodigieuses avancées de la biologie sont en réalité dues à la mise en œuvre des préceptes méthodologiques énoncés par Descartes, dès le Discours de la méthode (1637) ou encore dans De l’homme, un traité inachevé rédigé dans les années 1630. Ce grand philosophe tenait les êtres vivants pour des machines, des machines certes beaucoup plus subtiles, beaucoup plus composées que celles que peut concevoir le génie humain, mais des machines. Autrement dit, on ne pouvait comprendre les êtres vivants qu’en appliquant les règles de la mécanique : décomposer tout ce qui est trop complexe en éléments simples et ensuite les recomposer par synthèse, comme démonter le réveil pour savoir comment il fonctionne et nous donne l’heure. Ainsi, aujourd’hui, la partie la plus développée et la mieux assurée de la biologie est la biologie moléculaire, et ce sont ces mécanismes moléculaires qui semblent le mieux à même d’expliquer le fonctionnement des êtres vivants. De ce point de vue, on ne peut qu’admirer les résultats obtenus au cours des dernières décennies. On peut non seulement « décoder » l’ADN, mais on sait maintenant comment le modifier, par exemple avec la technique du CRISPR qui découpe des morceaux d’ADN et en colle d’autres presque aussi facilement qu’un « copier-coller » sur un ordinateur. On a commencé de les utiliser pour régénérer des tissus humains et les prophètes d’annoncer que nous pourrons, sur notre lancée, vaincre la mort, ou du moins en repousser l’échéance de plusieurs siècles ! Aucune science avant la biologie n’avait fait de telles promesses en ayant quelques chances d’être crue.

Mais si avancée soit notre connaissance du vivant, nous ne connaissons rien de plus de la vie par la méthode des « sciences de fait », pour parler comme Husserl. Certes, on peut distinguer quelques traits caractéristiques définissant les êtres vivants. Avec Claude Bernard, on peut admettre que, en dernière analyse, tout ce qui est vivant résulte de processus physico-chimiques et que, cependant, les êtres vivants possèdent certaines propriétés particulières qui ne sont pas des propriétés physico-chimiques : ainsi la délimitation d’un milieu intérieur, la relative indépendance de l’intérieur par rapport à l’extérieur, l’existence de mécanismes d’autorégulation, etc. Cette définition est à la fois précise et suffisamment générale pour pouvoir s’appliquer, le cas échéant, à des phénomènes très différents de ceux que nous connaissons sur Terre – sur notre planète, les composants de base des êtres vivants sont des macromolécules à base de carbone, mais on pourrait imaginer une forme de vie sur une autre planète basée sur le silicium qui est tétravalent comme le carbone (bien que cette hypothèse soit hautement improbable en raison de la solidité des liaisons chimiques du silicium) !

Mais quid de la vie ? Nous ne savons pas la définir comme objet de connaissance. La définition de la mort est une définition légale, parfois bien incertaine. Quand dire qu’il y a vie ? Il se pourrait qu’une machine construite avec habileté imitât à la perfection quelque animal : qu’est-ce qui les différencierait ? Suis-je moi-même une machine ?  Je m’éprouve pourtant comme vivant, je suis en vie. En vérité, la vie est invisible ! Elle est comme le dedans des êtres vivants et quand bien même nous savons reconstituer tous les processus physico-chimiques qui expliquent qu’un être vivant est vivant, nous sommes bien incapables de « voir » la vie dans cette suite de processus. La vie s’éprouve mais ne se connaît pas par concepts. On a tenté de se débarrasser de la vie : le vitalisme du XVIIIe et XIXe siècle ont été éliminés de la biologie. François Jacob assurait que la vie n’est pas un objet que l’on peut trouver dans un laboratoire.

Nous sommes ainsi dans une situation très curieuse : les évidences les plus immédiates, les plus indéracinables à partir desquelles nous bâtissons des édifices conceptuels abstraits sont balayées comme si elles étaient de pures apparences, et, au contraire, ces édifices conceptuels abstraits, produits de la culture humaine, deviennent la réalité et la vérité. Montaigne écrivait : « Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi a-t-elle la sienne. » (Essais, Livre II, ch. XII) N’est-il pas dans l’erreur complète : ni lui ni sa chatte ne jouent. Ce ne sont que des molécules qui s’agencent selon des lois de la physique et de la chimie !

Que les sciences de la nature soient efficaces et qu’elles témoignent du génie de l’esprit humain, il n’est pas question de le nier. Il est seulement urgent de délimiter leur champ d’action (œuvre à laquelle Kant s’était attelé) et donc de procéder à une critique, tout comme Kant avait opéré une « critique de la raison pure » et Marx une « critique de l’économie politique », une critique c'est-à-dire une délimitation du domaine de validité. 

En plein siècle des Lumières, un médecin français, Julien Offray de la Mettrie soutenait la thèse de l’homme-machine. Descartes, à titre d’hypothèse de travail, avait soutenu que les animaux n’étaient guère que des machines plus perfectionnées et construites avec des rouages plus subtils que ceux des machines construites par les hommes ; il ajoutait cependant que l’esprit humain échappait à cet univers machinique, même si le corps humain ne différait guère du corps des animaux. La Mettrie lui reprochait d’avoir craint de tirer les conclusions de ses propres thèses : on pouvait aisément montrer que l’esprit humain n’était rien de spécifique, mais seulement une manifestation des mouvements machinaux du corps. On trouve plus que des traces de ces idées-là chez Diderot, notamment dans sa Physiologie, publiée après sa mort.

Même quand, au XVIIIe siècle, avec Barthez ou Bordeu, par exemple, on abandonna définitivement le mécanisme cartésien pour revenir à une conception spécifique de la vie, au nom du « principe vital », l’idée de réduire l’esprit au corps ne disparut point. On attribue à Cabanis l’idée que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile. Cabanis ne dit pas exactement cela, l’idée est dans l’air du temps. Certes, ce vitalisme est vite entré en déclin. Grand savant et philosophe des sciences, Claude Bernard aurait dit : « je n’ai jamais trouvé l’âme sous mon scalpel. » Dans les Principes de médecine expérimentale, (1858-1877), il dit clairement : « J'ai souvent raisonné de ces choses avec des philosophes et jamais il ne m'a paru nécessaire de faire pénétrer dans nos organes une âme libre et raisonnante, ou même une âme instinctive, pas plus qu'il n'est nécessaire d'en supposer une dans les organes d'une machine à vapeur. » C’est enfin, au siècle dernier le neurophysiologiste Jean-Pierre Changeux qui publie un livre intitulé L’homme neuronal, qui se propose de montrer comment nous pourrions avoir une description juste de la pensée en étudiant les complexes de neurones, et il propose ainsi d’abandonner purement et simplement le mot « esprit ». Comme la vie, l’esprit n’a pas sa place dans les laboratoires.

Avec le développement de la science, nous savons que le cœur n’est guère qu’une pompe et non le siège des sentiments, l’air respiré par nos poumons n’est pas un mystérieux principe vital. En revanche, il est évident que tout ce que nous appelons « pensée » a un rapport direct avec l’activation des réseaux neuronaux dans le cerveau. Si bien qu’il semble évident que « le cerveau pense » ou, à tout le moins, que « dans le cerveau, ça pense ». Du même coup, voilà la pensée qui, à son tour, déserte le champ de la philosophie, pour tomber dans celui de la neurobiologie.

En effet, il semble parfaitement cohérent avec l’ensemble du développement des connaissances scientifiques d’affirmer que le cerveau pense. La science a vocation à connaître selon ses propres méthodes l’ensemble de la réalité. Or l’homme est une des réalités parmi les plus intéressantes, pour nous humains ! La science ne peut cependant connaître que les phénomènes (au sens de Kant), donc des réalités susceptibles d’être objets d’expérimentation. La pensée, telle qu’en parlaient les philosophes, n’est pas susceptible d’une autre expérience que cette expérience intérieure, toute subjective, qui nous définit comme des êtres conscients.

Le cerveau en revanche – et notamment avec le développement de l’imagerie médicale – peut être l’objet d’une véritable science qui n’est rien d’autre qu’une spécialisation de la biologie. Dire que « le cerveau pense », c’est alors résumer la question à ceci : « la pensée, ce n’est rien d’autre que ce qui se passe dans le cerveau, c’est-à-dire un ensemble de processus complexes d’activation électriques et chimiques des connexions entre les neurones. »

De ce point de vue, la neurobiologie semble avoir validé les propositions matérialistes formulées de longue date par tout un courant philosophique, de l’atomisme antique aux thèses de Diderot dans Le rêve de d’Alembert :

-          nous savons corréler de nombreux processus mentaux avec l’activation de certains réseaux de neurones ;

-          nous commençons à savoir connecter le cerveau et nos machines (par exemple pour les commandes motrices) ;

-          nous savons comment les processus chimiques commandent les états mentaux (ex : toute la pharmacopée des névroses et des troubles mentaux).

Les neurosciences promettent beaucoup. Elles tiennent… un peu. Les applications médicales promises par les neurosciences ne manquent pas. C’est toujours pour d’excellentes raisons que le pire arrive ! On pense tout d’abord à des prothèses cérébrales qui viendraient pallier des lésions. Le plus spectaculaire est la commande directe d’une machine par le cerveau. Ainsi on teste des applications pour les tétraplégiques : leur exosquelette mécanique pourrait être commandé directement par la « pensée » et ce grâce à la greffe d’un dispositif électronique sur le cerveau.

Une meilleure connaissance du cerveau permettrait aussi d’en améliorer les performances. On pourrait imaginer un système de mémoire informatique directement intégré. D’ores et déjà il existe une vaste littérature pour apprendre à mieux « manager son cerveau », à utiliser les neurosciences en pédagogie ou dans le « développement personnel ».  On propose même de devenir un chef charismatique grâce aux neurosciences. Y a-t-il beaucoup de savants pour prendre au sérieux ces balivernes ? On peut penser que non. Il faudra donc s’interroger sur le sens de ces promesses et sur l’idéologie qui sous-tend le marketing scientiste des neurosciences. Autrement dit, nous devons nous demander quelle est la délimitation théorique des neurosciences – quel est leur objet propre – et déterminer ce qui sort de ce champ et exprime non plus une série de thèses scientifiques, mais une véritable idéologie, et c’est ce problème qui constituera le nœud de notre propos.

À y regarder de plus près, les questions du rapport entre pensée et cerveau (ou système neuronal) sont beaucoup moins simples que ne le laisseraient penser les prétentions neuroscientifiques, et le triomphe du matérialisme en philosophie de l’esprit pourrait bien n’être qu’un trompe-l’œil. Si on admet que la pensée dépend du cerveau, pour autant, on n’a pas démontré que pensée et activité cérébrale sont identiques. Il faudrait encore rendre compte de ces deux traits essentiels de la pensée que sont la conscience et l’intentionnalité.

L’intentionnalité est le fait qu’une pensée est toujours une pensée de quelque chose, qu’elle vise quelque chose. Quand je prononce la phrase « le chat est sur le tapis », cette phrase a un contenu sémantique. L’énonciation est bien une activité cérébrale (qui mobilise l’aire du langage), mais c’est une activité qui porte sur un état du monde (le fait que le chat est ou n’est pas sur le tapis). Si la pensée n’est qu’un état physique du cerveau, comment un état physique pourrait-il être « à propos » d’un autre état physique ? Un état physique peut être causé par un autre état physique, mais il n’a en lui-même aucun contenu sémantique : les phénomènes physiques « ne veulent pas dire quelque chose », sauf à retomber dans une conception purement animiste qui ferait des processus physiques des signes envoyés aux humains par on ne sait qui ou quoi ! La relation de causalité physique n’est pas une relation sémantique. Si je vois de la fumée, je pense qu’il doit y avoir un feu, mais la fumée n’est pas un état physique « à propos » du feu. C’est seulement un sujet humain qui, utilisant ses connaissances acquises par expérience, peut penser : « il y a de la fumée, ça veut dire qu’il doit y avoir un feu quelque part ». Il apparaît donc que la neurobiologie ne peut donner aucune description physique de l’intentionnalité de nos pensées.

La neurobiologie est tout aussi impuissante à décrire ce qu’est la conscience. Quand nous pensons, nous sommes conscients de nos pensées. Comme le dit Kant « le Je accompagne toutes mes représentations ». Nos représentations ne nous laissent pas indifférents ! En effet, la conscience est la présupposition de toutes nos pensées : toutes les conceptions scientifiques et toutes les expériences sur lesquelles elles s’appuient sont des faits de conscience. C’est la subjectivité qui fonde l’objectivité et non l’inverse ! Le point de vue scientifique sur la conscience serait celui qui réduit la conscience à un phénomène objectif, mais la conscience réduite à une phénomène objectif n’est plus la conscience ! La conscience échappe ainsi à toute objectivation scientifique.

Ainsi, ni les sciences cognitives ni la neurobiologie n’ont réussi à expliquer comment la subjectivité, cette expérience indiscutable que nous faisons de nous-mêmes, peut émerger d’un monde de faits objectifs. John Searle (voir La redécouverte de l’esprit. Gallimard, NRF-Essais, 1995), lui-même matérialiste, fait remarquer que nous ne sommes pas parvenus à expliquer comment la conscience peut être « naturalisée », c’est-à-dire comment nous pouvons la décrire scientifiquement comme n’importe quel phénomène naturel ; même s’il ne désespère pas qu’on y puisse parvenir un jour.

Si la pensée était une chose matérielle, un phénomène observable scientifiquement, elle devrait avoir des propriétés physiques soit macro-physiques (dimensions, masse, propriétés sensibles), soit microphysiques (comme les propriétés des particules élémentaires). Mais, évidemment, une pensée n’a absolument pas ce genre de propriété ! Il faudrait donc admettre :

-          soit que la pensée n’existe pas, ce qui serait ennuyeux ;

-          soit que la pensée est un simple effet dans le cerveau d’un processus physico-chimique et alors on voit mal comment cette pensée pourrait revendiquer le qualificatif de « vraie ». Les phénomènes ne sont ni vrais ni faux, ils sont observables ou non et la vérité ne peut pas être un prédicat d’une réalité naturelle.

Inversement, nous avons de bonnes raisons d’admettre que nos pensées existent : elles ont une certaine permanence, elles peuvent se transmettre aux autres, elles résistent à nos volontés et à nos fantaisies (pensons aux objets mathématiques : il est impossible de feindre sérieusement que 2 et 2 sont 5).

Mais si on admet que nos pensées sont causées par des processus matériels sans être elles-mêmes matérielles, on n’est pas plus avancé, car on devra expliquer comme un phénomène physique peut causer quelque chose qui n’a aucun rapport avec un phénomène physique – c’est le noyau de l’argumentation de Descartes selon qui « nul corps ne peut penser » (voir Réponses aux objections aux Méditations métaphysiques).

Nous pouvons ainsi d’un côté, admettre que pensée et cerveau sont inséparables, mais d’un autre côté, reconnaître que nous sommes incapables de réduire la description des états mentaux à la description des états physiologiques du cerveau. On peut professer un matérialisme métaphysique (le monde est un, il est « matériel », infini et incréé) tout en admettant que les comportements et activités humains peuvent être l’objet de deux descriptions hétérogènes, une description en termes d’états physiques et une description en termes d’états mentaux, sans que l’un des deux niveaux puissent être défini comme la cause de l’autre.

Il n’est pas nécessaire de revenir au dualisme cartésien des deux substances (chose étendue et chose pensante) pour admettre cependant que « nul corps ne peut penser » : dès lors qu’on admet que ni la conscience ni l’intentionnalité ne se peuvent expliquer en termes purement objectifs et physiques, il faut alors reconnaître que le cerveau – un organe de notre corps – ne pense pas au sens exact du terme.

Wittgenstein (voir Cahier bleu) prend l’exemple de la vision. « Ainsi a-t-on pu dire que l’espace visuel est situé dans la tête de l’observateur, et je pense qu’on a pu le dire que par une sorte d’abus de la logique grammaticale du langage. » De la même manière, nous pouvons donc dire que situer la pensée dans le cerveau est tout simplement un abus de langage.

Par conséquent, l’expression « le cerveau pense » peut être considérée elle aussi comme un abus de langage. Ce n’est pas que le cerveau ne pense pas et que ce serait autre chose qui pense, le corps, le cœur ou les poumons, etc. ! C’est tout simplement que, strictement parlant on ne peut pas plus dire qu’un cerveau « pense » qu’un ordinateur ou un distributeur automatique de café. La pensée n’est pas un prédicat possible pour une chose physique. Mais il n’est sans doute pas possible non plus de dire que c’est l’esprit qui pense, si on entend par « esprit » une entité particulière distincte du corps – ce serait revenir à un dualisme dont les complications sont trop connues : comment comprendre l’interaction entre substance matérielle et non pensante et une substance pensante et non matérielle ? Une pensée est une « chose mentale » qui a un contenu, ce contenu pouvant être une image d’une chose physique … ou une autre chose mentale : ma pensée de Pierre a pour contenu mon ami Pierre, ma pensée du triangle rectangle a pour contenu le triangle rectangle dont je connais la définition et ma pensée de la pensée a pour contenu l’acte de penser.

Évidemment, cette façon de voir les choses n’est pas agréable pour ceux qui pensent qu’on peut faire une théorie du tout, qui serait finalement une physique. Mais c’est la seule manière que nous ayons de rendre compte du fait que nous parlons et que nos paroles prétendent à la vérité. Si, en effet, nos pensées n’étaient rien d’autre qu’une appellation pour des processus physiques, il n’y aurait aucun sens à dire qu’elles sont vraies ou fausses : on pourrait seulement se demander si telle pensée est une action adaptée de l’individu dans des circonstances données. Mais une telle conception renonce à l’idée de vérité, car une erreur peut être une réponse adaptée… Sauf si on est un pragmatiste convaincu qui soutient que « est vrai ce qui marche » et que la vérité n’est qu’une manière de désigner les propositions qui nous agréent (voir sur ce point Richard Rorty, Conséquences du pragmatisme).

Pour autant, il n’est pas complètement insensé de dire que le cerveau pense, si par là on entend qu’il y a corrélation entre pensée et activité cérébrale. Que je pense implique qu’il se passe un certain nombre de processus dans mon cerveau. Cependant, du point de vue qui nous importe, c’est-à-dire du point de vue de l’intelligibilité des comportements humains, ce genre de proposition n’est pas d’une grande utilité. Quand un individu est malheureux parce qu’il a perdu un être cher, on constate que son état cérébral se modifie, que les neurotransmetteurs qui assurent la régulation des humeurs n’accomplissent plus leur fonction correctement. Cependant, on ne peut pas dire que c’est son état physique qui est en cause, c’est bien ce sentiment de la perte qui est la cause du malheur. Autrement dit, même si on admet que le « cerveau pense », c’est une proposition finalement vide puisqu’elle n’apporte aucun gain d’intelligibilité, et ne permet pas de dire quelque chose de plus intéressant que ce que la psychologie populaire nous dit.

Herbert Marcuse soutient que la société industrielle technicienne moderne produit ce qu’il appelle une pensée unidimensionnelle, une pensée « positive » qui ignore la contradiction.  Les neurosciences conduisent à une vision unidimensionnelle de la pensée comme effet des processus neuronaux. Ce qui contredit éventuellement cette approche est relégué au rang des superstitions métaphysiques. Le prototype de cette pensée unidimensionnelle est la pensée procédurale. À la question traditionnelle de la philosophie, « qu’est-ce ? » on substitue la question « comment faire ? » À la question « qu’est-ce que la pensée ? » les neurosciences substituent la question « comment le cerveau produit de la pensée ? » et si nous pouvons répondre à cette question alors nous pourrons modifier les conditions physico-chimiques pour produire une pensée conforme. On le fait déjà, en bricolant, à partir de certaines pharmacopées ou de techniques de conditionnement. Mais les neurosciences promettent la rationalisation de ce formatage des pensées.

À la fin de Les mots et les choses, Michel Foucault écrivait : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues (...) alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ». La prédiction pourrait bien être en train de se réaliser sous nos yeux.

Disons les choses clairement. Tant que les neurosciences restent un auxiliaire de la médecine et si, par exemple, elles peuvent aider à soigner des tumeurs cancéreuses du cerveau, chose que l’on fait encore très mal et avec des chances de réussite très moyennes, il n’y a véritablement aucun problème avec les neurosciences, en tant que branche de la biologie. Le problème commence quand elles prétendent dire ce que c’est que penser et même fournir des normes du penser (« penser positif ! »). Comme la langue d’Ésope, elles peuvent donc être la meilleure et la pire des choses. Malheureusement l’engouement des scientistes et des investisseurs s’adresse au « côté obscur de la force ». Sans doute, Le meilleur des mondes n’est-il pas pour demain.  La fabrication des pensées dans un embryon placé dans un utérus artificiel est peut-être à jamais impossible. Pourtant, on travaille sur des projets qui ne visent rien moins qu’à cela : fabriquer des surhommes (des alpha plus) et nécessairement des epsilon. Nous sommes avertis : un cybernéticien, spécialiste de l’IA, Kevin Warwick a promis à ceux qui ne voudront pas suivre le mouvement de l’évolution et du progrès qu’ils seront « les chimpanzés du futur ». L’expression a été reprise par de nombreux autres chercheurs ou propagandistes du scientisme (comme Laurent Alexandre). Elle est révélatrice d’un certain nombre de tendances de notre ultra modernité. L’homme lui-même, en tant qu’être social culturel, en tant que sujet pensant devient objet de l’activité technoscientifique. Il devient un « produit fabriqué » selon des normes industrielles. Aucun défaut ne sera toléré ! On ne peut guère que reprendre l’expression désespérée de Pierre Legendre, « Hitler a gagné la guerre ». Enfin non, il ne l’a pas encore gagnée. L’impératif moral absolu qui doit être défendu est celui du respect de l’intégrité du corps humain qui n’est pas une chose que nous avons, mais qui est cette chair que nous sommes. Aristote définissait l’art (ou la technique) en disant qu’il imite la nature ou vient à son secours quand elle est trop faible. C’est une bonne norme pour l’éthique de la médecine scientifique : aider la nature quand elle est trop faible (par exemple quand le cerveau est atteint d’une tumeur) mais non la modifier. Défendre le caractère sacré de l’homme, les positivistes et les scientistes y verront une idée religieuse. Peut-être. Mais peu importe car c’est l’avenir d’une humanité humaine qui est en question.

mercredi 19 octobre 2022

Un projet totalitaire

Voici la vidéo de mon interview à Radio Courtoisie dans l'émission de Clémence Houdiakova Vu de haut.
J'y développe un certain nombre de points de mon livre Malaise dans la science.


jeudi 29 septembre 2022

A propos de Malaise dans la science.

 J'ai donné une entrevue à la revue "Elements" à propos de mon livre Malaise dans la science publié en juin 2022 aux éditions Krisis.

jeudi 15 septembre 2022

La technique nous asservit … avec notre consentement

Nous pouvons aisément croire que les outils intermédiaires entre nous et notre milieu vital (notre écoumène) n’ont aucune autre valeur particulière que celle que nous leur donnons. On peut l’admettre tant que l’outil est le simplement prolongement de la main qui garde le contrôle. Le développement des machines a complètement changé la donne. Marx a étudié tout cela avec un certain luxe de détails dans le chapitre du Capital consacré au machinisme et à la grande industrie. Ce qui n’était encore qu’embryonnaire à son époque a désormais quitté les usines pour envahir tout le « monde-de-la-vie ». La technique façonne notre façon de voir le monde, transforme nos rapports avec les autres, crée autant de nouveaux problèmes qu’elle offre de nouvelles possibilités.

On pense par exemple que l’internet permet de développer la communication, favorise les échanges, élargit le champ de nos connaissances. Mais ce n’est vrai qu’en partie. L’internet nous permet d’abord de sélectionner les gens avec qui nous avons des relations et renforce ainsi les réflexes de groupe, de caste, de communautés d’affinités, diminuant d’autant l’importance de la communauté réelle, vivante, celle des voisins à qui on doit dire bonjour, qui peuvent nous chercher des noises ou nous déplaisent pour telle ou telle raison. Nous croyons ainsi, par l’internet, briser la contrainte spatiale, mais c’est évidemment parfaitement illusoire. A tout jamais ce type de communication nous prive de la présence et de tout ce qu’elle comporte. Ainsi est encouragée une organisation sociale exprimant le plus complètement l’idéal libertarien énoncé par Robert Nozick : les individus mènent des existences séparées. On peut multiplier les exemples. Il ne s’agit pas seulement des « effets pervers » mais bien de conséquences prévisibles de la domination de la technique.

Il y a évidemment des classes dominantes qui tirent parti de la technique et l’utilisent comme instrument de domination. Le fétichisme propre à la domination technique réside dans le fait que la technique s’impose pour des raisons en apparence objectives. Si on veut internet, on veut des réseaux, et si on veut des réseaux, il faut vouloir tout ce qui va avec, c’est-à-dire une énorme toile d’araignée de câbles et de satellites. Et pour que tout cela fonctionne, il faut des dispositifs de surveillance. Si vous voulez vous servir de votre téléphone portable, il faut bien que le relai puisse vous détecter et donc votre trajet peut facilement être suivi tant que vous avez votre portable.

Si on poursuit, on verra aisément que la société totalitaire, la société de surveillance généralisée est intégralement contenue dans le système technicien d’aujourd’hui. Sur le système de communication se greffent d’autres systèmes, comme le système de la médecine scientifique et technique. La consommation est étroitement suivie et permet le marketing convenablement ciblé. Le télétravail s’impose partout où il est possible : économies de bureau, de chauffage, etc. et de réactions collectives ! En même temps, le système métavers permettra de surveiller les individus chez eux.

Le plus grave est cependant ailleurs. Le système de la technique modèle notre pensée. Dans ses ouvrages, le philosophe allemand Byung-Chul Han décrit la « disparition des choses », : « Ce sont ces “choses du monde”, au sens où l’entend Hannah Arendt, celles auxquelles revient la tâche de “stabiliser la vie humaine”, qui lui donnent un appui. L’ordre terrien est aujourd’hui remplacé par l’ordre numérique. L’ordre numérique déréalise le monde en l’informatisant. Il y a des décennies déjà, le théoricien des médias Vilém Flusser notait : “Les non-choses pénètrent aujourd’hui de toute part dans notre environnement et refoulent les choses. On donne à ces non-choses le nom d’informations.” (La fin des choses. Bouleversement du monde de la vie, Actes Sud, 2002). Dans un ouvrage précédent, Dans la nuée. Réflexions sur le monde numérique, Actes Sud, 2015, cet auteur avait déjà étudié les transformations structurelles de la psyché qu’opère la communication informatique. Il remarquait ainsi que « La suppression des distances spatiales s’accompagne d’une érosion des distances mentales. L’immédiateté du numérique est préjudiciable au respect. » Il remarque également que l’indignation généralisée a perdu toute force : « Les vagues d’indignation sont très efficaces pour ce qui est de mobiliser et de monopoliser l’attention. En raison de leur fluidité et de leur volatilité, elles sont cependant incapables d’organiser le débat public, l’espace public. » L’absence de tenue est une conséquence de cette société de la communication généralisée. Tout cela finit par détruire l’esprit lui-même. « Or il est manifeste que la communication numérique détruit le silence. L’accumulation, mère du vacarme communicationnel, n’est pas le mode opératoire de l’esprit. » (ibid.) Pour les plus âgés, ceux qui ont vécu encore à l’époque de la « graphosphère », ceux qui sont les contemporains de Gutenberg, les dégâts peuvent rester limités. Les « vieux » n’ont pas tous perdu le goût du silence de la lecture d’un bon livre et parfois ils ont su transmettre ce goût à leurs enfants. Pour être certains que les jeunes n’auront pas les mêmes vices que nous, on équipe très tôt les jeunes de tablettes et autres gadgets. On s’assure ainsi qu’ils seront parfaitement conditionnés au monde de la technique et très tôt dégoûtés de ce qui vit.

Les pires dystopies se mettent en place tranquillement et avec notre consentement, car nous y trouvons de nombreux avantages fort pratiques. Ce texte est écrit sur un traitement de texte, automatiquement sauvegardé sur le « cloud ». Le paiement par carte sans contact est rapide et pratique. La carte vitale nous évite beaucoup de paperasserie et permet des remboursements très rapides. Bref, nous aimons cette technologie et ainsi nous aimons ce qui nous asservit et diminue chaque jour un peu plus la longueur de notre chaîne.

Le 15 septembre 2022

mardi 9 août 2022

Le retour du religieux?

En lisant la presse, on apprend que pour la première fois depuis au moins 40 ans, les 18-30 ans sont majoritairement croyants.
- les jeunes générations des musulmans pèsent très lourd là-dedans et les effets à moyen terme vont se faire sentir.
- la tolérance sauce US, plat préféré des gauchistes de toutes couleurs, impose le "ne pas froisser les consciences" et évidemment aucun discours critique ne peut être tenu à l'égard des religions en général et spécialement à l'égard de l'islam.
- Pendant des décennies, la religion de nombreux jeunes était le communisme, cette grande hérésie chrétienne, elle-même très divisée (il y avait une place pour chacun dans la maison du seigneur!). La profonde régression du communisme prive d'idéal les jeunes qui se rabattent sur le bon vieux "soupir de la créature accablée".
- L'atmosphère de fin du monde qui règne sous les coups répétés des idéologues climatistes (ceux qui vont prêchant dans leur jets, y compris) a un côté angoissant qui lui aussi pousse à rechercher dans les bonnes vieilles recettes éprouvées dans toute l'histoire de l'humanité.
- Curieusement cette montée des religions se fait sur fond d'individualisme exacerbé, de sacralisation par chacun de sa petite personne et de déliquescence de ce vieux cadre collectif qu'était la nation, intermédiaire entre l'universalisme abstrait et le tribalisme communautaire.
 
Ni rire ni pleurer, comprendre.
 
Ce qui donne force aux religions, ce ne sont pas les théories que peuvent produire les théologiens ou les philosophes, ce sont les mythes (toutes les religions reposent sur des mythes) et les pratiques qui sont autant de signes d'appartenance. L'orthopraxie est plus importante que l'orthodoxie. Les 9/10e de ces jeunes croyants sont des incultes parfaits en ce qui concerne leur propre religion. Le niveau moyen des imams est lamentable. Mais cela n'a pas d'importance pratique.
 
Le mythe est d'autant plus fort qu'il est combattif. Quand on est jeune, on a envie de se battre. C'est de l'éthologie humaine élémentaire. Désigner un ennemi et proposer d'aller au combat, avec des signes de reconnaissance, cela suffit (voir le film "La Vague"). La mythologie islamique s'est forgée entre le VIIe et le VIIIe siècle au fur et à mesure que se raffermissaient les premières dynasties arabes, au fur et à mesure que les habitants de l'Arabie devenaient Arabes, pour être plus précis, au fur et à mesure que se construisait un immense empire. Le judaïsme a donné aux Hébreux une origine et une histoire mythiques qui les a grandement aidés à tenir et a fait que des descendants de peuples qui n'avaient jamais mis les pieds au Levant récitaient "L'année prochaine à Jérusalem" ... et y sont 2700 ans après l'écriture du Pentateuque. Les chrétiens ont conquis l'empire romain de l'intérieur et instauré le "dominium mundi". Les esprits éclairés que nous sommes (?) ont grandement sous-estimé la force des mythes religieux. En bons progressistes, nous croyions que les Lumières allaient gagner le monde, que les vaines craintes allaient disparaître. Encore raté ! La décomposition de la civilisation occidentale, minée de l'intérieur par le libre marché, l'individualisme et la frénésie de la consommation nous annonce des jours pas très gais.
 

jeudi 14 juillet 2022

Malaise dans la science

 


De la soumission

Pourquoi les hommes se soumettent-ils ? Cette question revient nous hanter en ces jours de scandale national. Il fut des moments dans l’histoire où le peuple se souleva et se débarrassa des tyrans, même des tyrans d’apparence débonnaire comme notre roi serrurier. Après avoir été cloitrés, confinés, contrôlés, soumis à la muselière et piqués d’abondance, nos concitoyens, semble-t-il, finissent par tout accepter. Quand on subit des hausses faramineuses des prix des produits essentiels, quand tonnent les canons de la peut-être prochaine guerre, que vaut la corruption du chef ?

Brillant polémiste, Étienne de la Boétie, le grand ami de Montaigne, avait dénoncé la « servitude volontaire ». L’expression est douteuse et Marie-Pierre Frondziak dans son essai Croyance et soumission (L’Harmattan) en avait fait la critique. Partant de la thèse de Spinoza, selon laquelle « les hommes combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut », elle s’efforce de montrer comment affects et croyances expliquent ce paradoxe apparent.

En effet, on peut tomber dans la misanthropie qui consiste à considérer nos concitoyens comme des pleutres ou des décervelés. Il est préférable, cependant, de comprendre. Les ressorts de la tyrannie, explique encore Spinoza, sont la crainte et la superstition. Lors de la révolte des Gilets Jaunes, le pouvoir en bon monstre froid a systématiquement et cyniquement utilisé la terreur contre les manifestants. Les tristement célèbres LBD ont fait reculer beaucoup de gens qui ne manifestaient plus de peur de perdre un œil.

La crainte encore avec « l’opération COVID » quand prenant prétexte d’une épidémie sérieuse, mais finalement pas beaucoup plus grave que les précédentes, les gouvernements ont décrété un état d’urgence sanitaire, prenant pour modèle ce qu’avait décidé le gouvernement chinois et ce que proposait le puissant cabinet américain McKinsey. La grande presse a relayé sans sourciller les campagnes gouvernementales. « La fin des temps est proche, repentez-vous », dit le faux prophète Philipulus dans Tintin et l’étoile mystérieuse. Les faux prophètes de ce genre, appuyés sur des statistiques biaisées ont fini par trouver un auditoire. La crainte de la mort peut devenir si forte qu’on est prêt à ne plus vivre pour n’avoir pas à mourir. Agamben parle de la « vie nue » quand la vie se réduit à la survie biologique, à la merci du pouvoir. C’est encore Agamben qui remarque que l’état d’exception devient la normalité avec les mesures prises pour « lutter contre la pandémie ».

Un rapport officiel a montré que les hospitalisations dues au COVID ne représentaient en 2020 que 2 % des hospitalisations. Qu’à cela ne tienne : toute la bonne presse, sans contester les chiffres, a déployé des efforts dignes d’une meilleure cause pour montrer que ce 2 % étaient extrêmement graves, bien plus que les 160 000 morts annuels du cancer, par exemple… La crainte, la croyance aveugle, aveuglée par les craintes et les superstitions : voilà ce qui a permis cet « état d’exception permanent » qui donne aux gouvernements le pouvoir de limiter nos libertés, même les plus élémentaires, comme celle d’aller et de venir ou de se promener en forêt.

Tous les éleveurs savent bien comment on dresse les bêtes. Les gouvernements devenus les gestionnaires du « parc humain » usent de toutes les techniques à leur disposition pour dresser le cheptel humain. La dynamique dans laquelle nous sommes engagés est très exactement celle du totalitarisme, si l’on veut bien admettre que le totalitarisme peut exister sans camps de concentration ni fours crématoires, instruments archaïques que la technologie moderne peut aisément remplacer.

Il n’y a donc aucune « servitude volontaire ». La crainte, appuyée sur la puissance de l’imagination suffit pour expliquer l’apparente passivité des individus. Ils peuvent même aimer leur tyran par désir d’en être aimés. Tout cela s’appuie sur des structures archaïques, tant du point de vue de chaque individu que du point de vue de l’histoire de l’humanité. « On retrouve le besoin du père, c’est-à-dire le besoin de protecteur qui nous garantit à la fois contre les éléments extérieurs, contre les autres et aussi contre soi-même. Il s’agit de ne pas être abandonné, de ne pas être livré à soi-même, donc de s’abandonner à d’autres. » (Croyance et soumission, p. 188) Le problème devient dramatique quand celui à qui l’on s’est abandonné n’a rien d’une figure « paternelle », même en faisant des efforts d’imagination, et quand la survie élémentaire apparaît comme l’enjeu immédiat. C’est généralement dans ce genre de situation que sortent les piques et que les carcans qui nous emprisonnent sont brisés.

Le 14 juillet 2022

 

mercredi 13 juillet 2022

Nul n'est méchant volontairement?

La volonté semble être le principe même de la morale. Un acte commis involontairement n’a aucune valeur morale (positive ou négative) et inversement un acte n’est susceptible d’un jugement moral que s’il est présumé volontaire. La justice connaît toutes gradations subtiles entre l’acte volontaire et l’acte involontaire. Le criminel qui tue parce qu’il a voulu tuer et celui qui donne la mort sans en avoir l’intention n’encourent pas les mêmes peines. Nos intuitions morales comme nos règles de droit supposent qu’il y a, en chaque homme, une faculté (un peu mystérieuse), nommée « volonté » qui peut être pensée comme la cause de nos actes : dans ce cas on dira que nos actes nous sont imputés, puisqu’ils sont alors réputés être les résultats de notre volonté et non les effets d’un enchaînement de causes naturelles.

Ces idées de simple bon sens, très largement partagées, sont pourtant loin d’aller de soi. Admettons que connaître, c’est connaître les causes — un principe sur lequel la plupart des philosophes s’accordent — il reste encore à déterminer la cause de cette volonté. Celui qui fait le mal, on dira qu’il a voulu le mal. Et pourquoi donc a-t-il voulu le mal ? Parce qu’il est méchant ! La belle réponse ! Elle semble tout droit sortie d’une pièce de Molière : pourquoi l’opium fait-il dormir ? Parce qu’il a une vertu dormitive… apprend-on dans Le Malade imaginaire et Sganarelle, Le médecin malgré lui découvre que la fille de Géronte est muette, car elle « a perdu la parole », en raison d’un « empêchement de l’action de la langue »…

En effet, il existe plusieurs bonnes raisons de mettre en cause le dogme de la morale ordinaire. Et ces raisons sont amplement développées dans toute la tradition philosophique. La plus ancienne, à la fois la mieux connue et la plus mal comprise, est la thèse prêtée à Socrate selon laquelle « nul n’est méchant volontairement ». Cette thèse apparaît sous plusieurs formes dans les dialogues de Platon. Dans le Protagoras, commentant un poème de Simonide, Socrate affirme : « Je suis en effet pour mon compte bien près de croire qu’il n’y a pas un seul sage à juger qu’il y ait un seul homme qui commette des fautes de son plein gré et qui de son plein gré réalise des actes mauvais et laids. » (345d-e). Dans le Menon (77b-78a), Socrate interroge Menon sur un point très précis : peut-on désirer des choses mauvaises, sachant qu’elles sont mauvaises ? Et, après avoir montré qu’on ne peut désirer des choses mauvaises qu’en croyant qu’elles sont bonnes, Socrate conclut : « nul ne peut vouloir les choses mauvaises, s’il est vrai qu’il ne veuille pas être dans la peine et malheureux. Être dans la peine, qu’est-ce d’autre en effet, sinon désirer les choses mauvaises et les avoir à soi. » Dans le Gorgias, on retrouve la même idée formulée différemment. Lors de la discussion avec Polos, Socrate montre que l’homme injuste est le plus malheureux des hommes. Et s’il est injuste, c’est parce qu’il ignore son vrai bien : « le plus grand des maux » : c’est l’erreur (puisque nul n’est méchant volontairement !). Et « il n’y a rien de si mauvais pour un homme que d’avoir une opinion fausse sur les sujets [la justice] dont nous nous trouvons parler en ce moment » (458 b).[1]

Dans la même veine, mais d’une manière assez différente, Spinoza soutient lui aussi que les individus ne peuvent vouloir le mal. Mais pour une raison qu’il s’agit de bien comprendre. Les hommes ne sont naturellement ni bons ni méchants — puisque le bien et le mal ne sont pas des notions objectives, mais des manières d’imaginer propres aux hommes. Le bon et le mauvais caractérisent les objets de nos désirs et de nos répulsions et nous ne désirons pas les choses que nous jugeons bonnes, dit en substance Spinoza, mais nous nommons bonnes celles que nous désirons. Personne ne désire le mal. Chacun nomme « mal » ce qu’il craint ou ce qui lui fait horreur. Les affects viennent en premier. Nous le savons si bien que l’éducation des enfants contient une part de dressage consistant à détourner les enfants de ce qu’ils désirent spontanément, ainsi l’apprentissage de la propreté ou la formation du goût.

Il y a cependant une manière rationnelle de concevoir le bon et le mauvais, et par là le bien et le mal, celle qui consiste à comprendre ce qu’est l’utile propre des individus et par là de la communauté. Ce qui est bon pour tous l’est pour chacun. Le bien de tous, le « bien commun » est critère assez sage pour juger des actions des uns et des autres. Encore faut-il connaître en quoi réside ce bien véritable ! Les hommes, en effet, ne se rendent pas facilement à la force des arguments rationnels et la présence du vrai en tant que tel ne peut rien contre une passion. C’est pourquoi si souvent, nous sommes comme Médée, nous voyons le meilleur et l’approuvons et faisons le pire. Le pire des péchés est l’erreur de jugement, dit Platon, mais Spinoza essaie de comprendre les mécanismes de la physique affective, qui expliquent pourquoi non seulement nous sommes souvent incapables d’un jugement juste, mais aussi pourquoi, même ayant à notre disposition ce jugement correct, nous ne sommes tout aussi souvent dans l’incapacité de lui donner une réelle force agissante.

Quoi qu’il en soit, donc, en suivant tant Socrate et Platon que Spinoza, nous sommes amenés à admettre que « nul n’est méchant volontairement » et que finalement le plus méchant des méchants est encore plus bête et plus faible que méchant. C’est finalement ce que Socrate rétorque à Polos : Archélaos le tyran qui a l’air très heureux de faire le mal est en réalité le plus malheureux des hommes. Affirmation très paradoxale qui rend sceptique Polos…

Cette thèse est difficile à accepter parce qu’elle semble priver l’homme de toute responsabilité dans ses actes et ainsi conduirait à excuser ceux qui font le mal. Pour Aristote, il n’est pas possible de tenir pour entièrement vrai que nul n’est méchant de son plein gré. En effet, on ne peut « nier que l’homme soit le point de départ de ses actions et leur auteur, exactement comme il est l’auteur de ses enfants. Or si cela n’est visiblement pas niable, autrement dit si nous ne pouvons faire remonter nos actes à d’autres points de départ que ceux qu’on trouve en nous, alors les forfaits qui ont en nous leur point de départ sont, eux aussi, des choses qui dépendent de nous et ils sont consentis. » (Éthique à Nicomaque, 1113 b)[2]

Aristote situe bien le problème là où il s’articule, c’est-à-dire dans la question de la causalité : l’homme est-il oui ou non cause de ses actes et que veut dire être cause de ses actes. Mais il n’élabore pas pour autant une théorie qui permettrait de clairement montrer que l’homme est la cause de ses actes (en somme qu’il est cause sui generis). Il se contente d’invoquer l’usage universel, tant privé que public. Les législateurs « châtient en effet et punissent tous ceux qui font du mal dès lors que ceux-ci n’ont pas été victimes d’une violence ou d’une ignorance dont ils ne seraient pas eux-mêmes responsables. En revanche les auteurs de belles actions, ils les honorent. Ainsi veulent-ils inciter les seconds à faire obstacle aux premiers. Pourtant ce qui n’est pas en notre pouvoir ni susceptible d’être fait de plein gré, nul n’incite à l’exécuter comme il serait totalement inopérant de vouloir nous dissuader d’avoir chaud. » (ibid.)

Si on suit le raisonnement d’Aristote, dès lors que l’on admet que nul ne fait le mal volontairement, les châtiments comme les récompenses deviendraient totalement inutiles. C’est l’argument classique qui impute au déterminisme la conséquence que l’on devrait renoncer à châtier les criminels. Or Spinoza répond très clairement sur ce point (cf. Lettre LXXVIII à Oldenburg) : « Un cheval en effet est excusable d’être un cheval et non un homme : mais néanmoins il doit être cheval et non pas homme. Celui qui devient enragé par la morsure d’un chien est excusable, mais on a pourtant le droit de l’étrangler. Et celui, enfin, qui ne peut gouverner ses désirs ni les maitriser par la peur des lois est certes justifiable en raison de sa faiblesse, mais il ne peut cependant pas jouir de la tranquillité de l’âme, de la connaissance et de l’amour de Dieu et il périt nécessairement. » On a donc ici deux propositions : 1) le méchant est malheureux, même si on peut expliquer sa méchanceté, et 2) la société a le droit (et le devoir) de se défendre contre les méchants. Par la crainte du châtiment et l’espérance de récompenses, le corps social agit sur les sentiments des individus et les contraint à bien agir quand bien même leurs désirs les pousseraient à faire le mal. Pour reprendre la comparaison d’Aristote, la crainte du châtiment ne dissuade personne pas d’avoir chaud, mais dissuade de se mettre nu en public au mépris des règles de la pudeur.

Autrement dit, l’argumentation juridique d’Aristote ne permet pas de réfuter l’idée que nul n’est méchant volontairement. C’est sans doute pour cette raison qu’Aristote la trouve en partie vraie. Ajoutons que s’il y a un « mal radical » en l’homme, ou si on dit comme Machiavel que « tous les hommes sont méchants et qu’ils sont prêts à mettre en œuvre leur méchanceté toutes les fois qu’ils en ont l’occasion»[3], on convient du même coup qu’ils ne sont pas méchants volontairement, mais par nature ! Machiavel, du reste, ne s’en tient pas à ces affirmations de misanthrope. D’une part, il y a une cause à cette méchanceté humaine, une cause très humaine et qui peut aussi être la source des meilleures qualités : « la nature a créé les hommes de telle façon qu’ils peuvent tout désirer et ne peuvent tout obtenir. »[4] C’est donc bien du côté du désir qu’il faut se tourner pour chercher les causes de la méchanceté… autant que de la bonté ». Une fois de plus, nous devons méditer les pensées du « très pénétrant Florentin », ainsi que le nomme Spinoza. Ajoutons que, pour Machiavel, il s’agit de considérer à titre de principe purement hypothétique que les hommes sont méchants quand on se propose de déterminer quelle est la meilleure constitution politique possible, mais non de considérer qu’ils sont méchants dans l’absolu. En effet une constitution politique sera la plus robuste si elle est conçue « pour un peuple de démons », mais cela n’implique pas que tous les peuples soient des peuples de démons !

En conclusion, on peut donc parfaitement construire une morale solide sans être obligé d’avoir recours à une mystérieuse volonté de faire le bien ou le mal, à ce libre arbitre cher à Augustin et à Descartes. Spinoza a sans doute raison quand il nie qu’il y ait une volonté distincte de l’entendement : nous ne pouvons être dits causes de nos actes que lorsque nos actions découlent de notre nature, c’est-à-dire lorsqu’elles correspondent à notre « utile propre ». La raison dicte notre morale, même si nous ne sommes pas toujours raisonnables et même si nous errons soumis à nos affects. Suivre la droite raison est notre véritable liberté - vouloir que deux et deux ne fassent pas quatre n'est pas une liberté.

En attendant d’avoir résolu toutes ces questions de métaphysique, la nécessité de « la force de la morale »[5] reste entière. Indépendamment des discussions métaphysiques que nous venons d'aborder, reste l'impératif d'une morale suffisamment forte pour que la majorité des individus respectent les «bonnes mœurs», c'est-à-dire une morale commune, objective, indépendante des convictions personnelles de chacun sur les grandes questions métaphysiques. Si tout est permis, en effet, la vie sociale devient impossible et le pire des régimes, celui de la tyrannie, devient le plus probable. « Le sommeil de la raison engendre des monstres », dit Goya dans une gravure fameuse. Il ne tient qu’à nous de la réveiller.

Le 13 juillet 2022



[1] Le Protagoras et le Menon sont cites d’après la traduction de Léon Robin (Œuvres de Platon dans l’édition de la Pléiade). Le Gorgias est cité d’après la traduction de M. Canto, GF Flammarion.

[2] Cité d’après la traduction de Richard Bodeüs, édition GF Flammarion.

[3] Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 3

[4] Machiavel, Discours…, I, 37

[5] Voir Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale, éditions R&N

mardi 12 juillet 2022

Sur la technique

 La technique se présente de prime abord comme un pur moyen, parfaitement neutre, indifférent aux usages qui en peuvent être faits. Un couteau de boucher est fort utile pour découper le bœuf, mais il peut aussi être utilisé pour de mauvaises fins, comme trucider son voisin ou l’amant de sa femme. Ce qui peut passer pour les outils isolés, que l’on manie à la main ne convient plus dès que les objets techniques deviennent plus nombreux et plus spécialisés. Des premiers bifaces aux produits « high tech » d’aujourd’hui, il n’y a pas seulement un perfectionnement des outils, une démultiplication de la puissance et de l’efficacité des moyens, il y a un changement radical de rapport au monde, au point que la technique de simple moyen devient une fin. Unie à la science, la technique, devenue technoscience, loin de rendre l’homme comme seigneur et maître, le domestique, le domine et l’aliène.

Marx a analysé avec précision le passage de l’outil à la machine automatique et la transformation des rapports sociaux que cela induit. Entre la manufacture — qui réunit des ouvriers-artisans sous la direction d’un capitaliste unique, et l’usine fondée sur l’entrainement des machines par une source d’énergie unique, on passe de subsomption formelle à la subsomption réelle du travail sous le capital. Cette transformation aboutit à ceci : ce n’est plus l’outil qui prolonge la puissance de l’homme, c’est l’homme qui devient le serviteur de la machine. Tout cela n’est pas uniformément vrai. Le conducteur de la moissonneuse-batteuse est à lui seul cent ou mille faucheurs et batteurs, il dirige cet engin formidable et la puissance de la machine est sa propre puissance. Il en va de même pour le conducteur de pelleteuse ou de bulldozer. Mais pour fabriquer ces machineries il a fallu réduire des dizaines de milliers de travailleurs au rôle « d’opérateurs », c’est-à-dire de serviteurs des machines, mettant leur habileté et leur intelligence sous le commandement de la machine, c’est-à-dire du capital en tant que travail mort. Sur les effets de cette organisation du travail sous la conduite des machines, on pourra lire Simone Weil, une des rares philosophes ayant parlé du travail en connaissance de cause…

Que la technique ne soit pas un simple moyen, on la voit encore dans le développement tentaculaire du système technique mondial. La technique forme un système dont chaque élément est étroitement dépendant de tous les autres. L’utilisateur d’un ordinateur peut se croire le possesseur d’un outil qui prolonge sa main et son cerveau, mais il est tout autant possédé par le système global dont il n’est qu’un maillon. Il faut lire le livre de Caselli, En attendant les robots, essai sur le travail du clic qui donne une bonne idée de cet enrôlement des usagers dans le système technologique mondial coordonné via Internet.

Croire que la technique est encore un moyen entre les mains de l’homme est une illusion à laquelle nous cédons d’autant plus facilement que ces objets nous fascinent tant ils concentrent d’intelligence en si peu de place. « Small is beautiful » proclamait Ernst Schumacher dans un livre fameux au début des années 1970. Son slogan a trouvé une réalisation qu’il n’avait pas prévue. Mais il n’y a en vérité rien de « petit » ni de très beau dans le système informatique mondial qui est devenu un des plus gros consommateurs d’électricité, appuyé sur un réseau colossal de câbles sous-marins et de satellites. On commence à bien saisir la finalité de cette machinerie : développement d’un contrôle total des humains par les machines : « portefeuille » électronique réunissant toutes nos données administratives et sanitaires, contrôle des déplacements (ce fut la grand test du « passe sanitaire »), remplacement des activités humaines par des procédures automatisées, destruction des communautés de travail au profit de « communautés virtuelles » (metaver). Le « global reset » défendu par le forum de Davos est déjà largement entamé. Une autre humanité devra naître de ce processus, une humanité radicalement inhumaine.

La critique radicale de la technique comme système de domination doit être reprise et développée. C’est une question de vie ou de mort.

Le 12 juillet 2022

jeudi 7 juillet 2022

De la nature des choses

L’idée de nature est une affaire grecque. Elle s’invente en même temps que la philosophie. La nature est la phusis, ce qui naît et se développe de lui-même et sa science est la physique — on retrouve une semblable étymologie en latin : nature renvoie à nascor, natum, qui désigne la naissance. On trouve la phusis chez Empédocle d’Agrigente qui a écrit un poème sur la Phusis qui, curieusement semble nier la phusis :

Je te dirai encore qu’il n’est point de naissance
D’aucun être mortel, et point non plus de fin
Dans la mort à la fois effrayante et funeste ;
Il y a seulement un effet de mélange
Et de séparation de ce qui fut mêlé :
Naissance n’est qu’un mot qui a cours chez les hommes.
(Empédocle, B, VIII, — tiré de Plutarque)

Le commentaire de Plutarque nous éclaire. C’est simplement un mauvais usage qu’Empédocle critique : le mot naissance (phusis) pourrait laisser penser que les étants ne viennent de rien ! En fait presque tous les présocratiques ont écrit une œuvre qui s’intitule Phusis et qui pose la question de l’origine des choses, comment l’étant vient à l’être.

Aristote reprend et réordonne à sa manière quelque chose qui lui vient des philosophes que l’on appelle présocratiques, ces premiers philosophes grecs entre le VIIe et le Ve siècle. La philosophie, dit Léo Strauss naît avec la découverte de la nature. Dans Droit naturel et histoire, s’interrogeant sur l’origine du droit naturel, Strauss écrit : « La notion de droit naturel est nécessairement absente tant que l’idée de nature est ignorée. Découvrir la nature est l’affaire du philosophe. » (Droit naturel et histoire, p.83) Et il ajoute :

La philosophie, par opposition au mythe, vint à exister lorsqu’on découvrit la nature ; le premier philosophe fut le premier homme qui découvrit la nature. L’histoire de la philosophie n’est autre chose que l’histoire des efforts incessants de l’homme pour arriver à saisir toutes les implications de cette découverte fondamentale que nous devons à quelque grec obscur, il y a deux mille six cents ans ou plus. (op. cit., p. 84)

La nature s’oppose au nomos, la loi, la convention, on pourrait même traduire par « construction sociale » si on voulait vraiment faire moderne ! Mais pour les premiers philosophes grecs, il s’agit au contraire d’introduire une différence entre deux ordres de phénomènes qui étaient rassemblés sous le nom de coutume :

  • Les chiens ont coutume d’aboyer, mais ici c’est la nature qui va être introduite ;
  • Les Athéniens ont coutume de se rendre sur l’agora, et ici c’est bien de la coutume, des mœurs, le domaine propre de l’ethos et du nomos. Et cette coutume pourra être contestée quand on cessera de penser que la coutume est bonne parce que vieille et que l’on cherche l’origine première des choses.

Ernst Bloch dans Droit naturel et dignité humaine soutient sur ce point des thèses fortes plutôt convaincantes. La philosophie oppose la nature à ce qui résulte des conventions humaines. Bloch enrôle tous les premiers philosophes grecs dans les défenseurs du droit naturel. Les sophistes opposent la phusis au nomos. Mais c’est vrai au fond de toutes les grandes écoles philosophiques grecques. De fait, les conventions sont variables et dépendent largement du hasard, des circonstances, de l’arbitraire des groupes humains, alors que la nature existe d’elle-même, manifeste sa propre nécessité. Beaucoup de philosophes grecs ou latins utilisent la nature comme arme critique contre les conventions. Les hommes peuvent toujours inventer toutes sortes de fariboles, la nature des choses finit par s’imposer.

« Nous avons été sevrés de nature », dit le géographe et philosophe Augustin Berque. De fait le monde moderne considère la nature seulement comme ce sur quoi doit s’exercer l’ingéniosité humaine, comme matière à modeler selon nos propres projets. L’artifice est l’essence de la modernité : des produits de synthèse aux machines qu’on voudrait intelligentes, il y a une ambition qui est aussi le moteur idéologique de l’accumulation du capital : en finir avec la nature ! Et par la même occasion, en finir avec la nature humaine. Dans L’idéologie allemande Marx rappelle que l’homme produit non seulement ses conditions matérielles d’existence, mais il produit en même temps sa propre vie et, ce faisant, il transforme sa propre nature comme le résultat de sa propre activité, de sa praxis. Ainsi Marx semble souvent partager cette ambition prométhéenne qui est propre au mode de production capitaliste. On pourrait montrer qu’il ne faut pas s’en tenir aux propos du jeune Marx et que l’homme mûr, écrivant Le Capital a une approche plus nuancée et plus « dialectique » du rapport entre l’homme et la nature… Mais c’est une autre histoire.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une étrange contradiction. D’un côté, la préoccupation de la nature, rebaptisée souvent « environnement », semble dominante. Il faut protéger les bêtes et les plantes, la fameuse « biodiversité », il faut « sanctuariser » les sites naturels et organiser la « transition écologique », « décarboner » les activités humaines, etc. Mais dans le même temps, jamais la « haine de la nature » n’a été aussi forte, aussi radicale et aussi systématique. Christian Godin a consacré un livre à ce sujet. Dans l’article dont on trouve ici le lien, je rappelais les analyses de la « honte prométhéenne » de Gunther Anders. Je voudrais aujourd’hui insister sur un autre aspect. Dans la foulée du « déconstructionnisme », invention de Heidegger et Derrida, on s’est mis à déconstruire les « stéréotypes » au point de considérer toutes les relations humaines comme des « constructions sociales ». Dans les sociétés humaines, il n’y aurait plus de phusis mais seulement du nomos. Nous avons appris, au cours des deux ou trois dernières décennies, dans la suite des écrits de Judith Butler (Trouble dans le genre) que la différence des sexes elle-même n’est pas naturelle mais relève de la construction sociale. Qu’une telle aberration puisse avoir envahi les universités et les médias ne laissera pas d’étonner les générations futures (s’il y en a !). Une fois qu’on a admis le dogme central foucaldo-butlerien, on passe aisément à la suite : chacun peut être homme ou femme ou tout ce que l’on veut à sa convenance et on n’a aucune raison d’obéir aux disciplines du corps imposées par la société phallo-logocentrée (Derrida). Et comme nous sommes désormais « comme maîtres et possesseurs de la nature », la technique médicale permet de fabriquer des hommes à partir de femmes et l’inverse. On peut aussi prétendre que deux hommes ou deux femmes peuvent ensemble avoir des enfants, via la PMA-GPA. La toute-puissance, la folie de la toute-puissance peut se déployer sans entrave pourvu qu’on en ait les moyens. Les usines à mères porteuses d’Ukraine ou d’Inde fabriquent les bébés qui viennent satisfaire les fantasmes de l’Occident opulent. Les tripatouillages des médecins mercenaires, des nouveaux John Money (voir mon papier sur le sujet) sont transformés en œuvres humanitaires bienveillantes pour ceux qui éprouvent une « dysphorie de genre ». L’arrière-salle de la négation postmoderne de la nature n’est pas très belle à voir.

Il y a certes de nombreux stéréotypes sociaux, qui conditionnent les comportements des hommes et des femmes. Mais on a fort exagéré les différences construites entre les groupes humains, on a fort exagéré la part de la culture, en oubliant que, pour Lévi-Strauss par exemple, les règles de la parenté sont le lieu où s’articulent nature et culture. En oubliant aussi que quelqu’un comme Lévi-Strauss, en bon rousseauiste, ne cherche nullement à montre que tout est « construction sociale », que « tout est culture », mais bien plutôt à retrouver la nature humaine elle-même.

Car évidemment, rien ne peut être « contre nature ». La loi de la nature est dure, mais c’est la loi. Les hommes ne mettent pas au monde des enfants. Seules les femmes disposent de ce redoutable privilège. Pour satisfaire les fantasmes gays, il faut réduire les femmes à de simples moyens, organiser leur totale aliénation et les violer — même si on prétend que c’est avec leur consentement. Bien peu nombreuses sont les féministes qui s’intéressent à cette question et dénoncent cette transformation des femmes en esclaves qu’organisent les entrepreneurs de GPA et leurs clients. Une main aux fesses leur semble généralement plus grave ! Effectivement, quand on a admis et revendiqué la « PMA pour toutes », la GPA devient très logique. Aux États-Unis, une femme de 61 ans a porté l’enfant de son fils « marié » à un homme et qu’il s’était procuré les gamètes femelles nécessaires. La mère devenue mère du fils de son fils, Sophocle n’avait pas pensé à cela ! Normalement, si les Anciens ont vu juste, la peste doit s’abattre sur les États-Unis !

Mais pas plus qu’un homme ne peut accoucher, on ne peut transformer un homme en femme ou, cas le plus fréquent, une femme en homme. XX et XY : on ne peut changer ça. Et c’est ainsi qu’on voit des enfants naître d’une mère barbue et dépourvue de seins, par exemple. La rupture dramatique du lien généalogique fondamental prépare une société folle. Dès le plus jeune âge, on éduque les enfants à la lutte contre l’homophobie et la transphobie, en même temps qu’on les invite à se soucier de la nature. On a donc décidé de les faire devenir schizophrènes dès que c’est possible.

On arguera que cette folie ne concerne en pratique qu’une mince couche de la société, prise dans CPIS et les gens fortunés. Il est vrai que l’immense majorité des adultes de nos sociétés continuent de chercher les bras d’une personne du sexe opposé et, si affinités, de faire des enfants par la bonne vieille méthode éprouvée. Mais ceux-là, les belles gens les classeront tôt dans les « beaufs » irrécupérables et on devra éprouver la honte prométhéenne de n’être pas un produit de la technoscience médicale.

Il serait sans doute utile de retravailler pour en tirer des conséquences morales le bon vieux précepte stoïcien : « en toutes choses suivre la nature ».

Le 7 juillet 2022

 

 

Il n'y a pas de politique scientifique

 Le «   socialisme scientifique   » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...