jeudi 26 novembre 2009

Le cauchemar de Marx (recension)

Recension parue dans Actuel Marx par Tony Andréani

Denis Collin, Le cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ? Editions Marx Milo, 2009, 318 p.

Auteur de nombreux ouvrages de philosophie (notamment La théorie de la connaissance chez MarxQuestions de La matière et l’esprit), de philosophie politique (  et justice sociale), d’essais politiques (L’illusion plurielleLa fin du travail et la mondialisation,), chroniqueur infatigable de l’actualité politique et sociale (sur le site La sociale), Denis Collin s’attaque, dans son dernier livre, à la grande question à laquelle devraient s’affronter tous les héritiers du marxisme : pourquoi le capitalisme paraît-il une ‘histoire sans fin’, pourquoi le « mouvement réel » n’a-t-il nullement enfanté cette société communiste qu’il semblait, d’après Marx, porter dans ses entrailles ?
Le paradoxe est en effet énorme. Les analyses de Marx sont aujourd’hui encore l’instrument le plus puissant, le plus acéré, pour comprendre la crise majeure que connaît le capitalisme. Collin le montre avec précision et rigueur dans la première partie de son livre, quand il reprend les pages extraordinaires de Marx sur les contre-tendances à la baisse du taux ce profit ou quand il met l’accent sur la théorie de la suraccumulation du capital. Alors il faut expliquer pourquoi le capitalisme néo-libéral a pu prendre un tel essor, et là Denis Collin touche juste : en faisant miroiter l’abondance, en exploitant le désir de liberté tant comprimé par le taylorisme et d’autres disciplines sociales, en révolutionnant en permanence techniques et modes de vie, le capitalisme a repoussé ses limites, abondé dans le fétichisme, créé un nouvelle religion de la marchandise avec la publicité désormais placée au cœur de son fonctionnement.  Tel est le « c      auchemar » de Marx : la dictature du prolériat est devenue celle des fonds de pension.
Or, entre temps, il y a eu ‘les illusions mortelles’ du socialisme et du communisme du siècle passé. C’est l’objet de la deuxième partie du livre, où Denis Collin tente un bilan, particulièrement sévère, de ces expériences, avec des thèses provocantes, appuyées sur de nombreux repères historiques. La social-démocratie n’a en fait, selon lui, jamais voulu dépasser le capitalisme : c’est justement dans la mesure où ces partis étaient des partis ouvriers qu’ils se sont contentés ‘d’organiser l’intégration des ouvriers au sein du mode de production capitaliste’, avant de les délaisser pour défendre les classes moyennes. Quant au ‘socialisme réel’, son échec ne vient pas de ce que la révolution a été prématurée (comment pouvait-elle avoir lieu autrement que dans des maillons faibles du système capitaliste mondial ?), mais de ce qu’il s’est nourri des illusions du communisme selon Marx, partant de l’idée que le développement du salariat conduisait au communisme, alors que le salariat signifiait tout autant la concurrence entre salariés, croyant que la classe dominée, parvenue au pouvoir, ne connaîtrait plus la domination, alors qu’elle a accouché d’une élite de permanents, d’experts et de bureaucratie qui l’a dominée d’une autre façon, et maintenant que que l’Etat pourrait dépérir, alors qu’il ne faisait que le renforcer. A partir de là, Denis Collin revient sur la nature de l’URSS : « ni capitalisme d’Etat, ni socialisme, ni communisme », mais un Etat centralisé, essayant de mettre en œuvre une impossible planification. Cette partie, qui  comporte des arguments très forts (tels que la grande faiblesse de la théorie marxienne de l’Etat, qui certes ne dénie pas l’existence de fonctions d’intérêt général dans le communisme, mais leur retire, avec l’abolition des classes, tout caractère politique), est un peu moins convaincante. L’histoire de la social-démocratie fut plus contrastée. Le « socialisme réel », qu’on ne peut se contenter de caractériser de manière négative, a bel et bien, selon moi, suivi une trajectoire différente de celle du capitalisme et comporté, par-delà des illusions mystificatrices, des éléments de communisme, il est vrai déformés, et les socialismes du XX1° siècle ou bien en gardent des traces, ou bien en renouvellent la perspective. Quoiqu’il en soit, il est bien vrai que l’avenir est sombre.
D’où tout l’intérêt de la troisième partie du livre, intitulée « Comment sortir du cauchemar : le communisme avec ou sans Marx ». Bien qu’il ne s’agisse que d’une esquisse, cette partie est passionnante. Il faut d’abord féliciter Denis Collin d’asseoir le communisme du possible sur une base anthropologique nouvelle, rejoignant tout un courant de pensée qui se fait jour aujourd’hui (par exemple dans un livre comme La dissociété, de Jacques Généreux, bien que ce dernier ne soit pas mentionné), ainsi que sur des principes moraux, qui, loin de s’éloigner de la nature humaine, s’ancrent en elle et donnent toute leur force aux révoltes anti-capitalistes, par exemple dans les revendications concernant la dignité des personnes. Ensuite on peut se retrouver dans les grands traits de ce qu’il appelle un communisme non utopique (avec la reprise des principes de la République, les références à des organisations de travail associé, et une très intéressance discussion sur une autre croissance allant de pair avec des décroissances). Il s’agit dans tous les cas non d’annuler des contradictions profondes, puisqu’elles sont de nature anthropologique, mais de les assumer. Cette repensée, qui n’en est qu’à ses débuts, serait plutôt, selon moi, à inscrire dans la perspective d’un nouveau socialisme que dans celle, devenue sujette à mésinterprétation, du communisme, mais c’est là une question finalement secondaire.
Ce livre, qu’on le critique ou non, est le livre courageux et lucide dont nous avions besoin. Il reste à espérer qu’il suscitera le débat qu’il mérite.


mercredi 25 novembre 2009

Sur la logique de Hegel

Lecture de la science de la logique.

Ces notes écrites en vue d'expliquer un extrait de l'addendum 24 du concept préliminaire de la logique de Hegel (in Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé) font partie d'un projet de lecture commentée de l'ensemble de ce texte, projet que j'ai entrepris mais que je livrerai un peu plus tard.

Extrait

On dit ordinairement que la Logique a affaire seulement à des formes et doit emprunter leur contenu ailleurs. Les idées logiques ne sont cependant pas un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, mais tout autre contenu est seulement un « seulement » vis-à-vis d'elles. Elles sont le fondement étant en et pour soi de tout. - Il faut déjà se tenir à un niveau élevé de la culture pour diriger son intérêt sur de telles déterminations pures. Leur étude menée en et pour elle-même a ce sens en plus, que nous dérivons de la pensée elle-même ces déterminations et voyons d'après elles-mêmes si elles sont des déterminations vraies. Nous ne les accueillons pas de l'extérieur ni ne les définissons ou montrons leur valeur et leur validité en les comparant avec l'aspect selon lequel elles se présentent dans la conscience. Car nous partirions de l'observation et de l'expérience et dirions par exemple : le terme de force, nous avons coutume de l'employer là et pour cela. Une telle définition, nous la qualifions alors d'exacte, si elle s'accorde avec ce qui de son ob-jet se trouve dans notre conscience ordinaire. De cette manière, cependant, un concept n'est pas déterminé en et pour soi, mais d'après une présupposition, laquelle présupposition est alors le critère, la mesure de référence de l'exactitude. Nous n'avons cependant pas à employer une telle mesure de référence, mais à laisser faire pour elles-mêmes les déterminations vivantes en elles-mêmes. Le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne peut que rarement se présenter à la conscience ordinaire, car elles semblent recevoir leur vérité seulement dans leur application à des ob-jets donnés, et il n'y aurait d'après cela aucun sens à s'interroger sur leur vérité en dehors de cette application. Mais ce problème est précisément ce qui importe. A ce sujet, on doit, il est vrai, savoir ce qu'il faut entendre par « vérité ». Habituellement, nous nommons « vérité » l'accord d'un ob-jet avec notre représentation. Nous avons dans ce cas comme présupposition un ob-jet auquel la représentation que nous en avons doit être conforme. – Au sens philosophique, par contre, vérité signifie, si on l'exprime d'une façon générale abstraitement, accord d'un contenu avec lui-même. C'est là ainsi une tout autre signification du terme « vérité » que celle qui a été mentionnée précédemment. Au reste, la signification plus profonde (philosophique) de la vérité se trouve en partie aussi déjà dans l'usage de la langue. Ainsi, par exemple, on parle d'un vrai ami et l'on entend par là un ami dont la manière d'agir est conforme au concept de l'amitié; de même, on parle d'un vrai chef-d'œuvre. Non-vrai a alors le même sens que mauvais, inadéquat en soi-même. En ce sens un mauvais État est un État non-vrai, et ce qui est mauvais et non-vrai, d'une façon générale, consiste dans la contradiction qui se rencontre entre la détermination ou le concept et l'existence d'un ob-jet. D'un mauvais ob-jet de ce genre nous pouvons nous faire une représentation exacte, mais le contenu de cette représentation est quelque chose de non-vrai en soi-même. De telles pensées exactes, qui sont en même temps des non-vérités, nous pouvons en avoir beaucoup dans la tête. - Dieu seul est l'accord véritable du  concept et de la réalité; mais toutes les choses finies ont en elles-mêmes une non-vérité, elles ont un concept et une existence, mais qui est inadéquate à leur concept. C'est pourquoi elles doivent aller au fondement", ce qui manifeste l'inadéquation de leur concept et de leur existence. L'animal en tant qu'être singulier a son concept dans son genre, et le genre se libère de la singularité par la mort.
La considération de la vérité dans le sens explicité ici, celui de l'accord avec soi-même, constitue l'intérêt propre du logique. Dans la conscience ordinaire, le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne se présente pas du tout. La tâche de la Logique, on peut aussi l'exprimer en disant qu'en elle les déterminations-de-pensée sont considérées pour autant qu'elles sont capables de saisir le vrai. Le problème porte ainsi sur le point de savoir quelles sont les formes de l'infini et quelles sont les formes du fini. Dans la conscience ordinaire, on ne voit rien de mal dans les déterminations-de-pensée finies et on les laisse valoir sans plus. Mais toute illusion vient de ce que l'on pense et agit selon des déterminations finies.
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Logique, add § 24, II, trad. Bourgeois.

Explication

Quelques mots sur le statut de ce texte. L’Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé, telle qu’elle est publiée dans l’édition Bourgeois (Vrin) est écrite sur trois niveaux. Le texte lui-même constitué de paragraphes brefs: il s’agit d’un abrégé et seul l’enchaînement des concepts doit être montré. On a ensuite des remarques, écrites par Hegel aux fins d’explicitation du texte et placées là à titre pédagogique. Hegel les qualifie lui-même d’exotériques. Enfin les addenda qui sont les notes de cours des élèves de Hegel. Là c’est le professeur Hegel qui n’écrit pas mais parle. L’addendum 24 fait partir de cette dernière catégorie, et cela pourrait donner une première explication du caractère apparemment très répétitif du texte.
L’extrait que nous devons maintenant expliquer en détail de prime abord bat en brèche l’idée bien connue, celle que nous-mêmes avons coutume de répéter à nos élèves : la logique n’est qu’un organon, un outil pour la pensée, mais la matière de la pensée est ailleurs. La logique permet de s’assurer de la validité des raisonnements et non de la vérité des conclusions, et ainsi de suite. Synthétisant toute une tradition, Kant présente clairement la logique comme la simple forme de la pensée, indépendamment de sa matière. On peut citer ici la CRP : « il est également clair qu’une logique, en tant qu’elle expose les règles universelles et nécessaires de l’entendement, doit présenter dans ces règles mêmes des critères de la vérité. Car ce qui les contredit est faux puisque l’entendement s’y met en contradiction avec les règles universelles de sa pensée, c’est-à-dire avec lui-même. Mais ces critères ne concernent que la forme de la vérité, c’est-à-dire de la pensée en général ; et s’ils sont, à ce titre, tout à fait justes, ils ne sont pas suffisants. En effet une connaissance a beau être tout à fait conforme à la forme de la logique, c’est-à-dire ne pas se contredire elle-même, elle peut cependant toujours contredire l’objet. Le critère purement logique de la vérité, à savoir l’accord d’une connaissance avec les lois universelles et formelles de l’entendement et de la raison, et donc bien la condition sine qua non, et par conséquent la condition négative de toute vérité ; mais la logique ne saurait aller plus loin, et l’erreur qui atteint non la forme, mais le contenu, la logique ne peut la découvrir au moyen d’aucune pierre de touche. » (Kant : Critique de la raison pure. Introduction à la logique transcendantale) Simple forme, condition nécessaire mais non suffisante, « condition toute négative de la vérité » : toutes ces expressions vont dans le même sens. On pourrait rappeler aussi quelle piètre estime Descartes portait à la logique en tant que telle, tout juste bonne à exposer ce que l’on sait déjà. Seule voix discordante, ou presque, dans cette tradition, celle de Spinoza qui fait de l’accord de la raison avec elle-même le critère le plus fondamental de la vérité. Et bien sûr sur ce point comme sur beaucoup d’autres, c’est la voie qui suit Hegel qui reprend d’une autre manière et en l’approfondissant ce que nous avons déjà pu lire dans l'Éthique.

Les idées logiques

GWFH : On dit ordinairement que la Logique a affaire seulement à des formes et doit emprunter leur contenu ailleurs. Les idées logiques ne sont cependant pas un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, mais tout autre contenu est seulement un « seulement » vis-à-vis d'elles.
Ce début énonce sous la forme rugueuse hégélienne la thèse (qui est en vérité celle de tout le §24 et pas seulement l’extrait de l’addendum que nous avons à comprendre). La première phrase se comprend d’elle-même. On vient d’en parler à l’instant. Mais la bizarrerie arrive immédiatement après. La construction eût voulu que la deuxième phrase, en contrepoint de la première énonce quelque chose au sujet de la Logique. Mais ce n’est pas du tout le cas. Hegel introduit une catégorie un peu spéciale. Il parle d’idées logiques (logischen Gedanken). On comprend ce que sont les formes logiques (les formes canoniques du syllogisme par exemple, et tout attirail de la « logistique » depuis les Stoïciens jusqu’à Wittgenstein par exemple). Mais les idées logiques ne sont pas les formes logiques et c’est d’autant plus évident que dans la même phrase Hegel parle aussi de formes et que les idées logiques sont explicitement opposées aux formes. Une idée (logique ou pas) est une idée parce qu’elle a un contenu. La phrase un peu tarabiscotée qui suit explicite un peu mieux tout cela – tarabiscotée mais la traduction suit fidèlement le texte – c’est même le propre de la traduction Bourgeois, suivre aussi près que possible le texte allemand. Le chiasme selon lequel elle est construite souligne encore cette opposition idée logique/formes. Les idées logiques ne sont pas un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, ce que sont, au contraire, les formules de la logique traditionnelle. Ainsi si j’écris « Tous les F sont des G » et « Tous les G sont des H » et donc « Tous les F sont des H », peu importe ce qui instancie F,G et H. Vous pouvez y mettre à la place de F, G et H, Alice, les animaux qui mangent des oeufs et les serpents, et vous obtenez un des fameux exercices de logique tirés du livre de Lewis Carroll. Mais précisément, Hegel nous dit: ce n’est pas de cela qu’il s’agit et par conséquent quand il parle d’idées logiques cela n’a rien à voir avec ce dont parle la logique traditionnelle. Et donc la logique de Hegel n’est pas la logique traditionnelle et pas pour les raisons que l'on donne parfois quand on parle trop vite – Bertrand Russell qui a eu sa phase hégélienne dans sa jeunesse dit quelque part à peu près ceci : si Hegel rejette la logique formelle, celle qui est fondée sur le principe d’identité, ce n’est pas qu’il veut dire que A est non A, mais plutôt parce qu’il pense que l’esprit à autre chose à faire que s’occuper de ce genre de propositions triviales … Bien que Russell dise cela sur le ton de la plaisanterie, il y a quelque chose de vrai là-dedans. La logique hégélienne s’occupe de ces « idées logiques » qui sont autre chose qu’« un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, mais tout autre contenu est seulement un « seulement » vis-à-vis d'elles. »
Cela veut dire quoi ? Dans la logique traditionnelle – la logique formelle – la forme est une enveloppe extérieure au contenu qui est donné de manière extra-logique. Par exemple dans notre syllogisme carrollien extrait d’Alice, ce n’est pas la logique des propositions qui vous apprend qu’il existe des animaux qui ne sont pas des serpents mais néanmoins mangent des œufs. Ce qui vous l’apprend, c’est seulement l’expérience empirique.
Plus sérieusement, si on veut comprendre pourquoi la logique chez Kant n’est qu’un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, c’est parce que Kant soutient cette thèse horripilante du caractère extra-logique de l’expérience sensible. Je m’explique. Pour Kant comme pour les empiristes, le réel, d’un certain point de vue échappe à toute démarche rationnelle : on peut logiquement démontrer la possibilité ou l’impossibilité de quelque chose. « Une fourmi de 18 mètres, avec un chapeau sur la tête », ça n’existe pas ! ça n’existe pas parce que, sur terre, un tel animal serait écrasé au sol par la pesanteur. Mais une licorne, ça peut exister – par exemple un rhinocéros peut faire une licorne convenable quoique moins séduisante que les licornes des fables. La réalité ou l’irréalité de la licorne n’est pas une affaire de logique, mais quelque chose qui renvoie à l’hétérogénéité de l’être et de la raison, cette idée qui, selon moi, constitue le véritable nerf de la Critique de la Raison Pure, son « anti-idéalisme » radical. À l’inverse, Parménide, Platon, Descartes et Hegel le disent et le répètent : c’est la même chose que penser et être et Kant leur rétorque obstinément que non, ce n’est pas du tout la même chose que penser et être. Voilà pourquoi, par exemple, Colletti qui est un vigoureux partisan de la rupture entre Marx et Hegel, soutient que le seul philosophe classique allemand chez qui on peut trouver un peu de matérialisme est Kant (voir Le marxisme et Hegel, éditions Complexe).
Revenons maintenant à notre texte. Si Hegel prend pour cible cette idée qu’on pourrait penser les contenus (la matière) indépendamment de la forme logique (le « seulement »), c’est précisément parce qu’il n’accepte pas l’hétérogénéité de la pensée et de l’être. Et voilà pourquoi il inverse la proposition et affirme que le contenu que l'on pourrait affecter à la logique est un « seulement », quelque chose finalement qui peut être relié à cette idée logique mais sans nécessité. Autrement dit, ces idées logiques, elles peuvent être considérées en elles-mêmes ou relativement à un contenu quelconque ; elles peuvent donc être considérées sous l’angle de leurs déterminations intrinsèques ou relativement à leurs propriétés extrinsèques, celles qui découlent de leur lien avec un contenu. J’emploie cette terminologie non-hégélienne à dessein. On aura reconnu la terminologie spinozienne et il me semble que le lien s’impose quand on lit ces premières phrases. J’essaierai de justifier cela un peu plus loin.
Continuons.
Elles [les idées logiques] sont le fondement étant en et pour soi de tout.
La logique, on le voit à nouveau très clairement, ne s’occupe pas seulement (et peut-être même pas du tout) de la forme des raisonnements ou de la validité des démonstrations. Elle conduit au fondement de tout ! Le fondement de tout, qui est « en et pour soi », il est facile à reconnaître: il s’appelle Dieu. Et il est fondement de tout parce qu’il est cause de soi, c’est-à-dire que son essence enveloppe son existence et ainsi de suite. Je fais un clin d’oeil à Spinoza. Mais ce n’est pas à lui que Hegel fait un clin d’œil – bien qu’il pense certainement aussi à lui – mais c’est à l’évangile de Jean qu’on pense nécessairement. Ce « fondement de tout » qui se présente sous forme logique, on en parle dans l’évangile johannique : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu. Il était au commencement près de Dieu. Toutes choses ont été faites par lui et sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été en lui était vie et la vie était la lumière des hommes. (…) Et le Verbe s’est fait chair et il a dressé sa tente parmi nous. » Il y aurait ici tout un travail à faire pour montrer le lien entre l’évangile de Jean, le Faust de Goethe, la Phénoménologie et la science de la Logique. Ernst Bloch (voir Sujet-objet, éclaircissements sur Hegel, Gallimard) a montré l’analogie entre la Phénoménologie et le Faust. Or Faust se confronte avec ces premiers versets de l’évangile de Jean. Mais laissons cette étude littéraire de côté. Ce logos qui est au fondement de tout, il est triple: le Verbe est auprès de Dieu et se fait chair dans le Fils. Les idées logiques qui sont, étant en soi et pour soi le fondement de tout, on peut donc supposer qu’il s’agit d’abord de la trinité, forme fondamentale de toute pensée. On est donc plongé ici d’un seul coup de la logique dans la métaphysique hégélienne et l’on peut toucher du doigt ou au moins entrevoir cette thèse fondamentale de l’identité de la logique et de la métaphysique.
Il faut déjà se tenir à un niveau élevé de la culture pour diriger son intérêt sur de telles déterminations pures.
Les idées logiques sont donc des « déterminations pures ». « Pures », cela doit s’entendre comme « non liées à quelque représentation que ce soit », « pures » de telle sorte. Nous avons d’abord des représentations, des sensations, des perceptions, des intuitions, qui sont progressivement déterminées. La détermination pure est donc le résultat du travail de la pensée quand la détermination est dégagée de ce qui, au départ l’avait suscitée. La culture consiste justement à s’élever vers ces déterminations pures. Pour comprendre cela, on peut prendre un exemple. Les enfants apprennent sans doute les éléments de mathématiques à partir de représentations (on apprenait à compter avec des bûchettes, par exemple), mais quand on commence à devenir mathématicien, ces représentations disparaissent et on n’a plus que des « déterminations de pensée » pures. Je peux encore associer le nombre deux à deux tables, deux chaises, etc. mais ou aleph-0, je ne peux les associer à aucune représentation. Ce sont des déterminations de pensée pures et quand je calcule, c’est-à-dire quand j’enchaîne ces déterminations de pensée pures, ces « idées logiques », tout se passe comme si la main et le crayon couraient seuls sur le papier. Dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, Leibniz évoque «  dans les occasions où les sens n'agissent guère, la plupart de nos pensées sont sourdes pour ainsi dire (je les appelle cogitationes caecas en latin), c'est-à-dire vides de perception et de sentiment, et consistant dans l'emploi tout nu des caractères comme il arrive à ceux qui calculent en algèbre sans envisager que de temps en temps les figures géométriques et les mots font ordinairement le même effet en cela que les caractères d'arithmétique ou d'algèbre. On raisonne souvent en paroles, sans avoir presque l'objet même dans l'esprit. » La pensée pense et c’est tout. Et cette pensée « abstraite » – abstraite seulement de représentation, d’intuition, de sensation – n’est pas une simple forme. Elle est vraie et son caractère apodictique est d’autant plus incontestable qu’elle est abstraite, de la même manière que le théorème de géométrie est vrai dès lors qu’on ne fait plus référence à rien de sensible, à rien qui renvoie à la perception de la figure dessinée au tableau.

La vérité. Critique de la vérité-correspondance

Ce caractère aprioriste de la vérité est développé tout de suite après :
Leur étude menée en et pour elle-même a ce sens en plus, que nous dérivons de la pensée elle-même ces déterminations et voyons d'après elles-mêmes si elles sont des déterminations vraies.
Disons cela autrement : la vérité des déterminations de la pensée ne provient pas d’on ne sait quelle correspondance avec un réel qui lui serait extérieur mais bien de son mouvement interne et c’est seulement d’après ce mouvement interne que la vérité peut être établie. Une pensée vraie contient donc en elle-même, abstraction faite des représentations, sentiments, intuitions, etc., toutes les caractéristiques intrinsèques d’une pensée vraie. Une fois encore je tords le texte de Hegel vers Spinoza, parce qu’il s’agit exactement de la même chose ! [Une remarque en passant : en relisant Spinoza à partir de Hegel, en changeant donc nos points de vue habituels qui consistent à le lire à partir de Descartes, on peut mesurer combien sont erronées les propositions qui définissent le spinozisme comme un « monisme », voire comme un « monisme matérialiste », autant que celles qui défendent le « parallélisme »].
Et si l’on n’avait pas compris, Hegel insiste :
Nous ne les accueillons pas de l'extérieur ni ne les définissons ou montrons leur valeur et leur validité en les comparant avec l'aspect selon lequel elles se présentent dans la conscience.
La vérité, c’est la logique des déterminations-de-pensées (cette logique dont il faut se rappeler qu’elle est découverte sous sa forme achevée dans l’évangile de Jean, la logique triadique) et non quelque correspondance entre les concepts et les représentations qui se trouveraient dans la conscience. Suit un exemple :
Car nous partirions de l'observation et de l'expérience et dirions par exemple : le terme de force, nous avons coutume de l'employer là et pour cela. Une telle définition, nous la qualifions alors d'exacte, si elle s'accorde avec ce qui de son ob-jet se trouve dans notre conscience ordinaire.
Cette illustration apporte quelque chose auquel nous devons faire attention. La théorie de la vérité-correspondance, la doctrine classique de la vérité donc, repose sur l’accord entre la définition (abstraite) et « ce qui de son ob-jet se trouve dans la conscience ordinaire ». Bourgeois écrit « ob-jet » pour traduire Gegenstand – et réserve « objet » pour « Objekt ». L’ob-jet, c’est ce qui se tient en face, en face dans la conscience ordinaire et il y a un bien toujours quelque chose qui se tient de la conscience ordinaire, une représentation puisque c’est de là que part le mouvement de la pensée chronologiquement.
Mais on voit tout de suite que le rapport entre la pensée l’ob-jet qui se trouve dans la conscience ordinaire est en même temps inessentiel, car l’essentiel c’est le rapport de la pensée avec elle-même, en et pour elle-même. Voilà pourquoi :
De cette manière, cependant, un concept n'est pas déterminé en et pour soi, mais d'après une présupposition, laquelle présupposition est alors le critère, la mesure de référence de l'exactitude.
Un concept doit donc se déterminer en et pour lui-même et non d’après une présupposition qui lui serait extérieure. Car si ce n’était pas le cas, nous ne pourrions jamais atteindre de savoir absolu, nous resterions prisonniers de catégories figées et conditionnées de l’entendement. Bref on tomberait dans l’empirisme ou ses dérivés (dont la philosophie critique kantienne fait sans doute partie du point de vue hégélien). Il faudrait ici définir ce qu’est une présupposition. Une supposition est une hypothèse (si on se contente de traduire le grec en latin). Une présupposition au sens de Hegel n’est pourtant pas une hypothèse préalable. Une présupposition est une Voraussetzung. Une Aussetzung est une exposition, une révélation (ou encore une reddition !) : ce qui était dedans, je le mets dehors. Une Voraussetzung, c’est qui est exposé en premier, ce qui vient devant ; on pourrait traduire par « prémisse ». La représentation vient en premier dans le développement qui se passe dans la conscience ordinaire.
Nous n'avons cependant pas à employer une telle mesure de référence, mais à laisser faire pour elles-mêmes les déterminations vivantes en elles-mêmes.
Le concept se détermine donc en quelque sorte de l’intérieur et non dans le rapport à quelque chose qui est « présupposé », c’est-à-dire posé en dehors du mouvement propre de la pensée pensante. « Laisser faire pour elles-mêmes les déterminations vivantes en elles-mêmes » : pour les raisons même que ce texte ne cesse d’exposer, les déterminations ne sont extérieures au concept. Elles sont elles-mêmes « vivantes ». La logique a donc pour tâche de suivre la genèse même des catégories. Par conséquent, les « déterminations-de-pensées » étant vivantes n’ont aucun caractère fixe, elles passent de l’une dans l’autre, s’engendrent mutuellement.

Sortir de la conscience ordinaire. Se hausser à la pensée philosophique

La logique ordinaire par au contraire de déterminations fixes (le principe d’identité, le principe du tiers exclu) et donc nous avons une nouvelle confirmation de la distance qui sépare ce que Hegel entend par Logique et de ce que Aristote ou Kant entendaient sous le même nom.
Le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne peut que rarement se présenter à la conscience ordinaire, car elles semblent recevoir leur vérité seulement dans leur application à des ob-jets donnés, et il n'y aurait d'après cela aucun sens à s'interroger sur leur vérité en dehors de cette application.
Ce qui rend la logique difficile est là : en pratique les « déterminations-de-pensée », les catégories logiques, ne se présentent pas à la conscience ordinaire, ce qui est la conséquence de ce qu’on a vu un peu plus haut en essayer de comprendre ce que pouvait vouloir dire cette abstraction de toute représentation qu’est la pensée pure. Dans la conscience ordinaire, ce sont les représentations qui se présentent les premières et c’est pourquoi elles semblent même être la pensée tout entière. Les « déterminations-de-pensée » n’apparaissent toujours que comme les déterminations de ceci ou de cela. Dans la logique, on suit une démarche complètement différente de la démarche phénoménologique : il s’agit dans cette « première partie de la science » (La Phénoménologie de l’Esprit) de prendre « le chemin consistant à commencer par la première, la plus simple apparition de l’esprit, la conscience immédiate, et à développer sa dialectique jusqu’au point de vue de la science philosophique dont la nécessité est montrée par cette progression » (§25R) Mais ici nous sommes arrivés au « point de vue philosophique » et ce point de vue est celui dans lequel il y a du sens à s’interroger sur les « déterminations-de-pensée » indépendamment de leur application, et c’est même en cela que réside la point de vue philosophique proprement dit. Car :
Mais ce problème est précisément ce qui importe.
Ce qui suppose maintenant qu’on redéfinisse ce qu’on entend par vérité.
À ce sujet on doit, il est vrai, savoir ce qu'il faut entendre par « vérité ». Habituellement, nous nommons « vérité » l'accord d'un ob-jet avec notre représentation. Nous avons dans ce cas comme présupposition un ob-jet auquel la représentation que nous en avons doit être conforme. – Au sens philosophique, par contre, vérité signifie, si on l'exprime d'une façon générale abstraitement, accord d'un contenu avec lui-même. C'est là ainsi une tout autre signification du terme « vérité » que celle qui a été mentionnée précédemment.
Il y a donc deux sens au terme « vérité », le sens entendu « habituellement » et le « sens philosophique ». Le sens habituel est celui de la vieille adéquation entre la chose et la représentation (adequatio rei et intellectus). Ce premier sens suppose l’existence d’un ob-jet, d’un acte de la conscience ordinaire auquel il faut conformer la représentation. Ici, il faudrait aller un peu plus loin dans la compréhension de ce que Hegel nomme « représentation » (Vorstellung). Mais cela ne figure pas encore dans ce texte. Il faudrait pour cela reprendre la Phénoménologie (au demeurant, le §25 renvoie explicitement à la Phénoménologie).Notons cependant que « représentation » procède chez Hegel du même mouvement par lequel nous sentons, intuitionnons, voulons, mais ne s’identifie ni à la sensation, ni à l’intuition ni à la volition. La représentation est ce quelque chose de mental vers lequel pointent la sensation, l’intuition, etc.
Revenons à la vérité. Le sens philosophique, le seul qui importe, est celui dans lequel la vérité est comprise comme l’accord du contenu avec lui-même. Il ne s’agit plus de la vérité d’une idée saisie dans son rapport extrinsèque avec son objet mais de la vérité intrinsèque d’une idée. Ce qu’exposent les exemples simples qui suivent.
Au reste, la signification plus profonde (philosophique) de la vérité se trouve en partie aussi déjà dans l'usage de la langue. Ainsi, par exemple, on parle d'un vrai ami et l'on entend par là un ami dont la manière d'agir est conforme au concept de l'amitié ; de même, on parle d'un vrai chef-d'œuvre. Non-vrai a alors le même sens que mauvais, inadéquat en soi-même.
Si « non-vrai » a le même sens que « inadéquat », on pourrait penser que vrai, au « sens philosophique » est la même chose que « adéquat ». Mais Hegel laisse ce filon. Les exemples qui suivent débouchent sur une conclusion :
En ce sens un mauvais État est un État non-vrai, et ce qui est mauvais et non-vrai, d'une façon générale, consiste dans la contradiction qui se rencontre entre la détermination ou le concept et l'existence d'un ob-jet.
On pourrait croire ici que l'on retrouve la conception de la vérité comme adéquation. Mais ce n’est pas exact. En fait, c’en est l’exact opposé. Il ne s’agit plus de comparer la représentation à l’objet mais l’objet au concept. Il s’agit de comparer l’existence de l’objet au concept, c’est parce que le concept est premier et que donc la vérité se détermine à partir de la pensée et non la pensée à partir du lien aux objets de la représentation. Rappelons-nous : les pensées sont d’abord des « pensées objectives » dont Hegel nous dit en §25 que cette expression désigne la vérité.
D'un mauvais ob-jet de ce genre nous pouvons nous faire une représentation exacte, mais le contenu de cette représentation est quelque chose de non-vrai en soi-même.
Phrase curieuse : une représentation peut être exacte mais non vraie. Exacte en ce sens qu’elle est conforme à son objet, mais non-vraie puisque le vrai est la conformité au concept.
De telles pensées exactes, qui sont en même temps des non-vérités, nous pouvons en avoir beaucoup dans la tête. – Dieu seul est l'accord véritable du concept et de la réalité; mais toutes les choses finies ont en elles-mêmes une non-vérité, elles ont un concept et une existence, mais qui est inadéquate à leur concept.
En fait, pour l’essentiel nous avons « dans la tête » des pensées exactes de la sorte, parce que la vérité est l’absolu. Tout ce passage est encore extraordinairement spinoziste : Dieu seul est l’accord du concept et de la réalité alors qu’en l’homme les idées sont toujours des idées partielles, parce que idées de choses finies, qui ont, en elles-mêmes, leur concept, mais ce concept n’est pas vrai, ou comme dirait Spinoza ces idées tronquées inadéquates en nous sont néanmoins vraies « en Dieu ». Le vrai est le tout, disait déjà la Phénoménologie de l’esprit. Le fini étant « non-tout » est donc « non-vrai » !
C'est pourquoi elles doivent aller au fondement, ce qui manifeste l'inadéquation de leur concept et de leur existence. L'animal en tant qu'être singulier a son concept dans son genre, et le genre se libère de la singularité par la mort.
Ces pensées exactes mais non-vraies ne peuvent cependant pas être séparées de la vérité. Elles sont le point de départ d’un mouvement qui oblige l’esprit à aller jusqu’au fondement. « Aller fondement », c’est en allemand « zugrunde gehen », qui peut vouloir dire « aller au néant ». Ce qui explique l’exemple de l’animal : le genre (le concept) se libère de la singularité par la mort. Ici la suite du raisonnement de Hegel est en suspens. Il faudrait compéter en se demandant où l’homme individuel a-t-il son concept. Il l’a aussi dans le genre, mais par la conscience de soi, en disant « Moi », l’homme pose simultanément le singulier et l’universel (chacun peut dire « moi », donc ce « moi » est à la fois moi et tout homme). C’est une idée que reprendra le jeune Marx: l’homme est l’être générique et l’aliénation sera définie comme la perte de cet être générique. Ici en fait Hegel fait référence à quelque chose qui a été montré au début de l’addendum.
La considération de la vérité dans le sens explicité ici, celui de l'accord avec soi-même, constitue l'intérêt propre du logique.
Cette phrase finalement vient clore le raisonnement sous-jacent qui ne figure pas dans le texte. On passe de la vérité comme accord du concept à la vérité comme accord avec soi-même qu’on se gardera de prendre dans un sens trop psychologisant. En fait on revient à la question de la phénoménologie de l’esprit et du passage de la conscience ordinaire à la conscience philosophique.
Dans la conscience ordinaire, le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne se présente pas du tout.
En effet, dans la conscience ordinaire la représentation se tient indissociable des déterminations de pensée.
La tâche de la Logique, on peut aussi l'exprimer en disant qu'en elle les déterminations-de-pensée sont considérées pour autant qu'elles sont capables de saisir le vrai.
La logique consiste donc à montrer ce que sont ces déterminations de pensée et à déterminer dans quelle mesure elles sont « capables de saisir le vrai ». Encore une fois, nous voyons que la logique n’a pas pour objet la validité des raisonnements mais bien autre chose : le concept et donc son objet propre est d’être une théorie de la vérité.
Le problème porte ainsi sur le point de savoir quelles sont les formes de l'infini et quelles sont les formes du fini. Dans la conscience ordinaire, on ne voit rien de mal dans les déterminations-de-pensée finies et on les laisse valoir sans plus. Mais toute illusion vient de ce que l'on pense et agit selon des déterminations finies.
Puisque, comme on l’a vu plus haut, le non-vrai est lié au fini, la question est bien de savoir distinguer les formes de l’infini de celles du fini. Le fini n’est pas le mal ! Mais c’est seulement la cause de l’illusion.
Au total, nous pouvons ressaisir l’entreprise qu’est la logique dans l’ensemble de la philosophie de Hegel. La phénoménologie de l’esprit conduit à la logique, c’est-à-dire à la connaissance de l’esprit en lui-même – puisque ces déterminations de pensée qui sont l’objet propre de la logique sont les catégories qui permettent de saisir le vrai lui-même, c’est-à-dire l’esprit.

Conclusion de l’explication de ce passage:

Ce passage mériterait d’être lu avec ce qui le précède et ce qui le suit. Il nous place en tout cas au point névralgique de la logique de Hegel, c’est-à-dire de son système philosophique. La vérité est ou plutôt doit être l’objet absolu de la philosophie et non pas seulement le but visé. On peut comprendre aussi le contresens qui consiste à faire du hégélianisme un historicisme. Ce serait plutôt un logicisme radical, à condition d’oublier ce qu’on entend ordinairement par logique (en fait la logistique qui s’est développée à partir de la fin du XIXe et de la Bregriffschrift de Frege) et de considérer les catégories (les déterminations de pensée) comme les objets propres de la philosophie. La vérité consiste donc dans le processus de manifestation de la vérité, c’est-à-dire dans la vie propre des catégories qui trouve son effectivité dans l’histoire (sous sa triple dimension de la formation de l’individualité – de l’être spirituel singulier –, de l’histoire des peuples et enfin de l’histoire de la philosophie.

samedi 21 novembre 2009

La question de l'homoparentalité


Depuis de nombreuses années maintenant le débat sur l’homoparentalité fait régulièrement retour sur la scène publique. C’est l’une de ces questions « sociétales » que l'on considère comme décisives pour mieux éviter de poser la question sociale, une question plus gênante pour le consensus libériste entre la droite et la gauche – je distingue le libérisme qui soutient que l’économie de marché résout toutes les questions sociales du libéralisme politique dont il existe plusieurs versions honorables. La conclusion d’un récent procès qui a donné le droit d’adopter à une institutrice homosexuelle relance le débat. Dans la plus grande confusion puisque se chevauchent deux questions qui ne sont pas nécessairement liées : la question du droit des homosexuels à adopter et la question de l’homoparentalité. De même qu’un(e) célibataire peut adopter, il semble de bon sens qu’on autorise l’adoption par un(e) homosexuel(le). Le tribunal de Besançon dans l’affaire que nous venons de citer s’est d’ailleurs contenté de rappeler ce principe et rien d’autre. La question de l’homoparentalité est une tout autre affaire puisqu’elle vise à faire reconnaître le fait absurde qu’un enfant pourrait avoir une femme comme mère et une autre comme « père » ou que dans un couple masculin l’un des deux hommes jouerait le rôle de « mère ».
Dans Libération en date du 12/11/2009, on peut lire ceci :
Quelles compétences particulières possède donc le conseil général du Jura pour décider si une institutrice, vivant avec sa compagne, peut adopter ou non un enfant ? Cette seule question permet de mesurer l’absurdité du chemin de croix qu’ont dû emprunter durant onze ans Emmanuelle B. et Laurence R. pour faire valoir leur envie de parentalité. La décision du tribunal de Besançon marque au moins une victoire : celle du droit. En France, aucun texte ne s’oppose à l’adoption par une personne homosexuelle. Et les élus du Jura ou d’ailleurs ne devraient pas avoir leur mot à dire. Mais l’arrêt administratif pris mardi ne peut masquer l’immense retard français. Jusque-là, les couples préféraient cacher leur orientation sexuelle pour ne pas risquer de voir leur dossier écarté. On peut espérer désormais que les mentalités évoluent. Mais comment justifier qu’un(e) homosexuel(le) - à l’instar des hétérosexuels non mariés - soit contraint(e) de faire la démarche en célibataire et non en couple ? En janvier 2008, la France a été condamnée pour discrimination sexuelle par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire d’Emmanuelle et de Laurence. Autour de nous, l’Espagne, la Grande Bretagne, mais aussi la Belgique ou le Danemark, ont fait évoluer leur législation. Quoi qu’en dise Nadine Morano, il est urgent que nous changions la loi interdisant l’adoption par les couples homosexuels dans l’Hexagone, dans le cadre d’un vaste débat plus que nécessaire sur l’homoparentalité.
Cet article est un concentré d’idéologie dominante, dominante à gauche, dans la classe médiatique et même dans une partie de la droite dont les porte-parole restent cependant prudents sur ces affaires pour des questions d’opportunité purement électorale. L’auteur de l’article commence par protester contre le fait que c’est un organisme dépendant du Conseil Général, au niveau de la DASS qui doit donner son agrément pour toute adoption. Car évidemment les adoptions ne sont pas votées en délibération du Conseil Général, mais le Président du CG contrôle une organisme qu’il a sous son autorité. Le tribunal administratif de Besançon a cassé la décision prise au niveau du CG et c’est maintenant au Tribunal d’Instance de prononcer le cas échéant l’adoption. Et donc toute la procédure suivie est conforme au droit – qu’une décision administrative puisse être cassée par un tribunal administratif, cela montre que le droit fonctionne encore et on devrait plutôt s’en féliciter. Que le journaliste parle de « chemin de croix » quand il s’agit de la simple application du droit semble assez curieux. Encore un peu et ce monsieur allait accuser les services sociaux de « crime contre l’humanité »! Soit dit en passant, si on peut accuser les services sociaux chargés de l’enfance de quelque chose, ce n’est certainement d’une trop grande sévérité mais bien plutôt d’un trop grand laxisme. Mais ceci est une autre affaire …
Nous arrivons au fond du problème: « l’immense retard français ». C’est la chanson commune droite-gauche chantée depuis des décennies, la chanson du « retard français » et des abominables « exceptions françaises ». En quoi consiste ce « retard français » ? C’est très simple : la France n’autorise pas l’adoption par des couples homosexuels et ce serait la une « discrimination sexuelle », qui s’opposerait à « l’envie de parentalité » d’Emmanuelle et Laurence.
On le sait : depuis que l’on a renoncé à l’égalité (une valeur extrêmement ringarde dans le monde « libéral » où la concurrence doit jouer à tous les étages, où tous les humains sont des rivaux pour la richesse et le pouvoir), la lutte contre les discriminations, remplaçant la lutte contre les inégalités, est devenue le credo des dominants, à commencer par l’actuel président de la République.
Commençons par le commencement : y a-t-il dans la loi française des discriminations contre les homosexuels ? La réponse est « non » et ce depuis la loi du 4 août 1982 où on été abrogée toutes les dispositions introduites par Pétain en 1942 et conservées depuis. Remarquons que la révolution française avait déjà dépénalisé l’homosexualité comme elle a dépénalisé l’inceste (entre adultes consentants) ! Les révolutionnaires de 1789 et 1793 considéraient que la sexualité est une affaire intime et que l’État n’à rien à faire dans les lits des amants, quelles que soient leurs « orientations sexuelles » comme on dit aujourd’hui. Le terme d’inceste est d’ailleurs absent du code pénal. Il constitue seulement une circonstance aggravante en cas d’agression sexuelle, de corruption de mineur, etc. Mais bien évidemment, la loi a continué d’interdire les mariages entre frères et sœurs ou ascendants et descendants. C’est M. Estrosi qui récemment (2004) a voulu faire de l’inceste une infraction particulière. En tout cas, le principe, le seul principe qui juridiquement vaille est celui du droit à l’intimité. On peut faire l’amour à un, deux ou un nombre indéterminé de participants, tant que l’ordre public n’est pas troublé et tant que ne sont impliquées que des personnes majeures et consentantes d’un consentement éclairé, l’État doit s’abstenir de légiférer. Et aujourd’hui il n’y a aucune loi réprimant d’une manière ou d’une autre les relations sexuelles entre personnes du même sexe. Et c’est heureux. Et si les manifestations d’hostilité à l’égard des homosexuels dans la vie civile demeurent, elles ne sont pas plus importantes, et même plutôt moins, que les manifestations de racisme ou toutes les autres formes de mépris à l’endroit de telle ou telle catégorie – les pauvres, les vieux, les gros, etc. Il est plus facile de trouver du travail ou un appartement en étant homosexuel qu’en se prénommant Mohammed.
On pourrait plutôt s’étonner que les orientations sexuelles deviennent des motifs d’exhibition publique. Ainsi la « gay pride », l’endroit du dernier chic où tout le « beau monde » qui compte doit se faire voir, est-elle une des manifestations de l’obscénité générale de nos sociétés. Il n’est pas honteux d’avoir des attirances sexuelles pour les personnes de son sexe – depuis Freud, tout le monde sait cela – mais il n’y a pas non plus de raison d’en être fier ! Il est vrai qu’existe maintenant un « marathon international de la masturbation » et que l'on devrait sur cette lancée, pendant qu’on y est, créer des JO de la partouze par équipes nationales. Les « soupçonneux », ceux dont les mentalités sont encore prisonnières du « retard français » feront remarquer que cet exhibitionnisme général a partie liée avec le business. Il y a, c’est bien connu, un « gay business » mais surtout, toutes catégories confondues, le business du sexe, au niveau international, dépasserait selon certaines estimations les 1000 milliards de dollars, soit plus que l’industrie pharmaceutique … ou l’armement. Sur ces questions, je renvoie au livre de Dany-Robert Dufour, La cité obscène, Libéralisme et pornographie, Denoël, 2009.
Mais, dira-t-on, les homosexuels sont victimes de pratiques discriminatoires devant le mariage. D’abord, j’ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi les homosexuels veulent que leurs « orientations sexuelles » reçoivent, si j’ose dire, la bénédiction de l’État par l’intermédiaire du mariage, alors que pendant un siècle et plus, le refus de l’ordre social dominant s’identifiait souvent avec le refus du mariage, symbole de l’embourgeoisement. Il n’est pas si loin le temps où Brassens chantait pour son amante: « J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main. Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin. »
Il n’y a cependant aucune discrimination à l’encontre des homosexuels. Le mariage n’a pas pour fonction de légaliser des relations sexuelles, mais de définir l’ordre de la reproduction et de la transmission de la propriété. En définissant le père comme le mari, le code civil, dit code Napoléon, a bien montré qu’il se moquait de la sexualité et que son seul objet est de déterminer qui détient l’autorité familiale et comment les biens peuvent être transmis. Le mariage est institué pour donner un cadre légal à la procréation et donc c’est nécessairement un mariage entre deux personnes de sexe différent, car, à moins de taxer dame Nature d’homophobie et de pratiques discriminatoires, il reste encore de nos jours impossible qu’un homme tombe « enceint » des œuvres de son compagnon ou qu’un femme puisse accueillir en sa matrice la semence « virile » de sa compagne. La loi de reproduction sexuée est dure mais c’est la loi et pour faire un œuf humain, il faut une ovule et un spermatozoïde, une gamète femelle et un gamète mâle. Doit-on poursuivre les professeurs de sciences naturelles qui continuent d’enseigner cette science retardataire pour « propos homophobes »?
Sans doute le Code civil doit-il prévoir des aménagements particuliers pour les couples homosexuels, notamment ceux qui de longtemps font leur vie ensemble, achètent un appartement, etc., et le PACS a été un premier pas dans cette voie. Le PACS souffre peut-être d’insuffisances. On peut les corriger facilement en aménageant la loi. Mais rien de tout cela ne rend le mariage « hétérosexuel » discriminatoire. De même que l’interdiction de la polygamie n’est pas discriminatoire à l’encontre des polygames … Et pourtant, certaines religions, certaines coutumes nationales admettent et dans certains cas encouragent la polygamie. Les « Jules et Jim » qui aiment la même femme, les « ménages à trois » ne manquent pas et on se gardera bien de porter des jugements moralisateurs quand il s’agit d’affaires amoureuses. Mais personne ne demande la légalisation de la polygamie en France – alors même que la polygamie « de fait » est extrêmement répandue et pas seulement chez les musulmans d’Afrique subsaharienne !
Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas dans l’absolu contre le mariage homosexuel. On pourrait décider que le mariage civil est un simple contrat entre deux individus indépendamment de leur sexe et ce serait tout à fait conforme à l’évolution ultra-libérale de nos sociétés, une évolution qui vise à contractualiser toutes les formes de relations sociales. Cette évolution, bien dans l’air du temps, marquerait une nouvelle étape symbolique vers la constitution d’une société d’individus, totalement indépendants, totalement séparés les uns des autres et liés uniquement par des agréments noués en fonction de la recherche par chacun de la maximisation de son utilité ou de son bien-être. Ce qui est très curieux, c’est que des gens (de « gauche ») qui se disent volontiers antilibéraux, sans même bien savoir ce qu’ils entendent par là, militent activement pour une évolution qui signe l’intrusion croissante et hors de toute mesure des valeurs de l’individualisme libéral dans nos sociétés. Mais, quoi qu’il en soit, si on devait autoriser le mariage homosexuel, ce ne serait pas en raison du caractère discriminatoire du mariage sous sa forme actuelle mais en vue d’adapter le droit à une nouvelle société – si on peut encore donner ce nom à ce qui se mijote dans les fourneaux du « capitalisme absolu ».
Pourquoi l’insistance sur le mariage homosexuel, alors ? Tout simplement pour faire reconnaître autre chose qu’une simple union où l’on partage le lit et le réfrigérateur, pour faire reconnaître l’homoparentalité. Là encore, c’est la prétendue discrimination qui est invoquée et là encore on peut facilement remarquer qu’il n’y a aucune discrimination car ce n’est pas loi mais la nature qui empêche les couples homosexuels d’être fertiles. Si les homosexuels veulent à tout prix des enfants, ils peuvent toujours employer la méthode classique et gratuite et se convertir à l’hétérosexualité, « une heure, douche comprise » comme le dit drôlement Élisabeth Levy sur le site « Le Causeur ». Pour réaliser nos buts et atteindre le bonheur, nous sommes fréquemment contraints à subir des épreuves nettement plus désagréables. On nous rétorquera que la bonne comparaison est à faire entre les couples homosexuels et les couples hétérosexuels infertiles. Ceux-ci ont le droit d’adopter – à condition d’être mariés, car les non-mariés, comme les homosexuels ne peuvent faire qu’une procédure d’adoption individuelle – et ceux-là en sont privés. La différence ici est tout symbolique mais les sociétés ne vivent qu’avec des symboles car les hommes ne sont pas des bêtes et la culture humaine c’est précisément cela, l’entrée dans l’ordre symbolique. Un couple hétérosexuel infertile reconnaît que la reproduction est affaire sexuelle. Le père adoptif est un homme et la mère adoptive une femme. Et du même coup, ce couple reconnaît que la société s’articule à la nature pour l’organiser et la discipliner. Inversement, un couple homosexuel exhibe le modèle absurdissime d’une reproduction non sexuée. L’enfant adopté par un couple hétérosexuel sait qu’il est né d’un homme et d’une femme. À l’enfant d’un couple homosexuel, on tente de faire accroire que l’homme et la femme sont la même chose, que les sexes sont indistincts et que la reproduction n’est qu’un pur artifice.
On l’aura remarqué : je ne fais nulle part intervenir les arguments utilitaristes concernant le bien de l’enfant. Un couple d’homosexuels aisés et aimants est sûrement un milieu plus intéressant pour l’enfant que des parents pauvres et alcooliques qui se balancent la vaisselle à la figure – j’ai volontairement repris ces stéréotypes éculés parce que ce sont eux qui se trouvent à l’arrière-plan des arguments utilitaristes si souvent repris par les défenseurs « upper middle class » de l’homoparentalité, des arguments qui sentent mauvais le mépris de classe. Ces arguments utilitaristes sont des arguments ultra-libéraux. C’est au nom du bien de l’enfant que certains économistes ont soutenu qu’il était moralement acceptable d’instaurer un marché de l’adoption. Bertrand Lemennicier, un « libériste » fanatique, professeur à Paris II Panthéon-A    ssas, a soutenu dès 1988 la nécessaire déréglementation et la privatisation de l’adoption. Il reçoit donc aujourd’hui le soutien (implicite et inconscient) de tout ce que la gauche « libérale » et l’ultra-gauche sociétale compte de gens BCBG : le NPA et le Parti de Gauche se prononcent l’un et l’autre pour « le droit à l’homoparentalité » et même le PCF qui fait des efforts désespérés pour faire oublier sa bigoterie d’antan voit dans le jugement de Besançon un progrès vers la reconnaissance de l’homoparentalité.
Le sommet est atteint quand notre journaliste de Libération écrit que Laurence et Emmanuelle ont dû aller devant les tribunaux «  faire valoir leur envie de parentalité ». Depuis plusieurs années ont fleuri les expressions aussi baroques qu’insupportables: « projet parental », « droit à l’enfant » et maintenant c’est devant la justice qu’on fait valoir ses « envies » ! Qu’avoir un enfant soit un projet montre à quel point la rationalité technicienne entrepreneuriale a infesté toute vie humaine normale. Les enfants, normalement, ne sont pas un « projet » comme celui de construire une maison de faire une belle carrière ! Les enfants ne procèdent pas d’une démarche rationnelle par finalité, pour parler le langage de l’individualisme méthodologique. Mais dès lors que les enfants deviennent un « projet parental », la procréation doit obéir aux normes modernes et ainsi se développe progressivement la technicisation de la procréation. Bientôt l’enfant « zéro défaut », normalisé ISO ? On pourrait résumer le projet parental à « Docteur, faites nous ce qu’il y a de mieux », ainsi que Jacques Testart le disait ironiquement en dénonçant les dérives de l’assistance médicale à la procréation (AMP). « Il faudra bien, affirme en 2001 James Watson, codécouvreur avec Crick de la double hélice de l’ADN, que certains aient le courage d’intervenir sur la lignée germinale sans être sûrs du résultat. De plus, personne n’ose le dire, si nous pouvions créer des êtres humains meilleurs grâce à l’addition de gènes (provenant de plantes ou d’animaux), pourquoi s’en priver ? Quel est le problème ? ». Il ajoute : « Je pense que nous devons nous tenir le plus possible à l’écart des règlements et des lois. » Tout est dit : en finir avec la loi !
Si l’expression « projet parental » est insupportable, il n’en va guère mieux avec le « droit à l’enfant ». À qui va donc s’adresser une telle revendication ? Un homme pourra-t-il se plaindre et auprès de qui que son droit à l’enfant n’ait pas été honoré ? On peut réclamer un « droit à l’emploi » car une société bien organisée pourrait sans problème permettre à chaque individu de gagner honnêtement sa vie par son travail. Mais un « droit à l’enfant » ? Et pourquoi pas la multiplication de droits d’un tel genre ? Un tel va se plaindre de ne pas mesurer la taille suffisante pour avoir une chance de faire un champion de basket ? Y a-t-il discrimination quand tout le monde ne bénéficie pas de son droit à devenir une vedette, un chanteur de charme ou un prix Nobel de physique ? La médecine, comme toute technique, imite la nature et y supplée quand elle n’est pas assez puissante, ainsi que le disait Aristote. Mais la médecine ni la société ne peuvent nous garantir un « droit à l’enfant ».
En qu’enfin la justice soit chargée de faire droit à notre « envie de parentalité », cela dépasse toutes les limites de la bêtise. J’ai envie de devenir un virtuose du saxo comme Coltrane ; dois-je m’adresser à la justice et même s’il faut suivre un « chemin de croix » ? En vérité, dans toute cette affaire, c’est le phantasme infantile de toute-puissance qui s’affirme chez des individus qui, pourtant, ne sont plus des petits enfants depuis longtemps. C’est aussi la volonté d’éradiquer la nature sous toutes ses formes : la procréation sans sexe, la scotomisation du père ou de la mère (avec les mères porteuses), la transformation de la loi en pur arrangement conventionnel selon notre bon plaisir : nous avons là quelques-unes des figures de la post-modernité. Pourquoi ont-elles un succès public si massif ? Parce qu’elles entrent en résonance avec l’idéologie et les intérêts matériels des classes dominantes et en même temps avec les phantasmes que toutes les sociétés jusqu’à nos jours s’étaient évertuées à refouler ou à domestiquer et qui aujourd’hui commencent à acquérir « droit de cité » à l’époque de la désinhibition généralisée. Ainsi la chronique judiciaire devient-elle un puissant révélateur du « malaise dans la culture ».

mardi 3 novembre 2009

De la politique à la morale et retour

C’est entendu :  et politique ne peuvent être confondues. La politique  n’est qu’un habillage « politiquement correct » de l’exploitation de l’homme par l’homme (libérale bien sûr) proposée comme seul horizon possible. La politique ne peut sans doute pas se tenir toujours dans les limites étroites de l’impératif catégorique de Kant. Elle ne peut s’en tenir aux maximes universelles alors même qu’elle a toujours affaire à des situations singulières dans lesquelles il faut trancher. Inversement l’exigence  ne peut s’accommoder des inévitables compromis politiques. Des préceptes moraux identiques peuvent justifier des conceptions très différentes de l’action politique et la même politique peut être le point de recouper de conceptions morales parfois opposées. D’où la tentation, celle de Rawls et de disciples ou émules : construire une théorie politique indépendante de toute conception englobante de la vie . Mais on n’a pas attendu Rawls pour en venir là. En vérité toute la pensée éthique moderne cherche à transformer la politique en science, débarrassée des tutelles morales aussi bien que religieuses, pendant qu’on cherchait à « désencastrer » la  de son milieu naturel, l’ethos communautaire d’où elle a surgi. Il s’agit de construire une  individualiste, en ce sens qu’elle ne dépend que de la rationalité individuelle, en l’appuyant sur un principe qu’on pense évident, qu’il s’agisse du principe kantien d’universalisation ou du principe utilitariste de maximisation des plaisirs et de minimisation des peines … ou de tout autre principe de genre. Le  classique ou le  politique moderne partagent cette double exigence.

Il est à craindre qu’il ne s’agisse que d’une chimère. L’individu érigé au rang de maître absolu de lui-même, l’individu qui n’a de comptes à rendre qu’à sa conscience et qui est capable de se donner à lui-même sa propre loi (autonomie), cet individu si génialement pensé par Kant, cet individu que Descartes avait déjà rendu « comme maître et possesseur de la nature », n’est que la figure idéologique de la modernité, une projection dans le ciel de la métaphysique des individus réels qui sont arrachés de force aux conditions de la société traditionnelle ou se jettent à l’aventure pour conquérir le monde, le modeler à leurs mains et soumettre tous ceux qui ne leur ressemblent pas. L’homme idéal, pur être de raison, que les philosophes des Lumières et Kant plus que tous les autres, ont inventé n’est que le visage lumineux, philosophique, du conquistador, du capitaine d’industrie, de l’aventurier et du conquérant colonial, bref de tous ces individus qui se sont affranchis de la tutelle des autorités traditionnelles pour agir selon leur propre raison, même si cette raison leur a dicté des conduites qui eussent horrifié le penseur de Königsberg.
Mon propos n’est pas de reprendre cette réévaluation des Lumières déjà bien entamée par l’école de Francfort et la théorie critique. La « dialectique des Lumières »1 conduit à penser le marquis de Sade comme le contrepoint du chaste Kant. Je voudrais prendre une autre voie qui pourrait être celle d’un retour à Aristote – dans la lignée suivie par Mc Intyre2 – c’est-à-dire la voie qui consiste à rebrousser chemin et à mettre en cause la séparation de la  (individuelle) et de la politique (collective). Plus exactement, il s’agit de penser leur unité dialectique. J’ai eu l’occasion3 de montrer l’impasse dans laquelle s’enfonce Rawls lorsqu’il veut construire une théorie politique indépendante de toutes les conceptions englobantes du bien, parmi lesquelles il fait figurer l’humanisme civique et le républicanisme classique. La théorie procédurale de la justice est semblable au célèbre baron qui voulait s’extirper du marais en tirant sur ses propres bottes : elle présuppose un idéal d’impartialité (et donc d’égale dignité) chez les agents placés sous le voile d’ignorance, ce qui est déjà une conception  et rend illusoire la tentative de construire des principes de justice indépendants des philosophies morales.
Chez Rawls, comme chez son grand adversaire Nozick, on présuppose des individus isolés et indifférents mutuellement. Mais cette présupposition anthropologique, éventuellement utile à titre heuristique, devient franchement nuisible quand elle est maintenue au cœur même d’une théorie politique, puisqu’elle fait reposer le lien social entre les individus uniquement sur le calcul – c’est criant chez Rawls pour qui les principes de justice sont justifiés au moyen d’une pensée opératoire issue de la théorie de jeux. Mais notre rapport aux autres ne dépend pas d’un calcul que nous aurions le loisir d’effectuer ou non. Nous n’existons que par les autres, avec ou sans calcul et notre existence, ce que nous sommes au plus intime de notre conscience résulte de cette entrecroisement de relations qui forme l’identité personnelle d’un individu. En posant des individus isolés et en essayant de reconstruire logiquement le lien social on s’interdit en fait de comprendre ce qui nous amène à concevoir de telle ou telle manière ce lien social.
Toutes les justifications rationnelles de la conception contemporaine dominante des rapports entre  et politique résident dans l’idée d’une société composée d’individus agissant le plus souvent rationnellement en vue de maximiser leur utilité. Cette conception est dominante parce qu’elle ne fait qu’exprimer la perception spontanée que les acteurs ont du lien social dans une société où les rapports sociaux apparaissent comme des rapports de grandeurs entre les choses et où les formes de la coopération sociale sont dissimulées sous la concurrence que se font les individus sur un marché qui inclut le marché du travail. Comprendre ce que Marx veut dire dans le chapitre du livre I du Capital consacré au « fétichisme de la marchandise », c’est comprendre combien est illusoire cette  individualiste prétendument fondée sur l’exercice de la rationalité individuelle.
Inversement, si, comme Marx le propose, nous nous représentons « une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social », les conceptions morales de ces hommes libres seront immédiatement liées aux impératifs de la vie sociale qui n’apparaîtront plus comme des limites extérieures de leur volonté ou comme des devoirs moraux à opposer à leurs inclinations. La séparation entre une éthique personnelle, où se résument nos conceptions de la vie bonne, et une  sociale rationnelle, délimitant nos devoirs envers autrui, découle des conditions de la vie dans les sociétés dominées par le mode de production capitaliste.
Bref la  est intimement liée aussi bien aux exigences anhistoriques de toute société humaine qu’aux conditions particulières, sociales, politiques et culturelles, du moment et du lieu. Le capitalisme a ceci de particulier que, poussé à la limite, il prétend nous émanciper de toute exigence . Chacun poursuivant ses buts égoïstes concourt à son insu au bonheur commun nous dit une version – légèrement simplificatrice – de la pensée libérale version Adam Smith. Mais la  spontanée du capitalisme est ce que j’ai appelé ailleurs « le social-sadisme ». Dès lors que le  se résume à suivre la ligne de son désir insatiable, tout peut toujours être justifié dès lors que la réussite économique des uns est censée profiter à tous. Il est par conséquent assez naturel que le recours à la  soit récusé par les idéologues qui dominent la production intellectuelle dans les sociétés dominées par le mode de production capitaliste.
Longtemps on a cru - « on », c’est-à-dire essentiellement ceux qui se réclamaient d’une pensée critique « anticapitaliste » – que le capitalisme avait un lien intrinsèque avec la religion et la  moralisante, d’Aristote à Kant, pour aller vite. Mais ceci n’était vrai que tant que le capitalisme n’était pas encore vraiment chez lui, devait se mouler dans les cadres de la vieille société féodale et cléricale et avait besoin de conserver les justifications morales de l’obéissance – avec les contreparties que cela pouvait impliquer. Mais nous n’en sommes plus là. La famille est un obstacle aux impératifs de la « mobilité » imposée par la course frénétique aux surprofits. Les limites que la  religieuse met à l’exploitation du corps et du foetus humains apparaissent comme autant d’entraves insupportables à l’expansion d’un nouveau champ d’accumulation du capital, celui des biotechnologies. Le tourisme sous toutes ses formes, y compris le tourisme sexuel, le spectacle sous toutes ses formes y compris la pornographie, la consommation sous toutes ses formes y compris celles des drogues licites autant qu’illicites sont des secteurs complètement intégrés au fonctionnement d’ensemble du mode de production capitaliste. On voit clairement quelles sont les racines sociales de la dénonciation de la  ou de sa restriction à une «  par agrément » ou à une  minimaliste.
En contrepoint, les revendications morales populaires, souvent traitées avec le plus grand dédain par les esprits forts, doivent être comprises comme des manifestations d’une volonté d’enrayer la marche en avant du « capitalisme absolu ». L’exigence que la loi n’ait pas « deux poids, deux mesures » ou que les élus, « ministres », c’est-à-dire serviteurs de la république, ne puissent exciper de leur position pour réserver des sinécures à leur progéniture, voilà des exigences morales qui présentent une portée politique réelle. Au-delà des événements, on doit reconnaître que Manuel Valls (voir Marianne, 30/10/2009) a raison quand il énumère les questions indissociables de toute tentative de redéfinir une  républicaine : la question du rapport à la vérité, celle de la justice sociale, celle de la responsabilité individuelle et des mœurs. C’est qu’en effet il n’est pas de république sans une  républicaine, non pas une  inquisitoriale qui dicte à chacun ce qu’il doit faire dans sa vie privée, mais un certain sens du devoir et du bien commun, un ethos communautaire en dehors duquel les idéaux républicains (liberté, égalité, fraternité) restent de mots creux.
La  commune permet que la grande masse des citoyens soit attachée à la préservation des institutions politiques républicaines et inversement les institutions républicaines (et notamment les institutions qui expriment le plus complètement l’idée de bien commun, éducation, santé, culture, protection des personnes âgées, etc.) éduquent les citoyens dans le sens de la  commune. Pour refuser le recours à la  en politique, certains commentateurs (plus cultivés que la moyenne, malgré tout) invoquent les pages que Hegel consacre à la « belle âme ». Mais ils oublient que, pour Hegel, le point le plus haut de l’organisation politique n’est pas le système du droit mais la Sittlichkeit, qu’on traduit par éthicité ou « bonnes mœurs ». L’objectif de l’action politique pourrait donc être l’établissement et la conservation des « bonnes mœurs »... Discours peu audible aujourd’hui, notamment dans les milieux « progressistes » - qui ne voudrait pas être progressiste. Discours cependant sur lequel il serait bon de réfléchir un peu plus que l’on ne le fait aujourd’hui.
1T.W. Adorno et M. Horkheimer, La dialectique de la raison, Gallimard, collection « Tel »
2Voir Alasdair Mc Intyre, Après la , PUF, Quadrige
3Voir D. Collin,  et justice sociale, Seuil, « La couleur des idées »

mardi 15 septembre 2009

Le mythe de la croissance illimitée des forces productives

Dans un précédent article, j’ai montré le lien existant entre les analyses erronées de la crise comme crise de sous-consommation et l’illusion d’une possible croissance illimitée des forces productives. Pour le marxisme orthodoxe, la condamnation du capitalisme découle de son incapacité supposée à continuer, à partir d’un certain stade, de développer les forces productives. Au contraire, le communisme, libéré de ces entraves est censé permettre l’avènement d’une société d’abondance, débarrassée de la nécessité de répartir des ressources rares et offrant « à chacun selon ses besoins ». Dans Le cauchemar de Marx[1], je soutiens que cette perspective communiste orthodoxe repose sur une triple utopie, l’utopie du dépérissement de l’État, l’utopie de la fin du travail et l’utopie de la croissance illimitée des forces productives.

samedi 5 septembre 2009

Rêve et cauchemar: retour sur Marx et le capitalisme

Interview parue dans "Les Lettres Françaises" du 5 septembre 2009

Lettres françaises. A contrario de toute une vulgate actuelle, dans ton dernier livre tu n’évoques pas Marx sous le signe du « retour » mais du « cauchemar ». Notre monde est devenu ce qui, pour Marx, aurait été un cauchemar s’il avait pu l’observer de ses propres yeux. Qu’entends-tu par là ? 
Denis Collin. Les rêves, quand ils se réalisent, tournent souvent au cauchemar ! Nous le savons tous d’expérience. Le cauchemar de Marx, je l’entends en trois sens. D’abord, les prédictions de Marx concernant l’évolution du capitalisme se sont largement réalisées et nous avons le monde actuel et les dangers qui pèsent sur le futur de la culture et même de l’espèce humaine. Ensuite, les tentatives de « construire le socialisme », c’est-à-dire de mettre en oeuvre les idées prêtées à Marx, ont vite tourné au cauchemar. Enfin, les derniers mois ont montré que finalement Marx pouvait rester le cauchemar des classes dominantes !

LF. La réalité de la mondialisation du capital prolonge donc des tendances immanentes au capitalisme sous des formes extrêmement perverties. La question de l’État est significative des logiques actuelles à la fois régressives et contradictoires. Ainsi la prédiction marxiste d’un dépérissement de l’État se réalise mais de manière inattendue…
Denis Collin
. Effectivement, au cours des trois ou quatre dernières décennies, a dominé une idéologie du dépérissement de l’État, partagée aussi bien par les « libéraux » que par les sociaux-démocrates. Et ce n’était pas qu’une idéologie. On a tenté et on tente encore de mettre en place des institutions supra-étatiques pour une « gouvernance mondiale », sous l’égide cependant de l’État le plus fort, les USA. On prétendait passer ainsi du « gouvernement des hommes à l’administration des choses », selon une formule de Saint-Simon reprise par Marx et Engels… Mais la crise remet les choses à l’endroit : on retourne aux États nations, les seules réalités effectives. La « gestion » de la crise par les puissances européennes le montre à l’envi.

LF. Un des points d’achoppement de la théorie marxienne est le rôle de la classe ouvrière, classe des « damnés de la terre » et sujet révolutionnaire par excellence chez Marx et Engels. Plus d’un siècle et demi d’histoire du mouvement d’ouvrier semble inciter à un autre jugement…
Denis Collin
. Oui, il y a une contradiction formidable : là où la classe ouvrière est puissante et où les « conditions objectives » semblaient mûres pour la révolution sociale, la domination capitaliste est restée globalement assez stable et la lutte de classes ne s’est jamais transformée en lutte révolutionnaire, mais seulement en lutte pour améliorer le sort des travailleurs au sein même de la société capitaliste. Finalement les classes ouvrières ont souvent lié leur sort à celui de leurs capitalistes… Et là où on a eu des révolutions, la classe ouvrière n’y a joué qu’un rôle marginal, la direction échouant à l’intelligentsia et aux éléments de la bureaucratie d’État (y compris militaires), les paysans formant la masse de manoeuvre (Chine, etc.). 

LF. Marx ne concevait pas le prolétariat dans un sens ouvriériste mais comme une classe comprenant toutes les puissances sociales de la production, - du manoeuvre à l’ingénieur-, puissances tendanciellement unifiés par les processus de centralisation et de concentration du capital. Cette conception est-elle toujours tenable alors que la petite bourgeoisie traditionnelle disparaît et qu’émergent de nouvelles couches moyennes? 
Denis Collin. Il y a beaucoup de confusions sur cette affaire. Dans un précédent livre (Comprendre Marx chez A. Colin), j’avais montré qu’il n’y a pas une théorie des classes un tant soit peu consistante chez Marx et aucune définition précise de la classe ouvrière, du prolétariat, etc. Chez Marx, dans le Capital, le véritable « sujet » de la révolution sociale, c’est-à-dire de « l’expropriation des expropriateurs », ce sont les « producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux qui jouent un rôle nécessaire dans la production, et cela va de l’agent d’entretien au directeur. L’idée de Marx était que le détenteur de capital était de plus en plus en dehors du procès de production et de plus en plus parasitaire, puisque son travail d’organisation et de direction était effectué par des salariés fonctionnaires du capital. Ensuite, à partir de la social-démocratie s’est inventé autre chose : l’idée que la classe ouvrière (séparée de toutes les autres classes de la société, ne formant au fond qu’une masse réactionnaire, comme le pensaient les partisans de Lassalle dans la SPD) devenait la classe rédemptrice. Mais ça, ça ne découle pas de la théorie de Marx. C’est une nouvelle religion pour classes dominées… et qui doivent le rester, comme le dit très bien mon ami Costanzo Preve. Le vrai problème, c’est qu’une classe dominée transformée en classe dominante est une contradiction dans les termes ! Le prolétariat est défini pas sa soumission à la domination. La « dictature du prolétariat » est aussi impossible à concevoir qu’un cercle carré.

LF. Si le jugement de Marx sur le mode de production capitaliste est validé au contraire de ses prédictions sur la création d’un véritable sujet révolutionnaire, il faut admettre que les traces d’un futur communiste ne sont pas inscrites dans les pores du réel. Comment, dans ce cas, entamer la transition au communisme sans les présupposés envisagés par Marx ? Quels seraient les acteurs de cette transformation révolutionnaire ? Sur quels aspects de la réalité pourraient-ils s’appuyer pour entamer le renversement du système, tant au niveau politique, économique que culturel ? 

Denis Collin. C’est un peu plus compliqué. Toute la dynamique du capitalisme appelle le communisme, non pas comme son développement « naturel », mais comme la réponse aux crises profondes et à la destruction du sens même de la vie humaine qu’implique la transformation de toute richesse et de toute valeur en marchandise. Il y a des mouvements de résistance anti-systémiques qui entraînent des fractions de toutes les classes de la société, à partir de motivations différentes mais qui peuvent converger vers un communisme non utopique.

LF. Le communisme, comme société post-capitaliste, ne sort pas non plus indemne de la critique de certaines illusions de Marx. Tu parles à ce propos de l’abandon de trois utopies… 
Denis Collin. Le communisme dans sa seconde phase, tel que le définissent Marx en 1875 et la tradition marxiste, c’est le développement illimité des forces productives, l’abondance et la fin du travail (à chacun selon ses besoins), l’extinction de l’État. En fait, ce communisme-là, c’est du pur christianisme millénariste. Le développement des forces productives est limité par la capacité de la planète (et nous n’en avons pas d’autre accessible). L’abondance est, pour cette raison, une rêverie creuse. Et la fin de l’État supposerait que les deux précédentes utopies soient réalisables. Mais une fois ces utopies abandonnées, il reste pas mal de choses à faire et des transformations sociales radicales sont possibles, qui ne feront pas de ce monde un paradis mais éviteront qu’il ne se transforme en enfer.

Le Cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?, de Denis Collin. Éditions Max Milo, 320 pages, 24, 90 euros. Entretien réalisé par Baptiste Eychart


jeudi 27 août 2009

La contradiction et la puissance du négatif

Vue de loin, l’opposition entre la philosophie antique et médiévale et la philosophie moderne est frappante. Alors que la première part du bien et du bon pour lutter contre le mouvement qui emporte tout, contre la corruption générale, la seconde part du mal comme ce par quoi seulement le bien peut advenir. Alors que les Anciens voyaient la nature le modèle à suivre, les Modernes n’y voient plus qu’un état originaire témoin de la chute et c’est la sortie de l’état de nature qui ouvre la voie à la rédemption. Alors que le Méphisto de Goethe affirme “ Je suis l’esprit qui toujours nie ”, le progrès historique et moral de l’humanité va bientôt apparaître, avec Hegel et Marx, comme l’expression manifeste de cette puissance du négatif. Ainsi la raison historique se manifeste-t-elle pour Hegel à travers son contraire, le déchaînement des passions, la haine et la destruction.

Texte de Hegel : La raison dans l’histoire

Les mobiles historiques

(…) Or la première image que nous offre l’histoire est celle des actions humaines telles qu’elles dérivent des besoins, des passions, des intérêts, de l’idée que les hommes s’en font, des buts qu’ils s’assignent, de leur caractère et de leurs qualités. Si bien que, dans ce spectacle de l’activité, ce sont ces besoins ces passions, ces intérêts, etc., qui apparaissent comme les seuls mobiles biles. I1 est vrai que les individus se proposent aussi des fins générales et veulent faire le Bien, mais leur vouloir est ainsi fait que le Bien qu’ils veulent faire est d’une nature plutôt limitée. Il en est ainsi du noble amour de la patrie, qui peut fort bien être un pays insignifiant au regard du monde et de la finalité générale du monde. Et il en va de même pour tout ce qui relève de l’honnêteté en général : l’amour de la famille, la fidélité aux amis, etc. En bref, toutes les vertus s’évanouissent ici. La destination de la raison est certes réalisée dans ces sujets vertueux et le cercle de leur activité, mais il s’agit de quelques individus isolés qui paraissent insignifiants par rapport à la masse de l’espèce humaine, et l’espace où se déploient leurs vertus est relativement restreint. Les passions, en revanche, les fins de l’intérêt particulier, la satisfaction de l’amour‑propre, sont la puissance la plus grande. Leur force réside en ceci, qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer. De surcroît, la force naturelle de la passion est plus apparentée à la nature humaine que l’apprentissage long et artificiel du sens de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité.
Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l’œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, le spectacle de l’histoire risque à la fin de provoquer une affliction  et une révolte de l’esprit du bien, si tant est qu’un tel esprit existe en nous. On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la , l’innocence, aux peuples et aux états et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi ; c’est le destin ; on n’y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Cependant, dans la mesure où l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la  des individus, la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis. C’est par cette question que nous commençâmes notre méditation. Or dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l’histoire universelle. Nous avons généralement évité de nous engager dès le commencement dans la voie des réflexions, de passer directement de l’image des faits particuliers à leur sens général. D’ailleurs ces réflexions sentimentales n’ont aucun intérêt à s’élever au‑dessus de ces considérations et des sentiments qui en dérivent, et résoudre réellement les énigmes de la Providence dont nous avons fait état. Il leur convient plutôt de se complaire mélancoliquement dans les sublimités vides et stériles que leur inspire ce premier bilan négatif. Revenons donc au point de vue qui est le nôtre : les éléments que nous indiquerons fourniront l’essentiel pour la. réponse aux questions que notre tableau de l’histoire n’aura pas manqué de poser.

Passions et intérêts

Notons, en premier lieu, que ce que nous avons appelé principe, fin ultime, détermination, en soi, ou bien nature et concept de l’esprit n’est qu’une généralité, une abstraction. Le principe, comme la maxime ou la loi, est quelque chose d’intérieur et de général; en tant que tel, quelque vrai qu’il soit en lui-même, il n’est pas entièrement réel. Les buts, les maximes, etc., se trouvent d’abord dans notre pensée, dans nos intentions intérieures ou bien dans des livres, mais n’existent pas encore dans la réalité. Ce qui est en soi est une possibilité, un pouvoir‑être, mais qui n’est pas parvenu encore à l’existence. Pour qu’il soit une réalité, un second moment doit s’adjoindre : la mise en acte, la réalisation, qui a son principe dans la volonté, dans l’activité en général de l’homme dans le monde. C’est seulement par cette activité que ces concepts et ces déterminations existant en soi s’accomplissent et se réalisent.
Les lois et les principes ne vivent pas et ne s’imposent pas immédiatement d’eux-mêmes. L’activité qui les rend opératoires et leur confère l’être, c’est le besoin de l’homme, son désir, son inclination et sa passion. Pour que je fasse de quelque chose une oeuvre et un être, il faut que je sois intéressé. Je dois y participer et Je veux que l’exécution me satisfasse, qu’elle m’intéresse. “ Intérêt ” signifie “ être dans quelque “ chose ”, une fin pour laquelle je dois agir doit aussi, d’une manière ou d’une autre, être aussi ma fin personnelle. Je dois en même temps satisfaire mon propre but, même si la fin pour laquelle j’agis présente encore beaucoup d’aspects qui ne me concernent pas. C’est là le deuxième moment essentiel de la liberté: le droit infini du sujet de trouver la satisfaction dans son activité et son travail. Si les hommes doivent s’intéresser à une chose, il faut qu’ils puissent y participer activement. Il faut qu’ils y retrouvent leur propre intérêt et qu’ils satisfassent leur amour‑propre. Ici il faut dissiper un malentendu : On a raison d’employer le mot intérêt dans un sens péjoratif et de reprocher à un individu d’être intéressé. On veut dire par là qu’il ne cherche que son bénéfice personnel, sans se soucier de la fin générale sous le couvert de laquelle il cherche son profit, et même en la sacrifiant à celui‑ci. Mais celui qui consacre son activité à une chose n’est pas seulement intéressé en général, mais s’y intéresse : la langue rend exactement cette nuance. Il n’arrive donc rien, rien ne s’accomplit, sans que les individus qui y collaborent ne se satisfassent aussi. Car ce sont des individus particuliers, c’est-à-dire des hommes dont les besoins, les désirs et les intérêts en général sont particuliers, tout en étant foncièrement les mêmes que ceux des autres. Parmi ces intérêts il faut compter non seulement l’intérêt de leur besoin et de leur volonté propre, mais aussi celui de leur réflexion, de leur conviction ou tout au moins de leur opinion, si toutefois le besoin du raisonnement, de l’entendement et de la raison s’est déjà éveillé. Les hommes exigent aussi que la, cause pour laquelle ils doivent agir, leur plaise; que leur opinion lui soit favorable : ils veulent être présents dans l’estimation de la valeur de la cause, de son droit, de son utilité, des avantages qu’ils pourront récolter. C’est là un caractère essentiel de notre époque : les hommes ne sont guère plus conduits par l’autorité ou la confiance ; c’est seulement en suivant leur jugement personnel, leur conviction et leur opinion indépendantes qu’ils consentent collaborer à une chose.
(extrait de “ La raison dans l’histoire ” - UGE 10/18 – Traduction de Kostas Papaioannou)

La ruse de la raison

Le déchirement de la conscience de soi

La philosophie de Hegel renverse les problématiques philosophiques classiques. La passion constitue, pour la tradition, le négatif par excellence : elle est en effet la dépossession de soi-même, la soumission de la raison à une puissance extérieure, mais aussi une “ maladie ” et une “ gangrène de la raison pratique ” (Kant). La raison s’y oppose point par point, puisque seule elle est la source de la liberté humaine. Mais Hegel, en bon “ fonctionnaire de l’esprit universel ”, enregistre les changements dans les conceptions que se font les philosophes et, au-delà d’eux, les sociétés les plus avancées.  Avec Machiavel, la politique devait se débarrasser de la théologie et de la  moralisante – la  abstraite chez Hegel – si elle voulait être efficace et permettre la paix civile effective. Avec tous les philosophes du contrat social, ce sont les intérêts égoïstes qui constituent la base stable possible d’un bon gouvernement. Avec les économistes classiques ou avec Montesquieu, le commerce motivé uniquement par l’appât du gain devient l’élément civilisateur majeur. Mais chez eux tous, le mal n’est jamais vraiment un mal ; il n’est qu’un défaut qui s’annule de lui-même, un manque créateur. Chez Hegel, on ne retrouve plus vraiment cet optimisme à tout crin. La puissance du négatif ne peut s’accomplir que par un retournement ou plus exactement une négation de cette négation.
Si on y réfléchit, cette idée que le bien advient par le mal et par le retournement du mal, cette idée de la puissance du négatif s’accomplissant jusqu’à la négation de la négation, s’accorde avec la tradition chrétienne. La justice de Dieu dans le monde passe par le mal. Il faut que Judas trahisse Jésus et que, par là, le fils de Dieu (fils de l’homme) soit mis à mort pour que le rachat des péchés soit possible (Leibniz). Cette mise à mort, sacrilège suprême, déicide, apparaît comme le moment nécessaire pour la “ bonne nouvelle ” soit donnée à toute l’humanité, cette bonne nouvelle qui annonce : “ Heureux les affligés, car ils seront consolés! / Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre! / Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! ” (Matthieu, 5).
Car c’est bien à cette source qu’on doit comprendre la pensée hégélienne du mal. “ En tant qu’il est substance, l’esprit est l’inflexible et juste identité à soi-même ; mais en tant qu’être pour soi, cette substance est la bonté dissoute, qui se sacrifie, en laquelle chacun accomplit son œuvre propre, déchire l’être universel et en prend sa part. ” (Phénoménologie de l’esprit, VI, trad. JP Lefebvre) Le “ mouvement et l’âme ” de l’esprit est là tout entier. Sans quoi il ne serait qu’“ essence morte ” dit encore Hegel. La bonté doit se sacrifier – c’est le sens du sacrifice du Fils – et chacun doit prendre sa part de l’universel, c'est-à-dire que le particulier “ déchire ” l’universel, mais c’est seulement dans ce déchirement du monde éthique en l’au-delà et l’ici-bas que va advenir “ la conscience de soi effective de l’esprit absolu ”. L’analyse des grandes tragédies grecques d’Œdipe et d’Antigone peut servir de fil directeur pour comprendre comment, selon Hegel, par cette déchirure peut se constituer la moralité effective, la Sittlichkeit.
Nous partons du royaume éthique, “ monde immaculé que ne souille aucune scission ”, celui que donne la famille. La loi humaine et la loi divine y sont à la fois séparées et réunies immédiatement. Tant que l’individu est simplement un membre de la famille, tant qu’il n’existe pas pour lui même, mais seulement comme “ ombre ineffective ”, la paix règne dans le royaume éthique. Mais l’individu doit agir pour lui-même que c’est l’acte qui en “ trouble la tranquillité de l’organisation et du mouvement ”. La conscience de soi veut entrer dans son droit et c’est seulement par l’acte que cela se peut faire, “ l’acte qui est le Soi-même effectif ”. Dans l’acte, les lois divine aussi bien qu’humaine semblent s’annuler. C’est la “ terrible nécessité du destin ” qui prend le dessus, ce destin où s’abîment les deux consciences de soi de l’homme et de la femme (père et mère) pour qu’advienne l’être pour soi absolu de la conscience de soi purement individuelle. D’où procède ce mouvement ? Il se déploie à parti du royaume souci éthique. Œdipe quitte ceux qu’il croit être ses parents pour éviter d’être conduit au double crime prédit par l’oracle. Antigone choisit la loi des dieux contre l’ordre de Créon. Pour Hegel, ce conflit n’est pas la collision du devoir et de la passion – car la passion peut être un devoir – ni la collision d’un devoir avec un autre devoir – collision comique qui verrait un absolu habité d’une opposition. Œdipe et Antigone savent ce qu’ils ont à faire. En effet, “ la conscience éthique sait ce qu’elle a à faire et elle est bien décidée à appartenir à une loi, que ce soit la loi divine ou la loi humaine. ” Mais ce passage à l’acte, parce qu’il signifie que la conscience se décide pour l’une ou l’autre loi, la loi divine ou la loi humaine, la place “ comme dans une malheureuse collision du seul devoir et de l’effectivité dépourvue de droit ”. Et donc “ tout ceci fait naître chez la conscience l’opposition de ce qui est su et de ce qui n’est pas su, de même que cela fait naître dans la substance, celle du conscient et de l’inconscient ; et le droit absolu de la conscience de soi éthique entre en conflit avec le droit divin de l’essence. ”
Ainsi la conscience de soi “ pose elle-même la scission ” dès qu’elle passe à l’acte et l’acte fait qu’elle devient faute. Car “ l’agir est lui-même cette scission qui consiste à se poser, soi pour soi, et à poser face à ce soi une effectivité étrangère ; qu’il y ait semblable effectivité relève de l’agir lui-même et est son fait. C’est pourquoi il n’est d’innocent que l’inactivité, comme celle de l’être d’une pierre, mais même celle d’un enfant ne l’est pas. ” Œdipe est coupable par le simple fait qu’il est conscient de soi et donc agit, choisit la loi humaine et sa force propre contre le destin dicté par les Dieux. Antigone est coupable de choisir une loi divine qui l’amène une “ effectivité sans droit ”. Hegel donne la clé du mystère : “ ce n’est pas tel individu singulier qui agit, qui est coupable ” car cet individu n’est que “ le moment formel de l’agir ”. L’action n’est claire que d’un côté, celui de la décision en général. Elle se trouve toujours en face de quelque chose qui lui est étranger. D’un côté l’action est savoir – je sais ce que je décide de faire – mais elle n’est pas encore effectivité et son effectivité est toujours du non su, car “ l’effectivité garde caché en soi l’autre côté étranger au savoir et ne se montre pas à la conscience telle qu’elle est en soi et pour soi ” – le sens et la portée de mon acte, ce qu’il est en lui-même, cela je ne le sais pas au moment où j’agis. Dans le drame d’Œdipe, l’effectivité “ ne montre pas au fils le père dans celui qui l’a insulté et qu’il tue ”. Dans l’action conscient et inconscient sont donc nécessairement liés. Et ainsi, il y a “ aux trousses de la conscience de soi éthique une puissance occulte qui ne se montre qu’une fois l’acte commis ”. Mais c’est seulement dans l’acte accompli que s’éteint l’opposition entre le su et le non su, que l’inconscient est rattaché au conscient : “ commettre l’acte, c’est mettre en mouvement l’immobile, faire devenir ce qui était encore seulement enfermé dans sa virtualité. ”
Cette analyse très générale permet de comprendre la philosophie hégélienne de l’histoire. La faute et même le crime – celui d’Œdipe ou celui d’Antigone – sont les résultats nécessaires de cette séparation dans l’agir humain entre le su et le non su et seule l’action, avec toutes conséquences peut faire venir au grand jour ce qui n’était que virtuel. La tragédie de la destinée individuelle devient ainsi le moment par lequel l’esprit accomplit sa propre destinée. Et c’est bien pourquoi rien n’est plus étranger à la compréhension de l’histoire humaine que le jugement du moralisme abstrait, de celui qui ne veut pas sortir du royaume paisible et immobile de la bonne conscience éthique, de celui qui veut garder à tout prix l’innocence, mais une innocence qui peut seulement être celle de la pierre.

Du dépouillement à la révolution

Marx opère une rupture radicale avec le hégélianisme. Pourtant, la philosophie de l’histoire n’est pas exempte de reprises fortes – souvent revendiquées – de la téléologie historique hégélienne. Alors que Hegel part de l’analyse de la conscience de soi, Marx part de l’analyse du travail en tant que rapport de l’homme à lui-même. La contradiction se développe dans la propriété entre le travail, source subjective de la propriété (voir Locke) et perte de la propriété et le capital, travail objectif ou plutôt objectivé et perte du travail. Mais cette contradiction est un “ état dynamique qui avance vers la solution du conflit ” et ainsi “ le dépassement de l’aliénation de soi suit la même voie que l’aliénation de soi ” (Communisme et propriété, in Ébauche d’une critique de l’économie politique, manuscrits de 1844, Œuvres II, La Pléiade). Reste à comprendre cette voie de l’aliénation de soi qui n’est que l’expression philosophique du mouvement de la grande industrie et du développement capitaliste.
Tout d’abord, au sein de la propriété privée, dans laquelle les rapports entre les hommes s’établissent uniquement par l’intermédiaires des choses sur un marché, loin que la production satisfasse les besoins humains d’une manière humaine, domine au contraire la recherche d’un besoin toujours nouveau engendrant un nouveau sacrifice. Chacun cherche à placer l’autre dans une nouvelle dépendance. “ Ainsi avec la masse des objets, l’empire d’autrui croît au détriment de chacun. ” (Besoin, Luxe et misère, op. cit.) L’homme se vide ainsi de son humanité et tous les besoins sont remplacés par le besoin insatiable d’argent et “ la démesure effrénée devient sa véritable norme ”. Dans les rapports sociaux structurés par la propriété privée, le développement du raffinement de la civilisation produit d’un autre côté “ la sauvagerie bestiale ”. L’accumulation de la richesse produit l’accumulation de la pauvreté, l’accumulation des besoins produit “ la simplicité totale, grossière et abstraite du besoin ” qui marque la condition de l’ouvrier. Développant philosophiquement ce que les analyses d’Engels – notamment La situation de la classes laborieuses en Angleterre – avaient établi, Marx décrit un prolétariat dont l’aliénation est absolue. Il est dépouillé de son humanité elle-même : “ La lumière, l’air, la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme ”. Ce processus de dégradation est parachevé par le développement du machinisme : “ la simplification de la tâche grâce à la machine est mise à profit pour faire de l’enfant – de l’être qui n’a pas encore achevé ni sa croissance ni sa formation – un ouvrier qui, à son tour, devient un enfant délaissé. La machine prend avantage de la faiblesse de l’homme pour réduire l’homme faible à l’état de machine. ”
Ainsi, la production capitaliste produit l’homme comme marchandise et comme un homme déshumanisé. Mais c’est dans cette aliénation complète, cette dépossession de soi que le prolétaire va pouvoir se poser comme l’antagoniste absolu de la propriété capitaliste. Parce qu’il est dépossédé de tout, il n’a plus aucune attache avec le système de la propriété et peut donc se dresser face à lui comme son ennemi le plus radical. Parce qu’il est privé de toutes les caractéristiques spécifiques qui font la richesse de la vie individuelle, parce qu’il est réduit à l’état de marchandise, il est donc devenu du même coup l’homme en général, l’être générique, c'est-à-dire que le genre humain lui-même se trouve entièrement dans la figure du prolétaire. Le développement de la contradiction incluse dans la propriété privée conduit à la constitution du prolétariat qui apparaît d’abord comme la chute de l’humanité, la face noire du progrès. Mais l’histoire ne s’arrête pas en chemin. Ce développement du prolétariat comme négation de l’humanité conduit à la négation de la négation, c'est-à-dire au communisme qui réconcilie l’individu avec le genre, le travailleur avec travail et la propriété individuelle avec la propriété de tous.
Cette première forme de la pensée de Marx renvoie à quelque chose de bien connu : le prolétariat est le Christ rédempteur. Comme le dit Michel Henry, le prolétariat “ doit aller jusqu'au fond de la souffrance et du mal, jusqu’au sacrifice de son être, donner sa sueur et son sang et finalement sa vie même, pour parvenir, à travers cet anéantissement complet de soi, qui est une négation de la vie, à la vie véritable qui laisse là toute finitude et toute particularité, qui est une vie totale et le salut lui-même. ” (Karl Marx, I, Une philosophie de la réalité, Gallimard, 1976, réédité dans la collection Tel, 1991, p143) Ainsi, “ le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promeut et va accomplir n’est que la transcription d’une histoire sacrée. ” (op. cit. page 144)

Aliénation et exploitation

Marx n’en reste pas à cette conception, marquée de bout en bout par une critique qui se tient encore sur le terrain légué par l’idéalisme allemand et la pensée religieuse – telle que Luther l’a rénovée. Réglant ses comptes avec son “ ancienne conscience philosophique ” dans L’Idéologie Allemande (1845), il se place désormais sur un terrain d’où la métaphysique a été exclue, sur le terrain de la science historique et de la critique de l’économie politique. Pourtant, sous une autre forme, c’est la même question qui est posée. La source de l’aliénation est maintenant identifiée : il s’agit de l’exploitation capitaliste, elle-même résultat d’un développement historique déterminé. Et la division de la propriété entre ses deux faces antagonistes porte un nom peu philosophique : lutte de classes. Mais un sociologue ou un historien s’en tiendrait là, à la description des processus socio-historiques fondamentaux. Marx va bien au-delà puisque la question qui travaille son œuvre scientifique n’est pas une question scientifique mais la recherche des raisons qui justifient le combat pour en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme, pour sortir de cette préhistoire de l’humanité dans laquelle les individus sont dominés par la puissance aveugle des rapports sociaux.
Il faut donc repartir de l’analyse de la structure fondamentale du mode de production capitaliste. Le point de départ de l’analyse est la marchandise, “ cellule de la société bourgeoise ”, dit Marx. Une marchandise se présente d’emblée comme l’unité d’une contradiction. La marchandise n’est pas une simple chose, elle est une “ chose métaphysique ” car elle est, en même temps, valeur d’usage, une chose qui n’a de valeur que parce qu’elle permet de satisfaire un besoin particulier, subjectif, et valeur d’échange, objective, c'est-à-dire que chose abstraite – ce ne sont pas ses qualités particulières qui comptent – qui peut-être échangée sur le marché contre n’importe quelle autre marchandise de même valeur. Ainsi le rapport des hommes avec les choses – rapport naturel – se transforme-t-il en rapport entre les hommes par l’intermédiaire des choses qu’ils ont produites et qu’ils échangent. Selon quel rapport les marchandises s’échangent-elles ? Marx reprend et développe la solution de ses prédécesseurs, les économistes classiques : c’est le temps de travail social incorporé dans chaque marchandise qui détermine sa valeur. Donc les marchandises se mesurent les unes par rapport aux autres dans une marchandise particulière qui sert d’équivalent général, l’argent et elles s’échangent à leur valeur. Le cycle de l’échange marchand, celui de la satisfaction des besoins peut se résumer : Je dispose d’une marchandise X (que j’ai fabriquée par exemple) et j’ai besoin de Y (dont je ne dispose pas et que je ne sais pas fabriquer. J’échange donc ce que je possède contre une certaine somme d’argent qui me permettra à son tour d’obtenir une certaine quantité de Y. Comme personne n’est volé, dans cette échange aucune valeur ne s’est créée : M-A-M, marchandise, argent, marchandise de même valeur, telle est la formule.
Mais le capitalisme n’est pas le marché. Le capitaliste est celui qui dispose d’une certaine quantité d’argent A, avec laquelle il va se procurer des marchandises, M, qu’il revendra pour une certaine A’, telle que A’>A, autant que possible. La différence A’-A s’appelle plus-value – notons-la pl. L’argent n’est du capital que si, en circulant, il s’accroît d’une plus-value. Or, nous l’avons vu, sur le marché, aucune valeur ne se crée, puisque, en moyenne, les marchandises s’échangent à leur valeur. Par conséquent, la création de la plus-value ne va pas se faire dans la sphère de la circulation, mais dans celle de la production. Pour que l’argent fonctionne comme capital, il faut que l’argent serve à payer des marchandises qui entrent dans le processus de production. Avec son argent, notre capitaliste va payer des matières premières, des machines et des salaires. En consommant ces “ ingrédients ”, il va produire des marchandises nouvelles dont la valeur doit être supérieure  de pl à la valeur des marchandises consommées. Comment cela est-il possible ? Dans la valeur du produit, on retrouve la valeur des matières premières, la valeur compensant l’usure des machines et le travail. Les deux premières ne font que subir une modification de forme et cela ne peut pas créer de valeur. La seule partie du capital qui produit de la valeur est celle qui est échangée contre le salaire. En effet, selon Marx, le capitaliste en employant un ouvrier n’achète pas du temps de travail, mais la force de travail de l’ouvrier. Comme toute marchandise, la force de travail est vendue à sa valeur, c'est-à-dire au temps de travail social qui lui y incorporé – la valeur des marchandises pour assurer l’entretien et la reproduction de cette force de travail. Admettons que chaque jour, il soit nécessaire de dépenser 4 heures de travail social pour compenser la valeur de cette force de travail. Mais au bout de 4 heures, l’ouvrier n’est pas quitte. Le capitaliste a acheté une force de travail, c’est une marchandise qu’il a payée et il a le droit d’en disposer comme il l’entend. Il va donc la faire travailleur pendant toute la journée (disons 8 heures). Ainsi pendant sa journée de travail, l’ouvrier a passé 4 heures pour compenser son salaire et 4 heures qui sont du travail qui appartient au capitaliste, mais qui ne lui a pas coûté un seul centime. Ces 4 heures de travail gratis sont la plus-value et le mécanisme par lequel ce travail gratis, ou surtravail, est extorqué à l’ouvrier, Marx l’appelle exploitation. Soit pl la plus-value (résultant du surtravail), c le capital constant (machines et matières premières nécessaires à la production) et v le capital variable (correspondant aux salaires). Le capitaliste achète A = c + v. Il obtient une marchandise M. En consommant cette marchandise, dans le procès de production, il obtient M ' = c + v + pl. En vendant M ' il obtient A '. Le cycle du capital s'écrit donc : A – M {production} M ' – A'. Il apparaît donc que, pour Marx, le capital n'est pas une chose mais un rapport social qui exprime la séparation du producteur et des moyens de production. Ce rapport du capital est donc la matrice qui engendre la lutte entre deux classes fondamentales, prolétariat et bourgeoisie.
De cela découlent plusieurs conséquences. Le travail échappe au producteur. Le produit du travail est accaparé par le propriétaire des moyens de production et ce produit, c'est du capital. Ainsi, le produit du travail de l'ouvrier se dresse face à lui comme son ennemi. La finalité du travail échappe au travailleur dans la division du travail, puisque le travail parcellaire réduit le travailleur à être un auxiliaire du procès de production et non plus tout à la fois son origine et sa fin. Enfin, dans le salariat, le travailleur ne vend pas n'importe quelle marchandise : c'est lui-même. La puissance personnelle (subjective) du travailleur se transforme en puissance objective du capital. C’est donc bien le mécanisme de l’exploitation du travail qui explique l’aliénation du travailleur.

L’histoire avance toujours par le mauvais côté

De cette analyse “ matérialiste ”, Marx va dégager une vision générale du processus historique placée sous le signe de la lutte et du conflit. La structure fondamentale du mode de production capitaliste engendre le conflit entre les classes sociales et ceci indépendamment des intentions ou de la psychologie des acteurs. Si l’ouvrier est transformé en marchandise, le capitaliste lui-même est transformé en simple agent du capital, en “ agent fanatique de la production pour la production ”. Il est également aliéné même si dans cette aliénation il trouve la source de sa puissance. Ce conflit tend nécessairement à se généraliser au fur et à mesure que le mode de production capitaliste se perfectionne, se centralise et se concentre.
Si dans la division du travail (sociale et technique), la force de travail est mutilée retournée contre elle-même. Le travail, tel qu’il est actuellement, est non pas inhumain (il résulte d’une histoire humaine) mais déshumanisant. Il faut donc réconcilier la puissance naturelle de la force de travail et son utilisation humaine (c’est le sens du communisme selon Marx). Marx analyse le développement du mode de production capitaliste comme le processus d’expropriation du travailleur individuel. Cette expropriation, dit Marx, s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, à travers la concentration des capitaux. Mais “ la socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. ” Utilisant la formule hégélienne de la négation de la négation¸ Marx affirme que l’heure de l’expropriation des expropriateurs a sonné. Cette révolution sociale rétablira “ non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération, sur la propriété commune de tous les moyens de production, y compris le sol. ”
Ce processus, c’est la lutte de classes qui nécessairement doit l’accomplir et le communisme, pour Marx, n’est pas une idée toute faite, un projet utopique, c’est tout simplement le mouvement réel qui abolit l’ordre existant. Et ce processus est inévitable car le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en soumettant toujours plus la masse de la population à sa loi implacable et que, du côté des ouvriers, la résistance aux empiètements continuels du capital devient une question de vie ou de mort. La violence est l’accoucheuse de l’histoire, répète Marx, bien que, dans ses dernières années, il ait sérieusement envisagé une transition pacifique du capitalisme au communisme dont la République démocratique constituerait le moyen terme. Même les évènements en apparence catastrophiques pour le mouvement ouvrier vont être réinsérés dans cette vision d’ensemble. Ainsi, analysant le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, et les conséquences politiques qui découlent la construction de ce pouvoir exécutif bureaucratique, Marx écrit : “ Mais la révolution est consciencieuse. Elle n’en est encore qu’à la traversée du purgatoire. Elle exécute sa besogne avec méthode. Jusqu’au 2 décembre, elle avait accompli la moitié de ses préparatifs et elle accomplit maintenant l’autre moitié. Elle n’a d’abord parachevé le pouvoir parlementaire que pour pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce but, elle parachève le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, le pose en face d’elle-même comme unique objectif, afin de concentrer contre lui toutes ses forces de destruction. Et quand elle aura accompli cette seconde moitié de son travail préparatoire, l’Europe bondira de son siège pour lui crier dans l’allégresse : Bien creusé, vieille taupe ! ”
Comme le mode de production capitaliste produit dans le prolétariat son propre fossoyeur, le prince Louis Napoléon Bonaparte, fossoyeur de la révolution de 1848 est donc transformé ici en agent, inconscient, de la révolution. Décidément, l’histoire avance toujours dans le bon sens, mais toujours par le mauvais côté.

Légitimité du mal ou optimisme historique ?

Dans les philosophies de l’histoire, singulièrement contre celles de Hegel et de Marx, les critiques un peu convenues dénoncent une véritable légitimation du mal ; puisque tout ce qui est réel est rationnel, au fond tout est permis et le pire, même, est le moyen du bien. Le retour au moralisme dans les années 70 et 80 s’est pour l’essentiel fait sous ce signe. Il serait assez facile de montrer en quoi ces accusations relèvent d’une lecture superficielle aussi bien de Hegel que de Marx. On pourrait plus raisonnablement leur reprocher leur indéracinable optimisme historique. Quelles que soient les horreurs de notre monde, nous n’avons aucune raison de perdre espoir car les “ lois de l’histoire ” seront les plus fortes à long terme et du plus profond du mal se lèveront les forces de la rédemption. Dans cette extraordinaire préfiguration du fascisme qu’est Le talon de fer, Jack London imagine sept siècles de dictature avant que les rêves d’émancipation des travailleurs puissent se réaliser ! Le dernier siècle semble avoir battu en brèche cet optimisme historique. Du mal n’est-il pas sorti un mal encore plus grand ?
Cependant, l’accusation lancée contre les philosophies de l’histoire peut se retourner comme un gant. N’est-ce pas parce que notre époque a renoncé à l’optimisme historique, n’est-ce pas parce que, à la dialectique, elle a substitué un scientisme qui rend l’homme prisonnier de lois naturelles éternelles que nous avons pu nous accommoder aussi facilement du mal ? Dans le nazisme, il n’y a plus d’histoire. L’histoire est censée être terminée puisque le grand Reich est là pour mille ans, selon les promesses du Führer. La société doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent dominer les faibles et ce qui résiste d’humain dans l’humain doit être exterminé. Au contraire, Hegel et Marx pensent la fin de l’histoire devant nous, comme une tâche à accomplir et par conséquent le mal, même si on en comprend l’existence, doit être combattu. Inversement ceux qui pensent l’histoire comme terminée doivent prêcher le consentement au mal et comme dans la novlangue du 1984 d’Orwell, on doit affirmer que “ le bien, c’est le mal ”. Ainsi, par une dernière ruse de la raison, les philosophies qui donnent une fin à l’histoire apparaissent comme l’antidote aux thèses de la fin de l’histoire.

« No kids »

L’effondrement de la natalité un peu partout – seule l’Afrique résiste encore – est un signe. Comme l’homme de Neandertal, sapiens pourrait ...