Si on admet qu’il n’y a pas de « lois de l’histoire » et encore moins de « sujet révolutionnaire » (il faudrait revenir sur le « sujet révolutionnaire », car le vrai sujet révolutionnaire est la marchandise), alors quelles raisons demeurent pour prendre le parti des plus pauvres, des opprimés et des exploités ? Quelles raisons demeurent pour lutter contre le capitalisme et défendre l’avènement d’une société « socialiste » ?
Une première raison pourrait être que l’irrationalité du mode
de production capitaliste le condamne à terme : le capital détruit les
deux sources de la richesse qui sont la Terre et le travail. Cette affirmation
de Marx trouve à notre époque des confirmations dramatiques et l’idée que l’avenir
même de l’humanité est en jeu si nous continuons la course folle au
développement des « forces productives » est aujourd’hui très largement
partagée. Cependant cet argument rencontre au moins trois objections.
La première de ces objections est que le mode de production
capitaliste a montré des ressources souvent insoupçonnées pour se tirer d’un
mauvais, même si le prix à payer en fut lourd. Le « réchauffement climatique »,
par exemple pourrait être aubaine : de nouvelles routes maritimes s’ouvriraient
par le Pôle Nord, les immenses surfaces de la Sibérie pourraient être cultivées
ce qui compenserait la transformation des régions tropicales et équatoriales en
déserts brûlants. On peut aussi imaginer que la très hypothétique maîtrise de
la fusion nucléaire donnerait au capital l’envol pour une nouvelle phase d’accumulation.
On pourrait aussi remplacer l’agriculture par le chimie et subvenir aux besoins
d’une vaste population. Et ainsi de suite. Bref, le mode de production
capitaliste ne tombera jamais de lui-même en vertu d’on ne sait trop quelle
justice immanente.
La deuxième objection tient en ceci : un gouvernement autoritaire
mondialisé pourrait être une solution aux menaces qui pèsent sur la planète. C’était
la thèse soutenue par l’un des maîtres à penser de l’écologie radicale, Hans Jonas.
Le gouvernement chinois a montré son aptitude à engager « la transition
énergétique », selon ses propres modalités. Pour tous les gouvernements du
monde, l’épidémie de Covid 19 fut une sorte d’exercice grandeur nature sur la
manière de contrôler les populations.
Le troisième objection est que les motivations purement
rationnelles sont tout à fait insuffisantes. L’irrationalité du système est un
argument peu parlant pour l’immense majorité des gens qui se débattent dans les
difficultés, parfois au ras de la survie. Les classes moyennes cultivées
peuvent être sensibles à ce genre d’argument, mais l’accord théorique a du mal
à entraîner un militantisme pratique décidé !
Il ne reste donc pour choisir « le camp des pauvres et des opprimés »
que des raisons morales. L’indignation que provoque l’injustice est un puissant
moteur politique. La guerre des paysans en Allemagne, menée par Thomas Münzer combina
la révolte intellectuelle de ce disciple désobéissant de Martin Luther et la révolte
élémentaire des paysans plongés dans la misère par la cupidité des seigneurs. Si
on suit l’itinéraire du jeune Marx, on peut voir que ce n’est pas l’analyse du mode
de production capitaliste qui le conduit au communisme, mais la solidarité avec
les pauvres qui se heurtent aux lois iniques contre le ramassage du bois. L’analyse
théorique, « froide », vient pour donner des armes intellectuelles à un choix
moral et politique antérieur. Les marxistes qui affirment qu’ils ne combattent pas
le capitalisme pour des raisons morales sont soit des bravaches, soit des
imbéciles. À moins que cela n’explique pourquoi tant de jeunes « marxistes »
deviennent des vieux bourgeois satisfaits.
Le Capital et le Sermon sur la montagne, voilà
deux bonnes raisons d’être « socialiste » ou « communiste ». Voilà qui nous
rappelle « la force de la morale » (pour reprendre le titre du livre écrit avec
Marie-Pierre Frondziak).
Le 9 juin 2022